samedi 24 septembre 2022

Elizabeth et Vladimir - Guerre et Paix dans les Empires



Bizarrement, l'actualité rapproche, aujourd'hui, deux personnalités : la Reine d'Angleterre et Vladimir Poutine. Presque tout semble, pourtant, les opposer.


La Reine, je ne m'y suis jamais intéressée et je ne comprends rien à la vénération dont elle fait maintenant l'objet. Elle m'apparaissait avoir une fonction purement décorative, une statue muette et figée, totalement dénuée d'expression, attifée de couleurs improbables; ne rien dire était pour elle une vertu, une attitude politique; elle m'évoquait un peu ces cocottes en porcelaine que l'on perchait autrefois au sommet des buffets.


Mais c'est peut-être plus complexe. Durant sa longue vie, la Reine a assisté à la décomposition de l'Empire britannique, un Empire qui gouvernait encore, en 1920, le quart de la population mondiale. Et puis, à partir de la seconde guerre mondiale, s'est amorcée la décolonisation dont le point culminant a été l'indépendance de l'Inde. Le processus s'est achevé à la fin des années 60 avec le repli du Royaume-Uni sur ses seules frontières insulaires avec une population limitée à 55 millions d'habitants en 1970. 


Une sacrée dégringolade. Mais qui ne s'est pas traduite par un appauvrissement prononcé. Le Royaume-Uni demeure l'une des grandes puissances économiques de la planète et affiche surtout un dynamisme et un potentiel importants. Les migrants qui campent à ses frontières dans l'espoir d'y être accueillis ou même tous les jeunes Français qui viennent y chercher un job (tant pis pour la France des droits sociaux) le savent bien: c'est un pays qui offre aux audacieux des perspectives d'avenir.


Surtout, le Royaume-Uni est demeuré dans les meilleurs termes avec ses anciennes colonies et continue d'entretenir avec elles des relations pacifiques. C'est le Commonwealth qui consolide cette union qui va bien au-delà d'accords réciproques : l'Art de vivre britannique, y compris avec ses bizarreries, demeure partout une réalité.


Il est vrai que le caractère plutôt placide et popote de la Reine d'Angleterre, davantage éprise de ses chiens corgis et de ses canassons que de spéculations métaphysiques ou de stratégies militaires, ne la prédisposait sans doute pas à vouloir faire la guerre à ses "subordonnés". Et d'ailleurs, je ne crois pas qu'il existe beaucoup de Britanniques qui regrettent les splendeurs de l'Empire et aspirent à un retour en arrière. C'est la plus belle expression de l'esprit démocratique respectant le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes.


Et c'est sur ce point essentiel que la Russie et le Royaume-Uni diffèrent fondamentalement.


Depuis la "catastrophe" de la chute de l'URSS, on ne cesse, en Russie, de se lamenter et d'évoquer cette époque où on était puissants et faisait peur. On reconnaît, quand même, que la vie était nulle et lamentable, mais, au moins, "on nous respectait".  Ce crétinisme, constamment affiché, me rend, à chaque fois, folle de rage.


Du coup, la Russie n'a de cesse de recoller les morceaux, d'essayer de reconstituer l'Empire. Et pour ça, on n'a pas d'autre politique que de faire peur. Faire peur aux autres parce qu'on sait bien qu'on n'arrivera pas à séduire par son modèle économique et culturel. Et d'ailleurs, tant pis si on demeure pauvres et sous-développés, l'essentiel, c'est la préservation de cette nébuleuse identité slave qu'on appelle l'âme russe.

 

C'est en fait cette terrifiante obsession de la puissance qui signe aujourd'hui l'identité russe. Être respecté à tout prix, fût-ce par la force et la brutalité.

Ça s'accompagne d'un discours inlassablement victimaire (on ne nous aime pas, l'Occident est méchant avec nous) et d'une rhétorique de la forteresse assiégée (on est seuls contre tous, nous le dernier flambeau de la moralité, nous qui, seuls, savons résister à la décadence LGBT et Me Too). C'est pour ça qu'on s'arroge le droit de disposer d'une sphère d'influence sur des pays "satellites". C'est pour se protéger, dit-on. Mais, paradoxalement, plus les territoires-tampons s'agrandissent, moins on se sent en sécurité.


C'est cela qui est effrayant dans la société russe d'aujourd'hui : son incapacité absolue à se remettre en cause, à avoir un regard critique sur elle-même. Et sur ce point l'opinion commune de la population rencontre bien les obsessions de Poutine. Il y a, en effet, un soutien populaire incontestable à son Président. On se croit effectivement engagés dans un combat civilisationnel pour la préservation de son identité. Nul ne s'avise que le conflit est plutôt politique : démocratie contre totalitarisme.


C'est pour cela que j'espère une défaite cuisante et retentissante de la Russie dans cette guerre. Qu'elle soit même contrainte à une capitulation, sans porte de sortie honorable. Un châtiment, c'est ce que réclame Volodymyr Zelensky. Pas par esprit de vengeance mais pour une juste prise de conscience, pour qu'elle puisse faire son auto-critique, qu'elle retrouve simplement le sens des réalités. Qu'elle sorte enfin de sa paranoïa et de ses délires mystiques.


L'Allemagne et le Japon ont été écrasés sans ménagement à l'issue de la seconde guerre mondiale. C'était sans doute impitoyable et effrayant. Mais c'est probablement ce qui a permis leur renaissance rapide. Une renaissance démocratique à la suite d'une remise en cause complète de leur Histoire et de leur modèle politique. Cela leur a permis de se réconcilier très rapidement avec les autres pays et de réintégrer le concert des grandes nations.  C'est probablement la voie également à suivre par la Russie.


Tableaux d'Alexandre Benois, Vassily Sourikov, Mikhaïl Nesterov puis de différents peintres paysagistes contemporains et enfin de Damien Hirst, le grand artiste britannique. J'ai cherché à opposer l'imaginaire belliqueux russe à la sérénité européenne.

- Iegor  GRAN : "Z comme zombie". On retrouve dans ce livre l'humour ravageur du fils de Siniavsky. Aucune complaisance, aucune excuse, envers la folie qui s'est emparée des Russes. Il s'agit d'en comprendre les rouages.

- Laura POGGIOLI : "Trois sœurs". On se situe sur un tout autre plan, celle de la violence domestique en Russie. Par une jeune Française qui a longuement vécu en Russie et lui porte amour. Un livre que j'ai trouvé très juste et qui explore bien le "façonnage" des mentalités, la violence cachée en Russie. 

samedi 17 septembre 2022

Mirages persans

 

J'ai souvent dit que je continuais de porter l'Iran dans mon cœur. Même si j'ai bien conscience du caractère rebutant du pays. De prime abord, la Perse ne fait vraiment pas rêver : des tueurs au pouvoir, des tueurs-religieux (dont le plus impitoyable, le Président Raïssi); des milices qui quadrillent l'espace public et qu'il vaut mieux éviter de rencontrer (les gardiens de la Révolution, les Pasdarans, et les Bassidjis); une foule d'interdits dans la vie quotidienne dont le pire n'est peut-être pas l'obligation du port du voile pour les femmes; des villes souvent monstrueuses, polluées, surpeuplées, enlaidies, asphyxiées dans les embouteillages.  


Sinistre et laid, voilà, je crois, ce que doit penser un touriste non averti lorsqu'il débarque, pour la première fois à Téhéran et il n'a alors qu'une envie: en déguerpir le plus vite possible.


Et pourtant ! Il y a bien sûr la façade sombre, repoussante, érigée par des  mollahs cruels et ignares. Et puis, il y a tout ce qui est en deçà, au-delà : une foule de sensations, d'images fulgurantes, de lumières ultra-contrastées, de couleurs jaunes et bleues, d'un air électrique tellement il est sec, d'un sentiment d'immensité, de paysages constitués de grands aplats, de chaînes de montagnes sans fin, de villes de faïence, de miniatures, de raffinement extrême, de jardins à l'image du Paradis. Et enfin et surtout l'extrême hospitalité et convivialité de la population à l'égard de ses visiteurs.


L'Iran, l'ancienne Perse, c'est un pays qui envoûte et fascine et cela depuis la fin du 19 ème siècle. Ce qui m'a étonnée, c'est que, parmi les premières personnes qui ont découvert la Perse, nombreuses étaient les femmes. Pas seulement des aventurières mais aussi et surtout des écrivaines de grande qualité. Après une longue période d'oubli, on commence aujourd'hui à redécouvrir leur œuvre.


Il s'agit de Jane Dieulafoy (1851-1916), Gertrude Bell (1868-1926), Dorothy de Warzée (1880-1963), Vita Sackville-West (1892-1962), Anne-Marie Schwarzenbach (1908-1942), Ella Maillart (1903-1997).


Qu'est-ce qui poussait ces femmes à s'aventurer dans ce pays plutôt dangereux ? C'était quand même une sacrée aventure à l'époque, parce que l'insécurité, les épidémies,  y étaient des risques majeurs, surtout pour une femme. Pour justifier cette audace, on évoque bien sûr l'attrait du rêve avec l'influence des "Mille et une nuits" mais c'est sans doute une explication très réductrice.


Pourquoi voyage-t-on, se lance-t-on dans une aventure risquée ? J'ai noté quelques points communs à ces femmes : elles étaient toutes très riches et (à l'exception d'Ella Maillart) et traînaient une espèce de langueur existentielle et de multiples interrogations sur leur sexualité. Voyager c'était alors une manière de se perdre (d'effacer son ancienne identité) pour essayer d'en retrouver, peut-être, une autre sous d'autres cieux. Voyager pour fuir son malheur, ses angoisses et interrogations, c'est souvent aussi notre propre démarche.


1) Jane Dieulafoy: peut-être la plus inconnue de toutes. Pourtant, elle a été l'une des premières femmes à pratiquer l'archéologie et elle a donné au musée du Louvre quelques-uns de ses plus beaux joyaux notamment la fameuse "frise des archers" provenant du site achéménide de Suse. 

Pour des raisons de sécurité, elle se travestissait en homme en Perse mais cela est, ensuite, devenu une habitude. Et puis, elle a été une grande écrivaine.  Avant de se consacrer au roman historique, elle a d'abord relaté ses aventures en terre persane faisant la part belle à tous les aspects pittoresques du pays (ses bazars, ses institutions, ses populations). J'ai trouvé ça extrêmement vivant et passionnant restituant parfaitement un monde disparu.


2) Vita Sackville-West faisait partie de l'aristocratie britannique. Elle entendait vivre à son gré, sans problème, sans opposition ni contrainte. Elle était l'épouse d'un diplomate puis membre du Parlement qui était plutôt un compagnon bisexuel dans le cadre d'un mariage ouvert. 


De ses nombreuses liaisons féminines, émerge surtout la figure de Virginia Woolf. Vita aurait ainsi été l'inspiratrice du magnifique roman "Orlando". Surtout, l'écriture totalement révolutionnaire de Virginia Woolf a considérablement influencé celle de Vita Sackville-West. 


Son livre "Passenger to Tehran" est ainsi complétement déconcertant. Il n'est pas descriptif au sens classique du terme car son voyage est présenté comme une sorte d'expérience intérieure à la manière proustienne. Il ne fait appel qu'à un flot de sensations, d'impressions, de pensées qui se substituent, en quelque sorte, au monde extérieur.


3) Anne-Marie Schwarzenbach était issue de la grande famille industrielle zürichoise détenant, à l'issue de la 1ère guerre mondiale, la plus grande entreprise de soie au monde. (ce qui l'incitera, peut-être, comme une manière de retrouver sa famille, à parcourir justement "la route de la soie") 


Un physique remarquable, une beauté d'éphèbe, longiligne et androgyne. Une passion pour l'automobile. Une mère pro-nazie, sévère et rigide mais grande mélomane et bisexuelle. Anne-Marie Schwarzenbach n'aura de cesse de s'affranchir de sa famille tout en évitant le plus possible de les blesser. 


Elle sera militante anti-nazie, journaliste et fréquentera longuement Klaus et Erika Mann, enfants jumeaux et dévergondés du grand Thomas Mann. Elle se montrera d'un anti-conformisme absolu: lesbienne, toxicomane, communiste, décadente, écrivaine, photographe. Sa vie sera une longue dépression qu'elle cherchera à apaiser en recourant de plus en plus aux drogues (surtout la morphine et l'opium). Elle se rendra aux Etats-Unis et en URSS puis, à plusieurs reprises, en automobile, au Moyen-Orient et en Iran (dont une fois, en 1939, avec Ella Maillart  qui en tirera "La voie cruelle"). Elle effectuera même à Téhéran un mariage de convenance avec un Français, secrétaire d'ambassade et homosexuel, Achille Clarac. Elle décédera prématurément d'une stupide chute à vélo. D'abord oubliée, elle devient, aujourd'hui, une icône et on redécouvre son œuvre.


Images principalement de la photographie iranienne contemporaine, très créative aujourd'hui. Notamment Abbas Kiarostami, Reza Deghati, Shirin Neshat, Somaz Dariani, Hazin Haghighi, Salar Arkan

De l'excellente littérature de voyage :

- Jane Dieulafoy. On peut encore trouver assez facilement ses livres réédités, il n'y a pas si longtemps, par les éditions Phébus. Même si on ne connaît pas du tout l'Iran, je crois que ça peut être passionnant tellement c'est écrit de manière attrayante, comme un véritable roman d'aventures. Je conseille en particulier "L'Orient sous le voile" et "Une amazone en Orient".

- Vita Sackville-West. A découvrir, redécouvrir. C'est une écriture étonnamment moderne qui surprend par son impertinence. Outre "Passenger to Tehran" et "Une aristocrate en Asie", on peut se reporter à ses œuvres les plus récentes: "La traversée amoureuse" et "Plus jamais d'invités".

- Anne-Marie Schwarzenbach : "La mort en Perse", "Orient exils", "Où est la terre des promesses ?", "Hiver au Proche-Orient". C'est bien sûr à compléter par le livre d'Ella Maillart: "La voie cruelle". C'est à compléter par la biographie critique (illustrée de nombreuses photos) de Véronique Bergen: "AnneMarie Schwarzenbach-La vie en mouvement".

Enfin, si vous vous intéressez à la Perse du 19ème siècle, je vous recommande vivement: "Les aventures de Hadji Baba d'Ispahan"  et "Les aventures de Hadji Baba en Angleterre". C'est délicieux ! C'est un Britannique, James Morier, qui est l'auteur de ces deux bouquins mais ils sont tellement justes et bien documentés que tous les Iraniens se reconnaissent en eux.

samedi 10 septembre 2022

Après Me Too


Les temps changent, les mentalités évoluent.

J'en veux pour preuve la rentrée littéraire de l'automne 2022.


Au rang des livres qui comptent, c'est un déluge de bouquins écrits par des femmes: Monica Sabolo, Emmanuelle Bayamack-Tam, Catherine Millet, Virginie Despentes, Emma Becker, Lola Lafon (je n'ai lu que les trois dernières). Il n'y a presque qu'elles. Qu'est-ce qui se passe ? Est-ce qu'il s'est produit un grand basculement avec des hommes muets et tétanisés et des femmes tout à coup disertes et éloquentes ?


Ce que je trouve intéressant, c'est que tous ces bouquins se démarquent de tout militantisme et notamment du féminisme revendicatif et victimaire qui avait fleuri après Me Too. 

Me Too, ça a été positif. Dénoncer les violences faites aux femmes, la domination structurelle de l'homme sur la femme, c'était et ça demeure sans doute nécessaire. 


Mais la grande menace, c'est l'enfermement dans une position victimaire. 

On a dit qu'il fallait parler, libérer la parole. D'une certaine manière, il faut en effet se réjouir que soit brisée la loi du silence. On découvre avec inquiétude qu'une proportion considérable de personnes ont été victimes d'agressions sexuelles, de viols, d'incestes. 


Mais cela suffit-il, cela est-il même approprié, de dénoncer ces actes en public ? Un public qui, par principe, vous soutient inconditionnellement et installe tout de suite un tribunal populaire. Mais la délation, appuyée par de nombreux réseaux de plaintes, est-elle vraiment une thérapie ?


Parler, c'est guérir, proclame-t-on dans les médias qui encouragent ce grand déballage pour satisfaire les pulsions voyeuristes de leurs lecteurs. Mais est-ce que ce n'est pas de la psychanalyse pour les nuls ? Ressasser un traumatisme, ça ne fait guère avancer les chose, la répétition ne délivre pas, elle enchaîne. 


Comme le dit bien le psychanalyste Michel Schneider, "la libération de la parole n'est pas synonyme de libération par la parole". Pour ne pas rester prisonnier à vie de son statut de victime, il faut que celui qui vous écoute n'entretienne aucune connivence avec vous. C'est la condition essentielle pour pouvoir réélaborer le trauma des actes subis à la lumière de la vérité psychique de notre inconscient. 


La littérature sert aussi à cela. A ne jamais asséner de vérités définitives, à mettre sans cesse en questionnement un parcours, une histoire individuelle. C'est de cela dont notre époque a le plus besoin, elle qui se veut pure et se plaît aux grandes confrontations, hommes/femmes, agresseurs/victimes. 


C'est pour ça que j'ai été intéressée par les écrivaines ci-dessus évoquées même si je ne me reconnais entièrement en aucune d'elles. Virginie Despentes adopte ainsi une forme épistolaire, celle du dialogue et de la confrontation des points de vue. Emma Becker a une vision carrément solaire du Désir, une force pure et irrépressible, (presque) sans culpabilité. Quant à Lola Lafon, elle rattache la construction de son individualité à un parcours irrigué par l'histoire. C'est quand même beaucoup plus complexe qu'un grand traumatisme qui expliquerait tout.


Ces femmes redessinent, entièrement, l'échiquier des relations humaines. Il faut être bien naïf pour croire qu'on peut "cerner" une personnalité, lui assigner une case. Une identité fixe, c'est de toute manière une fiction, on est toujours duplices et changeants.   


Ces six femmes retraduisent donc bien les problématiques qui agitent notre époque et on peut donc les lire à titre presque documentaire. Mais elles me laissent aussi sur une insatisfaction et je ne peux pas dire que je me reconnaisse complétement en elles. 

Mon point de vue est peut-être nostalgique et sommaire, mais il me semble, tout de même, que notre époque est en train d'évacuer, en toute indifférence, ce qui le fait le cœur même de notre existence: le Désir. Le Désir, c'est à dire toutes ces relations mystérieuses et troubles qui se tissent, parfois, entre les êtres. Et du Désir, je n'en perçois pas beaucoup dans tous ces bouquins, même chez Emma Becker.  L'énigme, le mystère, l'ambiguïté, on se dépêche de les extirper et c'est ce qui me désole.


On est quand même bien dans une période d'intimidation générale, de "contre désir" (Philippe Sollers). On rejoue presque une espèce de Révolution Française faite de rigueur et de dénonciations. C'est peut-être nécessaire mais c'est également très dangereux surtout quand la revanche et le ressentiment s'en mêlent. On va jusqu'à énoncer que la morale devrait primer sur la littérature. Alors on s'affiche tous vertueux et on n'a plus que des bouquins conformes à l'esprit du temps.


On veut nous promouvoir dans une vie qui serait heureuse et pour ça on cherche à nous confiner dans un monde plat et transparent, un monde où tout s'explique logiquement. Mais, en réalité, nos vies ne se déroulent jamais mécaniquement, elles sont également rythmées par le Hasard, l'imprévu. Et quant au Bonheur, je ne suis pas sûre que tout le monde recherche ça dans sa vie. Il y a quand même bien aussi un attrait du malheur. 


Quoi qu'il en soit, le Désir ne trouve plus sa place dans le monde contemporain puisqu'il n'est ni transparent, ni logique. Il est, en effet, cette chose énigmatique et souvent tragique qui nous dépasse.  


En fait, notre surenchère morale est une façon de dissimuler soigneusement la peur qui nous habite : celle de l'inconnu, du mystère, tout ce qui fait l'incompréhensible du Désir. Mais ce n'est qu'un rempart fragile parce que la beauté du Désir a un caractère impératif et violent auquel on ne peut se soustraire ni résister. Vouloir mettre des règles au Désir, comme s'y emploie la bien-pensance contemporaine, ça m'apparaît absurde et pernicieux. 


Pour éluder cette peur, on se raccroche à de nouveaux mots comme le consentement ou l'emprise. Mais comme le souligne fort justement Arielle Dombasle dans un étonnant récent entretien "La théorie du consentement est très difficile à cerner. Est-ce que vous consentez à être terriblement malheureux ? A aller par amour dans des abîmes effrayants quitte à vous détruire ? Ou simplement consentez-vous à être amoureux ? Que répondre ?".

Tableaux de deux artistes remarquées de la nouvelle peinture française : Madeleine Roger Lacan puis Sophie Dherbecourt. Une inspiration surréaliste pour la première. Une inspiration Art Déco (Tamara Lempicka) pour la seconde. 

Lectures:

J'ai déjà recommandé le livre de Lola Lafon, le meilleur à mes yeux. Celui de Virginie Despentes est un véritable bouquin de sociologie, traduisant tout ce qui travaille la société française aujourd'hui. Quant à Emma Becker, j'avais été impressionnée par "La Maison" mais je suis moins convaincue par "L'inconduite".

Monica Sabolo, Catherine Millet et Emmanuelle Bayamack-Tam, je ne pense pas les lire. Je rappelle toutefois deux très bons livres d'Emmanuelle Bayamack-Tam sous le pseudonyme de Rebecca Lighieri : "Husbands" et "Les garçons de l'été".

Je signale enfin un petit livre que j'ai beaucoup aimé. Moins ambitieux mais très percutant :

- Suzanne AZMAYESH : "L'interrogatoire". Une jeune Française d'origine iranienne subissant le contrôle des frontières à Tel-Aviv. L'appartenance à deux cultures, la perception de soi et d'autrui.

Je précise enfin que le plus beau roman de Désir et d'amour est, à mes yeux, "Le Bleu du Ciel" de Georges Bataille. Ecrit en 1935, paru en 1957, ça demeure très au-dessus des productions actuelles.

samedi 3 septembre 2022

Souffrance et Angoisse


 Je l'avoue: je ne suis pas seulement une inquiète, ni même une anxieuse mais, souvent, carrément une angoissée.


Le noir de chez noir, ça me tombe parfois dessus et là, ça devient la paralysie totale. Brutalement, je suis submergée par l'angoisse et  je me désinvestis alors complétement du monde. Je suis "bouffée" par ma souffrance intérieure. Je me sens submergée par une insondable tristesse et j'entrevois l'imminence de ma disparition. Toutes ces crises, ça me démolit parfois pendant de longues périodes, je suis alors un vrai zombie. Ca avait débuté comme une névrose traumatique après la mort tragique de mon père, décédé sous mes yeux. Et maintenant, je suis hantée par le décès de ma soeur. Et puis, tout à coup, je sors presque régénérée et plus forte de ces périodes de noirceur.   


On passe tout de suite pour un peu suspecte si l'on avoue qu'on est une angoissée. C'est tellement contraire au "feel good" et aux injonctions en cours. Ca fait geignard et nombriliste. Il faudrait "ne pas s'écouter", s'afficher toujours courageux, volontaire, plein d'assurance.  Etre positif, c'est devenu la grande fiction sociale. Les pessimistes, les inquiets, il sont jugés non conformes, exclus d'emblée des simples conversations et de la compétition sociale. 


La vérité, c'est que cette nouvelle idéologie, ça n'est que de l'esbrouffe. Ce n'est qu'une manière de s'anesthésier, de se dérober à ce qui nous taraude, notre abîme intérieur. Mais confrontés à l'adversité, on pète tous de trouille, on tremble comme des feuilles et on est prêts à toutes les compromissions pour s'en sortir. Un héros, on ne le devient souvent que malgré soi. Cependant, on tient aux apparences. On se bétonne une identité, une personnalité qui s'affiche inébranlable, transparente et sincère mais qui n'est qu'un masque.


Nos vies sont généralement peu glorieuses. Cela parce que toute la condition humaine est déchirée par l'angoisse et la souffrance. Comme ne cesse de le marteler Dostoïevsky, elles sont au cœur même de notre vie. 

"L'angoisse est une masse sombre qui ne nous pousse ni en bas ni en haut, mais se tient devant nous, mur impénétrable, qui s'apprête à nous détruire mais ne le peut pas encore" (Anne Frank).


Quand j'observe mes oiseaux qui se précipitent le matin quand ils m'entendent leur apporter de la nourriture, j'envie parfois le "bonheur animal". Une vie confinée dans l'immédiateté, sans passé ni avenir. Une simple jouissance de l'instant délivrée de toute angoisse et se croyant immortelle. Ca a bien des avantages mais c'est aussi une "nuit animale", sans histoire et inconsciente de sa finitude individuelle.


On est dévorés par l'angoisse et la souffrance. C'est notre faiblesse mais ça peut aussi être notre grandeur. Pascal n'a cessé de disserter là-dessus.


Je suis rebutée par l'insouciance de la plupart des gens que je côtoie. Leur vie calme, satisfaite, dans un bel appartement avec de jolis enfants. Leurs week-ends, leurs vacances, passés peinards à ne rien faire, à simplement "profiter". On passe son temps à se dérober aux souffrances inévitables de l'existence. 


Plutôt que cette morne béatitude, on peut préférer la recherche de nouvelles façons de souffrir, d'affronter, de sentir et de vaincre la douleur. On peut avoir en effet le sentiment que "les gens qui n'ont jamais été victimes de rien ne sont pas tout à fait humains" (Helen Epstein). 


La souffrance n'est pas seulement une attitude passive ou hypocondriaque. Il peut y avoir une dimension active: rechercher comment savoir l'endurer. 


Apprendre à maîtriser l'angoisse et la douleur, c'est alors s'ouvrir à une deuxième vie. Ca peut passer par des conduites extrêmes (l'anorexie, le sport à haute intensité, la folie). On s'impose alors souvent des épreuves physiques (contrôler strictement son alimentation, s'entraîner jusqu'au bord de l'épuisement). La souffrance devient preuve de son courage, de sa volonté de ne jamais rien céder, de sa capacité à affronter la mort. On y trouve même alors un certain plaisir, voire une jouissance.


Mais ça peut aussi consister simplement à faire une place à ses démons intérieurs. C'est l'acceptation de soi. C'est un peu la voie que j'ai choisie parce que je ne cherche pas à réprimer mes tendances dingos: mon extrémisme en toutes choses, mes goûts sinistres, ma personnalité peu compatible, mes lubies vampiriques.


Surtout, à un niveau supérieur, la souffrance et l'angoisse peuvent être un moteur de création comme chez Nietzsche, Proust, Kafka, Dostoïevsky. Le courage d'affronter la douleur devient alors source de joie, cette joie qui nous pousse à l'action.



Tableaux d'Edvard Munch, Gustav Klimt, Arnold Schrönberg, August Schenk, Victor Brauner, Francis Bacon.

Deux bouquins remarquables :

- Chantal THOMAS : "Souffrir". Du plaisir, documenté à partir de la littérature, que l'on peut retirer dans la maîtrise de la souffrance.

-Lola LAFON : "Quand tu écouteras cette chanson". Je ne m'attendais pas à ça. Une nuit passée au musée Anne Frank à Amsterdam. Et puis ce titre déconcertant. Je ne trouvais pas ça très engageant. Mais Lola Lafon dépasse la simple biographie d'Anne Frank. Elle en fait une clé de compréhension de sa destinée propre ainsi que de la grande histoire collective marquée par la terreur et l'extermination. C'est à ce livre que se portent sans hésitation mes suffrages pour les Prix littéraires d'automne.