Et si, malgré tout, nous vivions bien dans "le meilleur des mondes possibles".
Se poser cette question, c'est se voir tout de suite accorder un brevet même pas de naïveté mais de stupidité profonde, de bêtise cyclopéenne.
Et puis quel tollé, quelle indignation ! Comment peut-on être à ce point aveugle à la misère et la souffrance du monde, à ses injustices, à sa violence ?
La formule, on le sait, a été développée par le philosophe-mathématicien Gottfried Wilhelm Leibniz (1646-1716) puis raillée, ridiculisée, par Voltaire dans "Candide". Ça explique qu'on ait aujourd'hui, en France, une vision généralement négative de Leibniz.
Pourtant, quitte à passer pour une idiote complète, j'ai tendance à me ranger du côté de Leibniz, à adhérer à son inébranlable optimisme. Surtout en ces temps lugubres où un peu d'air vif, de motifs d'espoir, ne sauraient nuire. Il faut ainsi rappeler que Leibniz a développé sa pensée au lendemain d'une époque effroyable qui a ravagé et ruiné l'Europe et bouleversé les mentalités : la guerre de 30 ans (1618-1648).
Et puis, j'en ai tellement marre de tous ces "déclinistes", de ces "collapsologues", de tous ces prophètes de malheur, de tous ces écolos bêtas et intolérants, qui nous empoisonnent la vie. Il est plus que jamais temps de l'affirmer : l'humanité progresse à grands pas et tout porte aujourd'hui à l'optimisme.
Leibniz, je ne veux bien sûr pas me faire passer pour une spécialiste de sa pensée. Ses écrits philosophiques ("la Monadologie", "Les Essais de Théodicée") m'ont plutôt refroidie. Mais il était surtout un génie universel (polyglotte, grand voyageur, ingénieur) et notamment un mathématicien révolutionnaire : la numération binaire et le calcul infinitésimal (différentiel et intégral), c'est lui. Ça me parle davantage et j'ai tendance à penser que ceux qui se sont contentés de lire ses œuvres philosophiques ne l'ont sans doute pas entièrement compris.
J'ai personnellement découvert Leibniz à l'occasion d'un bref séjour, il y a quelques années, à Hannover (Hanovre) en Allemagne du Nord, une région que j'aime particulièrement. Il a été, pendant 40 ans, bibliothécaire et Conseiller à la Cour du Duc de Brunswick. A Hannover, il faut absolument visiter les magnifiques "Jardins de Herrenhausen". C'est là, qu'en m'y promenant, j'ai appris que Leibniz les arpentait régulièrement, il y a près de trois siècles, en compagnie de la jeune duchesse Sophie-Charlotte de Hanovre, une jeune femme elle-même remarquable avec la quelle il a sans doute entretenu un amour platonique.
Trois siècles, ça semble nous renvoyer à des temps préhistoriques, à une pensée balbutiante. Pourtant, sans qu'on s'en rende généralement compte, le monde est devenu brusquement, depuis une cinquantaine d'années, leibnizien. On est tous ses héritiers à chaque fois qu'on allume son ordinateur ou son smartphone ou qu'on échange en ligne. Leibniz est le précurseur de l'informatique, d'Internet, des réseaux sociaux, de la mondialisation (il avait plus de 1 300 correspondants dans le monde entier).
Les algorithmes, les supercalculateurs quantiques, la modélisation des phénomènes naturels, les "cartographeurs" de Google, c'est également lui. Pour Leibniz, la planète, le monde, est un vaste système, un immense réseau, dont tous les éléments sont connectés. Tout est interconnecté (un grand Internet avant l'heure), c'est son message essentiel.
Principal instrument de la révolution leibnizienne, la numération binaire utilisant la base 2 et reposant uniquement sur le 0 et le 1. Leibniz aurait été inspiré par la pensée chinoise, à la quelle il s'intéressait beaucoup, et la philosophie dualiste du Yin-Yang. C'est très bizarre, on ne commence à comprendre Leibniz qu'aujourd'hui : quand il a développé cette nouvelle méthode de calcul binaire, personne n'en a vu l'intérêt et lui-même a renoncé à la mettre en pratique. Il faut dire qu'à l'époque, la plupart des gens avaient déjà bien du mal à se débrouiller avec la numération décimale et que nombre de grands esprits, tel Goethe, savaient à peine effectuer de simples calculs.
Et même aujourd'hui, qui perçoit toutes les implications du "tout binaire" et de la révolution dont la formule est porteuse ? Qui s'intéresse d'ailleurs vraiment aux chiffres et aux nombres, qui les aime, leur voue une passion ? La numération binaire apporte pourtant une simplification radicale qui permet non seulement de concevoir des calculateurs très puissants mais surtout de traduire l'homme et le monde en formules mathématiques. Et à partir de là, d'algorithmiser la pensée elle-même, ce qui inquiète bien sûr mais ouvre également des horizons vertigineux.
Pour Leibniz, au commencement, si l'on peut dire, était le nombre, le zéro et le un. Il faut ainsi avoir la vision d'un Dieu calculateur.
Le monde se fait quand Dieu commence à calculer à partir du néant, à partir du zéro, quand Dieu crée le 1. La création toute entière est à partir de là calculée, structurée par des nombres et des formules. Mais quand on fait marche arrière, quand on la décompose, il ne reste toujours que soit le 1 soit le 0.
On se situe évidemment bien loin de la simple conception chrétienne. Peu importe en fait, la question de l'origine, divine ou profane, du monde : il s'agit avant tout, avec le langage mathématique, d'en comprendre les lois et les principes. Il s'agit d'éradiquer les erreurs et la confusion, de calculer avant d'argumenter.
Le réel est mathématique et le monde, l'ensemble du vivant, se donne comme un grand livre ouvert qui peut être transcrit en chiffres et en symboles. On peut même légitimement envisager de l'analyser pour le comprendre dans sa totalité et pouvoir le rendre meilleur..
Je trouve absolument fascinante cette théorie du tout binaire. D'abord parce qu'elle est confirmée aujourd'hui par la science et l'étude des lois de fonctionnement de l'esprit humain, du langage, des échanges sociaux : tout repose sur des différences, des couples d'oppositions. Et surtout parce qu'elle marche, qu'elle fait chaque jour la preuve de son extraordinaire efficacité avec la révolution informatique.
Cela est généralement mal perçu mais nous sommes engagés, depuis quelques décennies, dans un bouleversement majeur qui est porteur d'espoir et d'optimisme : le monde va devenir transparent ! Il est en effet possible de découper notre monde en données binaires, en de minuscules détails tous reliés entre eux. On peut ainsi procéder à un inventaire infini. Le monde devient une somme d'adresses, un méga-fichier I.P., dont chaque détail, chaque événement, devient localisable, identifiable.
Un monde transparent, sans flou ni approximations. C'est vraiment le matin des mathématiciens !
C'est pour cette raison que l'on peut affirmer que l'on vit bien dans "le meilleur des mondes possibles". Notre monde a été préféré à une infinité d'autres mondes possibles et c'est Dieu qui, dans sa sagesse, en a décidé ainsi en le dotant et l'agençant de lois et de principes rigoureux.
Il nous appartient, à nous Humains, de découvrir et d'analyser ces Lois et ces principes pour rendre le monde meilleur.
"Le meilleur des mondes possibles", ça signifie donc que le monde existant n'est pas le meilleur dans l'absolu mais le moins mauvais.
Tout n'est évidemment pas parfait, au mieux, quand on regarde dans le détail : les injustices, la souffrance, la violence font, il faut le constater, le lit de la condition humaine.
Mais si on considère la totalité des choses, le monde vivant, passé et à venir, dans son ensemble, on ne peut que conclure à leur harmonie.
Certes le Mal fait partie des possibles, le monde ne peut jamais être parfait, l'homme peut prendre de mauvaises décisions. Mais il est aussi un être rationnel qui dispose d'une faculté inaliénable : la vertigineuse liberté de choisir.
Mais si le Mal fait partie du monde, c'est parce que sans souffrance, il n'y aurait pas de joie, sans guerre, il n'y aurait pas de paix, sans être, il n'y aurait pas de devenir.
Internet, c'est vrai que c'est la surveillance généralisée et la haine déversée sur les réseaux sociaux, mais c'est aussi un accès universel à la connaissance. Et c'est cela le plus important : Internet contribue malgré tout à améliorer nos vies, à nous rendre plus éduqués, plus moraux.
Si Dieu avait exclu le Mal, nous serions déjà parfaits, nous aurions déjà atteint le but ultime. Mais nous vivrions alors dans un monde à l'arrêt, immobile, sans doute sinistre, sans saveur et probablement terrifiant. Avec le Mal, nous sommes dans l'obligation de nous renouveler sans cesse, d'être en perpétuel mouvement pour essayer d'améliorer le monde. Avec le Mal, nous disposons d'une continuelle liberté de choix.
Le Mal est, en quelque sorte, moteur du monde. C'est pour cela qu'il est aussi porteur d'espoir. Le Mal incite finalement à l'optimisme.
Images (sauf la 1ère et la 7 ème) du célèbre dessinateur de BD Jean GIRAUD (1938-2012) alias MOEBIUS.
J'imagine que ce post pourra être jugé fumeux, prétentieux, hors de propos. Parler de Leibniz en quelques lignes, à une époque aussi déprimante... Tant pis ! J'ai surtout voulu exprimer mon indécrottable optimisme et mon amour des chiffres.