samedi 25 novembre 2023

Moineaux et Ogresses


S'il est une chose que je n'aime pas, c'est bien de  faire de la cuisine. Il y a tellement de choses plus intéressantes dans la vie !

Par exemple, quand des amis français me demandent de leur faire connaître des plats slaves, je me dérobe tout de suite: "ce n'est pas possible, on ne trouve pas les produits nécessaires" (ce n'est pas entièrement vrai à Paris).


Mais ce n'est même pas par flemme ou incompétence que je refuse. C'est surtout par conviction féministe: je ne supporte pas cette image de la femme asservie à ses fourneaux dont le rôle premier est de nourrir son entourage et de lui faire plaisir. C'est même tellement intériorisé en France que je ne connais guère de Française qui n'oriente, à un moment, la conversation sur les petits plats qu'elle "adore" confectionner pour les autres. Sur ce point, je dois être franchement décevante, pas intéressante du tout.



"Tu es extrémiste" me dit-on; "la cuisine, c'est la socialité, la culture, l'échange, c'est même un Art". C'est en partie vrai mais on peut penser aussi que la cuisine, c'est la première structure, quasi millénaire, d'oppression des femmes. La cuisine, ça peut aussi être un asservissement, un abrutissement. Quand ça devient une préoccupation majeure de son quotidien, je trouve ça effrayant. Et le "dressage", la domestication, ça commence très tôt: dans l'enfance-adolescence, on est d'abord préparées à devenir des femmes par notre mère qui nous transmet, très tôt, la cuisine matrimoniale. On nous fait d'emblée comprendre que ce sera l'un de nos premiers rôles. 


Et ça se perpétue, bien sûr, à l'âge adulte. Même la militante la plus enragée se plaît à trimer régulièrement pour mitonner quelque chose à "son chéri". Ce sont les épouvantables repas du dimanche pour les quels chaque "maîtresse de maison" est tenue de faire effort. Une exigence exorbitante à laquelle presque personne ne porte attention. Pourquoi cet esclavagisme librement consenti ? Probablement parce que presque toutes les femmes pensent pouvoir tenir leur homme évidemment par le bas-ventre, mais surtout "par le ventre", par leurs talents de cuisinière. C'est carrément sinistre.

J'en sais quelque chose parce que tous les amants français que j'ai pu avoir, ça a vite foiré: probablement d'abord parce que je n'étais pas drôle et plutôt insaisissable, mais aussi, et peut-être surtout, parce que les plaisirs de la table, avec moi ça ne va pas loin. Les restaurants, la grande cuisine, je m'en fiche, je n'aime que les choses simples. Rien que des produits tels quels, surtout sans sauce ni apprêt.

Mais, en fait, je ne verrais pas d'inconvénient majeur à ce que la cuisine et son Art soient dévolus aux femmes si cette répartition des tâches ne se doublait d'une autre oppression,  ancrée dans l'inconscient profond et autrement plus ravageuse: celle du contrôle de la faim. 


Etre une femme, c'est, en effet, apprendre à jeûner. Parce qu'il faut bien le dire: pendant que les hommes se baffrent et se gavent des petits plats de "leur moitié", les femmes se privent, voire ne mangent pas et se contentent d'assister au spectacle de la satisfaction des autres. Les femmes-cuisinières, leur seule récompense, c'est de regarder les autres. Quant à elles, on dit, je crois, qu'elles ont "un appétit d'oiseau" ou "mangent comme un moineau". C'est un comportement immémoriel que notre modernité n'a nullement effacé et, peut-être même, renforcé.

Il faut bien le dire, ça demeure un privilège masculin de pouvoir bouffer sans retenue, sans culpabilité, entre mecs, autour de grandes tablées (les après matchs ou les "grandes bouffes" entre copains de boulot, par exemple). Mais de grandes réunions de femmes dans un restaurant, j'ai remarqué qu'en France, c'était plutôt exceptionnel (ce qui n'est pas tout à fait le cas dans les pays slaves).

 

Il y a vraiment un sexe qui entretient un rapport désinhibé avec la nourriture et un autre que l'on a habitué à se priver et à faire attention. Quand on est une petite fille, "être une gourmande", c'est très vilain et aussitôt combattu. On craint inconsciemment, en effet, qu'une gourmande de nourriture ne devienne, plus tard, une gourmande de sexe (on dit, ainsi, que si les hommes sortent avec des femmes minces, ils préfèrent ensuite rentrer avec des femmes fortes). Quand il s'agit d'un petit garçon, on voit sa gourmandise comme une manière de s'affirmer, de devenir un homme. 


Tout cela établit les bases d'une oppression insidieuse, par l'alimentation, d'un sexe sur un autre. On enferme les femmes dans des injonctions contradictoires: on leur demande d'être des cuisinières attentives et, en même temps, de se modérer, de faire attention, de ne pas trop céder aux plaisirs de la table.



Et je dois dire que c'est en France, que cette oppression est la plus sophistiquée, la plus cruelle. Parce que la cuisine française, c'est une dinguerie folle, c'est d'une complexité effroyable. C'est vraiment l'illustration de cette expression: "pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué". Je ne comprends absolument rien à tous ces plats tellement abstraits, tellement esthétiques, presque immatériels, que l'on ne sait même plus ce que l'on mange. 

Au moins, la cuisine slave, elle a le mérite d'être assez simple: ce sont, pour l'essentiel, quelques grands plats roboratifs qu'à peu près tout le monde est capable de réaliser. Mais je n'ose imaginer la masse d'efforts et de recherches que représente le moindre repas en France. Et le pire, c'est que même si on devient une brillante cuisinière, on n'atteindra jamais l'excellence à la quelle seuls de grands chefs mâles seraient capables d'arriver. Je suis un peu sceptique par rapport à toute cette débauche d'énergie mais une amie française m'a un jour, dans un accès de lucidité, craché le morceau: "c'est aussi un colossal temps perdu".



Dans ce contexte de contrainte/incitation, toutes les femmes entretiennent, un rapport complexe avec leur corps. Chacune est obsédée par son poids parce que les canons de la beauté interdisent d'être grosse. Il faudrait donc être la plus mince possible mais, en même temps, résoudre une insoluble équation: avoir aussi des fesses et des seins. Cela pour demeurer "tripotable", "pelotable". Sauf implants, je ne sais pas comment ça peut être possible.


Par rapport à la nourriture, les femmes vivent donc dans un univers de "double contrainte" qui rend la plupart d'entre elles plus ou moins dingues. 


Tout se passe, en fait, comme si, dans nos sociétés pourtant délivrées du poids de la religion, on n'en finissait pas de punir de sa gourmandise une certaine Eve qui, succombant, un jour, à l'attrait d'une pomme, nous a tous fait choir du Paradis.



Les troubles alimentaires chez les femmes, c'est extrêmement fréquent, bien plus que chez les hommes (c'est peut-être d'ailleurs la part féminine de ces hommes qui surgit alors). On appelle ça les T.C.A. et ça parcourt toute une échelle allant de la bien connue anorexie à son opposé, la boulimie (dont les accès sont généralement suivis de vomissement forcés). On peut ainsi distinguer les femmes "moineaux" et les ogresses. Certaines en meurent, la majorité en souffrent.


Entre les deux, il y a les formes plus simples d'anxiété, de répulsion, de compulsion.

Je parle de tout cela d'autant plus librement que j'ai toujours eu un rapport presque obsessionnel à mon corps. On dit que les femmes slaves sont généralement belles. Probablement ! Mais passé 40 ans, c'est souvent, aussi, la catastrophe. Ma hantise, ça a, ainsi, toujours été la babouchka. On en voit plein en Russie dans toutes les activités de contrôle : les musées, les hôtels, le métro, les guichets administratifs. Elles sont informes, difformes, violentes, grossières, elles prennent plaisir à engueuler les gens. Ces harpies, ces vieilles sorcières m'ont toujours terrorisée, je ne voyais rien d'humain en elles. Les babouchkis, ce ne sont pour moi que d'horribles salopes, piliers du régime. Et c'est d'ailleurs pour ça qu'on les glorifie particulièrement aujourd'hui.


Alors, elles m'ont servi de repoussoir absolu. Tout plutôt que de devenir une babouchka ! Dès l'adolescence, j'ai donc commencé à faire attention à mes kilos en trop. Finie la période heureuse de l'enfance au cours de la quelle je mangeais n'importe quoi.



J'ai commencé par devenir une folle de sport avec la course à pied. Parce que la course à pied, du moins la course de fond, c'est d'abord une course à la minceur. C'est même crucial, décisif, ça conditionne largement vos performances.


Aujourd'hui, je me suis plutôt reconvertie dans la natation. C'est complétement différent parce que nager, ça réclame des muscles. Et je ne veux surtout pas de ça. Les gens baraqués, la force brute et aveugle, ça me déplaît.


Je veux plutôt me sentir aérienne, m'arracher à la pesanteur de mon corps, ne pas me sentir trop gouvernée par la biologie. Trop animale, trop femelle, ça me révulse. Devenir maîtresse de mon destin, de mon anatomie, c'est à ça que j'aspire.


Pour cela, je suis d'une rigueur, d'une discipline, de fer. A la différence d'une véritable anorexique, je ne me prive pas de nourriture, je ne suis pas un "moineau", mais je sélectionne rigoureusement ce que je mange. Je suis une adepte du régime méditerranéen, aménagé de régime DASH (le régime cardio-vasculaire des sportifs d'endurance). Ca consiste, en gros, à éliminer le sucre, le sel et les graisses (pas de pâtisserie, pas de pain, pas de beurre, pas de charcuterie, pas de viande rouge, pas de fromage). A consommer, en revanche, plein de poissons gras, de légumes frais, de fruits, de noix et amandes. L'immense avantage de ces régimes, c'est que ça ne réclame quasiment aucune cuisine: on ne mange que des produits frais.


Et ça marche très bien. Je vous garantis que vous maigrirez si vous avez la discipline de vous conformer à ce programme. L'un de mes grands plaisirs, ce sont les douches collectives, hommes et femmes mélangés, des piscines parisiennes. C'est très curieux comme ambiance parce que beaucoup de nageurs y passent beaucoup de temps. D'autres, évidemment, ne supportent pas ça. Parce qu'en fait, on s'exhibe, on "se mate", on s'évalue. Moi, j'aime bien, ça me réconforte plutôt. J'ai évidemment tendance à penser que les autres sont beaucoup trop enveloppés, qu'ils se laissent aller, mais qu'en ce qui me concerne, ça va plutôt et qu'au total, je ne suis pas trop mal foutue. 


Bien sûr, il faut apprécier mon style longiligne. Parce qu'évidemment, je ne suis pas trop "rembourrée" et je perçois bien que les hommes qui me déshabillent apparaissent, parfois, un peu déçus. "On croirait que t'es une fille de 16 ans" m'a, un jour, dit le moins malpoli.

Mais bof ! Je me sens bien comme ça. Parce que j'ai l'impression d'avoir une conduite rationnelle. J'ai déjà dit que j'aimais bien cette vieille barbe de Kant. Il avait des règles de vie très strictes. La plus connue est celle de son invariable promenade quotidienne. Mais il était aussi très préoccupé de son hygiène alimentaire et il s'était bâti un régime rigoureux avec le quel il était persuadé de pouvoir vivre très longtemps. Avec le recul, on peut dire aujourd'hui que son régime alimentaire était farfelu. Mais qu'importe ! L'essentiel, c'est, peut-être, d'être convaincu parce que Kant est, en effet, mort très âgé pour son époque (80 ans).



Et je crois que ça peut offrir une première solution à bien des femmes. Comment sortir, en effet, de ce rapport tyrannique à l'alimentation qui leur imposé ? Qui les rend dépressives ou maniaques. Quelle issue, quel remède ? Comment parvenir à entretenir un rapport décomplexé, libre, heureux, vivant, à l'alimentation ? Un peu de rationalité, de bon sens, ça n'est d'abord pas nuisible. 


Mais ça n'est pas suffisant. Il faut aussi, et surtout,  s'autoriser à rêver.  Parce que la nourriture,  ce n'est pas simplement utilitaire; on ne mange pas uniquement pour combler sa faim. La nourriture, ça fait surtout ressurgir de multiples bribes de notre passé. Des sensations éparses, des couleurs, des sons, des fragments des fantasmes de notre enfance. Manger, ça charrie de multiples morceaux épars de notre passé. Proust a bien expliqué ça avec sa madeleine. Et c'est pour ça qu'on est indéfectiblement attachés à la cuisine de son enfance même si elle n'était objectivement peut-être pas terrible. On a tous le souvenir d'effroyables cochonneries, généralement sucrées, qui faisaient les délices de notre enfance. Il ne faut donc pas brider toutes ces associations de l'alimentation avec notre passé, il faut les laisser ressurgir.  Mais le rêve, il ne faut pas, non plus, qu'il vous enferme à nouveau. Il faut aussi le guider, le retravailler, le ciseler. 

Images d'Egon SCHIELE, Leonard DE VINCI (la Cène), Edouard Manet, Claude MONET, Emile FRIANT, Hans BELLMER, Leonor FINI, Odilon REDON, Sophie PAWLAK (les étonnantes photographies), Pike KOCH, Norman ROCKWELL.

Les images 3, 4 et 5 sont de Sandro BOTICCELI. Elles sont d'une effroyable et énigmatique cruauté et m'impressionnent beaucoup. Elles relatent le massacre d'une future mariée à l'occasion du banquet de ses noces. Il y a de multiples commentaires à formuler.

Je recommande:

- Lauren MALKA: "MANGEUSES - Histoire de celles qui dévorent, savourent ou se privent à l'excès". Un livre qui remet bien des idées en place et que je recommande absolument, aux femmes bien sûr mais aussi aux hommes. Sortir de sa cuisine et d'un rapport mortifère à la nourriture, ça devrait être l'une des premières revendications du féminisme.

Beaucoup de femmes écrivaines ont, par ailleurs, entretenu un rapport complexe avec la nourriture, voire l'anorexie. On peut évidemment citer Virginia WOOLF, Karen BLIXEN, Sylvia PLATH, Amélie NOTHOMB.

Concernant Sylvia Plath, je signale que son étonnant roman "La cloche de détresse" a fait l'objet, cette année, d'une nouvelle traduction qui m'est apparue convaincante. A lire ou relire.

Quant à Karen Blixen et Virginia Woolf, leurs vies sont aussi extraordinaires que leurs romans.

Et il y a aussi la figure historique de l'Impératrice d'Autriche-Hongrie, Sissi. Une anorexique rebelle et imperturbable. Je recommande à ce sujet le film récemment sorti sur les écrans français mais sans grand succès: "Sissi et moi" de Frauke Finsterwalder (avec Sandra Hüller).

A l'inverse, le film tout récent, "La Passion de Dodin Bouffant" de Tran Anh Hùng, avec Juliette Binoche et Benoît Magimel me semble un monument de grotesque et d'ennui édifié à la gloire de la cuisine française. Je ne risque pas, bien sûr, d'aller le voir mais le fait qu'il ait été sélectionné pour représenter la France aux Oscars en dit long sur l'idéologie culinaire que l'on continue de trimballer en ce pays.

Par ailleurs, on vient d'éditer, en poche, le bouquin de Grégoire BOUILLIER: "Le cœur ne cède pas". L'un des très bons livres de l'an dernier. Un livre-monstre certes (1 200 pages) mais absolument passionnant. En août 1985, une femme s'est laissée mourir de faim, à son domicile parisien, pendant 45 jours. Grégoire Bouillier s'attache alors à comprendre ce geste insensé. Qui était réellement cette femme ? Il n'y a évidemment pas de réponse univoque.

Et enfin, je rappelle, une seconde fois, la sortie du distrayant petit livre d'Elise Goldberg : "Tout le monde n'a pas la chance d'aimer la carpe farcie". Il s'agit ici, bien sûr, des saveurs de mon enfance.

samedi 18 novembre 2023

Vivent les espèces sonnantes et trébuchantes !


Les servitudes potentielles et leurs formes diverses, on n'y prête souvent guère attention.

Mieux, on les adopte parfois avec enthousiasme et on tend volontiers nos pieds et nos poings aux fers qui les attendent.



Parce qu'en effet, on est des modernes et que les "vieilleries", il faut s'en débarrasser.

Je m'interroge souvent ainsi sur la disparition prochaine des espèces "en liquide" (billets et pièces) et leur remplacement, pour la totalité des transactions, par la monnaie électronique (ou digitale). Bientôt, il n'y aura plus que des cartes ou, mieux, des smartphones et, encore mieux, une puce que l'on se fera greffer (noyée dans nos tatouages divers, elle sera même invisible). Et la simple reconnaissance faciale pourra probablement bientôt suffire.



Le mouvement semble inéluctable. C'est déjà quasiment fait en Suède, un pays protestant où pourtant, comme en Allemagne, on était plutôt réticent envers l'utilisation de la carte bancaire.

Mais c'est en voie de se faire dans toute l'Union Européenne et personne n'a d'ailleurs vu d'objection à ce que l'on ait récemment supprimé les billets de 500 €. Et trouver des billets de 100 et 200 €, c'est même devenu rare.


Mais de cette évolution, je constate que tout le monde s'en fiche. "C'est plus pratique, c'est le progrès", me dit-on. Cette indifférence me sidère, je ne la comprends pas. Il en va pourtant de nos libertés fondamentales. J'ai en effet tendance à penser que la disparition prochaine des "espèces", sous forme de billets et pièces, correspond à un bouleversement politique et psychologique considérable. On change presque de société et on rompt, tout à coup, avec un usage de ce que l'on appelle encore "l'argent". Un usage qui avait été établi par les Grecs, aux alentours du 4ème siècle avant JC, avec une pièce de base, la drachme (4,3 g d'argent).



La principale caractéristique de cette monnaie grecque, c'est qu'elle reposait sur un contrat de confiance entre le pouvoir politique et ses citoyens.  La valeur des pièces devait être garantie par le Prince (ou, souvent, le Tyran) qui devait tout faire pour en assurer la stabilité. C'est pour cette raison que l'on appelle encore les pièces et les billets "la monnaie fiduciaire" (par distinction avec "la monnaie scripturale" simplement inscrite sur les comptes bancaires des ménages et des entreprises). Et "fiduciaire", ça vient du mot latin "fiducia" qui signifie confiance. 


Il faut bien reconnaître que ce contrat de confiance entre l'Etat et le peuple n'a pas toujours été honoré. D'abord parce que le Souverain, Roi ou Empereur, avait parfois tendance a manipuler la valeur des pèces de monnaie en "rognant" sur leur poids en or ou en argent (l'Empereur Néron par exemple). Ou alors, plus tard, en faisant fonctionner à plein la "planche à billets", provoquant ainsi une extraordinaire inflation. C'est la pratique actuelle.

Il faut à ce sujet lire la fantastique histoire de l'Ecossais John Law qui devint, en 1720, le ministre des Finances de la France après la mort de Louis XIV qui avait légué au Royaume une montagne de dettes. Innovation extraordinaire: il introduisit, pour la première fois, le papier-monnaie en France. Malheureusement, une spéculation effrénée provoqua une gigantesque inflation et finalement une banqueroute du Trésor. De cette expérience malheureuse, on ricane maintenant. Pourtant, presque tous les gouvernements du monde font aujourd'hui du John Law à très grande échelle, sans le dire ou sans le savoir.

Et puis, du côté du peuple, il y avait (et il y a toujours) une méfiance très profonde envers l'argent. Celle-ci a mis des siècles et des siècles à s'atténuer mais non à se dissiper.  C'est ainsi que le Moyen-Age a connu une grande régression économique avec une circulation monétaire très limitée et surtout une proscription absolue (comme dans l'Islam) du prêt à intérêt. Etre usurier, ça vous valait directement l'Enfer, ce qui faisait réfléchir à l'époque. Ca a permis aux Juifs (qui n'étaient pas soumis à cet interdit) de trouver un moyen de subsistance mais ça explique aussi, en bonne partie, le développement de l'antisémitisme avec le mythe du banquier juif.


Il y avait ainsi, dans l'Europe du Moyen-Age, un véritable tabou religieux sur l'argent qui faisait qu'on considérait que l'argent avait un caractère magique, qu'il était, en fait, un instrument du Diable et de ses tentations. On ne comprenait pas et, surtout, on ne voulait pas que l'argent engendre l'argent, qu'il ne soit pas le produit d'un travail concret. On retrouve ça aujourd'hui dans les imprécations moralisatrices contre la Finance et dans le rêve d'une nouvelle société écologique, plus frugale, repliée sur le "local", faisant même une large place au troc et à l'abri des échanges de la mondialisation. On est demeurés très religieux, en fait, y compris, et peut-être surtout, ceux qui s'affichent les plus progressistes.


L'Histoire de l'argent est donc mouvementée, faite de multiples soubresauts. Et c'est seulement aujourd'hui que la financiarisation généralisée du monde est en passe d'être achevée avec sa consécration ultime à venir: la dématérialisation de la monnaie. 


On a complétement oublié que, récemment encore (jusqu'au début de la 1ère Guerre mondiale), on payait largement, en Europe et dans le monde, avec des pièces d'or ou d'argent. Elles inspiraient davantage confiance que le papier-monnaie qui n'a été que, lentement et tardivement, introduit et accepté durant le 19ème siècle (d'abord par la Suède puis l'Angleterre). 


Mais on ne sait souvent même pas que, depuis peu de temps (accords de Bretton Woods en 1971), notre bel argent a perdu toute référence à l'Or et que sa "valeur réelle" dépend simplement des fluctuations des marchés des changes et des politiques plus ou moins aventureuses de nos gouvernants. On a, en quelque sorte, réalisé le projet de Lénine qui, voulant démontrer l'inutilité et l'inanité de l'Or, projetait de construire des toilettes en or dans l'enceinte du Kremlin.


Tout s'est, en fait, énormément accéléré à partir de ces fameuses années 1970. C'est généralement effacé des mémoires mais, en fait, la bancarisation du monde, c'est très récent. Si la possibilité d'ouverture d'un compte courant bancaire  est assez ancienne (1918), sa généralisation (avec des chèques, cartes, prélèvements, virements) ne date, en revanche, que de la fin des années 60. Jusqu'à cette date, les salariés français recevaient leur paie sous forme d'une enveloppe de billets qui était ensuite "cachée" dans une armoire. Et la quasi totalité des paiements s'effectuait alors en liquide. On pouvait même, récemment encore, acheter une voiture, sans craindre le fisc, avec une simple valise de billets. Aujourd'hui, les paiements en espèces sont limités à 1 000 € et les dépôts en banque, sans justificatif, à 8 000 €.


On relate souvent, comme preuve d'archaïsme patriarcal, que c'est seulement en 1965, que les femmes françaises ont eu la possibilité d'ouvrir un compte bancaire sans l'autorisation de leur mari. C'est vrai et ça n'est pas glorieux mais, à cette époque, beaucoup de ménages (et ni le mari, ni l'épouse) n'avaient tout simplement pas de compte bancaire. Le plus sidérant pour moi, c'est, en fait, qu'il ait fallu attendre 1967 pour que les femmes soient autorisées à entrer à la Bourse de Paris et à y spéculer (heureusement que je ne suis pas née 40 ans plus tôt). Et que dire des pays communistes censés être progressistes ? Jusqu'à la chute du Mur, on n'y a quasiment connu que les paiements en espèces (c'était, à vrai dire, le seul espace de liberté offert qui autorisait, en toute impunité, tous les trafics possibles).


Mais tout à coup, aux lendemains, en fait, de Mai 68, on s'est mis à faire confiance aux banques pour la gestion de son quotidien. On a compris qu'on pouvait se décharger sur elles du souci de la paperasse et des échéances avec les chèques et les prélèvements automatiques. Mais surtout, on s'est mis à adorer notre carte bancaire, plus précisément cette carte à puce, conçue en 1974 par un ingénieur français (Moreno), qui a révolutionné les paiements. La carte à puce, c'est bien mieux que le virement ou le chèque. C'est très sûr et, surtout, ça modifie complétement notre relation psychologique à l'argent. Dépenser, effectuer un achat, c'est beaucoup moins culpabilisant avec une carte bancaire. C'est immatériel, presque irréel, on ne voit pas fondre son argent. Et quand on utilise son smartphone, c'est encore plus indolore. C'est vraiment l'instrument idéal de la société de consommation.


Du coup, la part des espèces dans le volume des paiements de la vie quotidienne (moins de 50% aujourd'hui) s'effondre régulièrement à tel point qu'on peut prédire leur disparition prochaine.


Et d'ailleurs quand on a mis en place l'euro, on s'est d'emblée préparés à cette échéance en introduisant des billets archi moches. Des billets avec les quels on ne peut vraiment avoir aucun rapport affectif et dont on a envie de se débarrasser le plus vite possible. Il est bien difficile, en outre, de trouver des billets supérieurs à 50 €. Quant aux petites sommes, on s'est délibérément abstenus d'imprimer des billets de 1€ cependant moins coûteux à produire (il existe pourtant un billet de 1 dollar), cela pour stimuler la consommation (il est, en effet, curieusement plus facile, psychologiquement, de payer en pièces qu'en billets).


Cette "mocheté" des billets de l'euro offre un contraste saisissant avec la Suisse, par exemple, où circulent de très beaux billets de banques et où demeure couramment utilisé un billet de 1 000 Francs suisses (soit, à peu près, l'équivalent en euros). Cette laideur des billets de l'euro m'irrite vraiment d'autant que j'aime bien les anciens billets nationaux dont certains avaient de réelles qualités esthétiques et, surtout, disaient beaucoup de la culture d'un pays. Je n'ai pas l'âme collectionneuse mais j'aime bien acheter d'anciens billets que je sélectionne simplement en fonction de leurs qualités esthétiques ou historiques.


Mais ça n'est pas grave cette laideur puisque, bientôt, on en sera débarrassés, me dit-on. Il n'y aurait rien à faire, on peut toujours grogner, on ne parviendra pas à contrecarrer "l'extinction des espèces". S'opposer, c'est prêcher dans le désert.

Du point de vue des banques et de "la Finance", il n'y a, en effet, que des avantages. Ca permet de gonfler leur bilan et d'augmenter leur capacité de financement.

Du point de vue de l'Etat, ça permettrait d'économiser le coût de fabrication des billets et pièces (négligeable, en fait) et, surtout, de lutter contre le travail au noir, la fraude fiscale, le crime organisé, le terrorisme, le trafic de drogues, la prostitution...


Comment ne pas souscrire à toutes ces belles intentions ? Il y a toute une propagande qui laisse entendre qu'il n'y a que les vieux, que les handicapés ou les malvoyants qui s'y opposent. On peut ajouter que les femmes sont aussi généralement plus réticentes à recourir à la carte bancaire. Mais tous les "jeunes" sont enthousiastes, c'est tellement plus "cool".


Mais personne ne s'avise de ce qu'on ne nous raconte peut-être que des fariboles concernant la fraude et le crime. S'il suffisait de supprimer les billets en euros pour les éradiquer, ce serait, en effet, beaucoup trop simple. Un simple petit calcul mental, dont presque personne ne prend la peine, suffit à comprendre que la mesure n'est pas à la hauteur du problème. Et d'ailleurs les grands fraudeurs, les grands criminels financiers et autres, n'opèrent absolument pas avec des valises de billets mais justement avec la monnaie électronique.


Ceux qui fraudent avec des billets, ce sont, pour la plupart, des gens comme vous, comme moi, des particuliers, des petits commerçants. Des gens qui manient, en fait, des sommes ridicules, mais que l'Etat se plaît à harceler. Je fais ainsi régulièrement appel au gardien de mon immeuble pour effectuer de petits travaux (plomberie, électricité, jardinage). Mais je ne m'embête pas, bien sûr, à lui faire une fiche de paie avec toute sa paperasse pour déclaration au fisc. Et je paie généralement en liquide mon coiffeur ou des hôtes sympas Airbnb. Ca leur fait plaisir.



Je n'ai aucun scrupule parce que c'est d'ailleurs une illusion de croire qu'en luttant contre l'économie souterraine, un Etat pourra se remettre à flot. L'argent liquide que je donne à mon gardien, il retourne bien vite, je suppose, dans l'économie réelle dûment taxée. Il n'y a donc aucun détournement fiscal réel. Et surtout, s'il n'y a plus la possibilité de payer en liquide, ce sont des milliers de petites activités qui disparaîtront. Je réparerai moi-même ma robinetterie ou mon électricité.

Et puis, dans un monde sans pièces et billets, comment survivront ceux qui n'ont pas de compte bancaire ou en sont privés (étrangers en situation irrégulière, interdits bancaires) ? Les banques ne rempliront plus une fonction d'intégration mais d'exclusion.

Les liquidités frauduleuses, ça ne recouvre au total que des montants dérisoires mais l'administration fiscale préfère, hypocritement, s'y attaquer parce qu'il est plus facile de persécuter le boulanger, le coiffeur ou le cafetier du coin plutôt que les grands professionnels de la fraude.


La grande fraude, la grande criminalité (celle des yachts et des jets privés), elle est, en effet, d'abord suffisamment bétonnée juridiquement pour décourager les Etats de s'engager dans des procédures interminables et incertaines. Et surtout, je le souligne à nouveau, il y a longtemps qu'elle ne passe plus par des valises de billets. 


Le comble de l'hypocrisie ou de l'aveuglement, il est d'ailleurs pour moi atteint quand je constate qu'en même temps qu'on envisage la suppression des billets de banque, on laisse se développer, avec complaisance, cette grande escroquerie mondiale que sont les cryptomonnaies. C'est par elles, pourtant, que passe maintenant la grande criminalité. Mais ça ne semble émouvoir personne, on laisse faire parce qu'on est libéraux. 



Il est même devenu chic de spéculer sur le Bitcoin, ça permet d'apparaître un grand financier. Il y a même des "tutoriels" de gestion du Bitcoin et des experts affichés en la matière. Ca me ferait rigoler si ce n'était pitoyable. Ces experts, ce ne sont que des experts en "peaux de lapin", tout simplement parce . que la valeur d'une cryptomonnaie ne repose que sur du vent (à la différence d'une devise nationale qui traduit tout de même la force, ou la faiblesse, d'une économie). Ca ne vaut donc guère mieux qu'une pyramide de Ponzi, c'est juste un peu plus sophistiqué et ça n'est efficace que pour séduire et plumer les gogos. Et je ne parle même pas des NFT (non fungible tokens) qui prétendent investir le marché de l'Art, voire devenir, eux aussi, un moyen de paiement. On est carrément dans l'absurde et le n'importe quoi: la valeur d'une œuvre d'Art, ce serait simplement sa rareté, sa reproductibilité, contrôlée.


Et le pire, c'est que Marc Zuckerberg veut s'y lancer avec son Libra. Et pourquoi pas bientôt, Musk et Bezos puisqu'on n'a pas clairement exprimé d'interdiction. Nos grandes banques centrales n'ont rien vu venir alors que c'est leur existence même qui est menacée. On nous présente ça sous les plus beaux atours, comme un instrument souple et libertaire, affranchi des contraintes et rigidités étatiques. Bienvenue dans le nouveau monde, "le meilleur des mondes" peut-être mais il n'est pas sûr qu'on y rigole beaucoup. Réfléchissons un peu, en effet, à ce que pourrait être une grande monnaie mondiale, ayant évincé quasiment toutes les autres, pilotée par un mégalomane du type Zuckerberg ou Musk, avec, bien sûr, le concours de la grande criminalité financière et enrichie de toutes les données des utilisateurs de Facebook et X (ex Twitter).


Mais impossible de se faire entendre. On m'accuse de ringardise. Pourtant, je suis convaincue que la question essentielle à se poser concernant ces innovations financières (suppression des pièces et billets et cryptomonnaies), c'est d'abord celle du respect de la vie privée de ses utilisateurs.


"Je n'ai rien à cacher" allez-vous me dire. J'espère bien que si parce que si vous dites vraiment la vérité, votre vie doit être bien ennuyeuse et triste. On a tous quelque chose à cacher. Avez-vous envie, par exemple, que le banquier, auprès du quel vous sollicitez un prêt, remarque que vous consultez régulièrement un oncologue ? Ou que vous achetez une caisse de whisky et 3 cartouches de cigarettes chaque semaine ? Et je ne parle même pas de vos aventures scabreuses.

Un système économique doit offrir des "soupapes de sécurité" à ses acteurs. Tant est puissant l'attrait de l'interdit et de l'illicite dans le coeur des hommes. C'est une part importante de la saveur de la vie. L'occulter est pernicieux car une grande répression génère une grande criminalité.


C'est pour cette raison que je défends ardemment la préservation de la "monnaie physique" (même si c'est, d'ailleurs, contraire aux intérêts de ma paroisse). C'est la seule qui permette de maintenir une relation de confiance monétaire entre l'Etat et ses citoyens.



On dit que ce sont les vieux et les femmes qui sont réticents envers la monnaie électronique. Mais est-ce qu'ils ne sont pas plus lucides que les autres ? Est-ce qu'on ne rentre pas dans une société folle, une espèce de "dictature virtuelle" ? Que penser, en effet, d'un monde dans lequel toute richesse se dissout dans la consommation immédiate; dans lequel, surtout, presque plus personne n'est capable de retenir un chiffre ou un code, d'effectuer un calcul mental élémentaire, de se souvenir de dates de mariage ou de naissance, d'avoir en tête son agenda ou ses listes de courses, de rédiger un court texte construit et argumenté et enfin de rentrer chez soi sans le concours de son GPS ?


Tableaux en particulier de Jérôme BOSCH, de Martial RAYSSE et d'un peintre peu connu Albert MAIGNAN. Il s'agit de "La fortune passe" (1ère image) et "Les voix du Destin" (dernière image), un tableau prodigieux, gigantesque, exposé à Amiens.

Je crains bien d'apparaître terriblement ennuyeuse avec ce post. Mais il s'agit d'un sujet qui me tient à  cœur parce que l'économie politique est, tout de même, l'une de mes grandes marottes. Pourquoi l'occulter dans mon blog où je donne sans doute une image faussée de mes préoccupations ? Et puis dans cette affaire de démonétisation, qui n'intéresse peut-être pas grand monde, il s'agit tout de même bien de nos libertés essentielles. J'espère seulement avoir été suffisamment pédagogue pour m'être fait comprendre.

Je recommande enfin :

- Michel BOURGEOIS: "Si l'argent nous était conté - Grande histoire et petites anecdotes de la monnaie physique". Par un économiste belge (ce qui est gage d'iconoclasme et d'humour), un bouquin vraiment épatant, souvent drôle et jamais ennuyeux. Même si vous n'en avez rien à fiche de l'économie, je vous invite à le lire. C'est parfaitement accessible et, surtout, cela nous invite à réfléchir à notre rapport personnel à l'argent. Et, sur ce point, on est tous concernés.

- Nicolas BUAT : "John LAW - La Dette ou comment s'en débarrasser" et "David Ricardo - L'économiste capital". Il s'agit de deux biographies remarquables situant bien ces deux économistes dans leur époque (le 18ème siècle et le début du 19ème). Ricardo, c'est, en économie, mon principal maître à penser (c'est bien plus fort que Marx ou Keynes). Quant à John Law, il a, à sa manière, été un révolutionnaire. On dit généralement que son expérience française a été un désastre mais ce n'est pas aussi évident que ça.