samedi 10 septembre 2022

Après Me Too


Les temps changent, les mentalités évoluent.

J'en veux pour preuve la rentrée littéraire de l'automne 2022.


Au rang des livres qui comptent, c'est un déluge de bouquins écrits par des femmes: Monica Sabolo, Emmanuelle Bayamack-Tam, Catherine Millet, Virginie Despentes, Emma Becker, Lola Lafon (je n'ai lu que les trois dernières). Il n'y a presque qu'elles. Qu'est-ce qui se passe ? Est-ce qu'il s'est produit un grand basculement avec des hommes muets et tétanisés et des femmes tout à coup disertes et éloquentes ?


Ce que je trouve intéressant, c'est que tous ces bouquins se démarquent de tout militantisme et notamment du féminisme revendicatif et victimaire qui avait fleuri après Me Too. 

Me Too, ça a été positif. Dénoncer les violences faites aux femmes, la domination structurelle de l'homme sur la femme, c'était et ça demeure sans doute nécessaire. 


Mais la grande menace, c'est l'enfermement dans une position victimaire. 

On a dit qu'il fallait parler, libérer la parole. D'une certaine manière, il faut en effet se réjouir que soit brisée la loi du silence. On découvre avec inquiétude qu'une proportion considérable de personnes ont été victimes d'agressions sexuelles, de viols, d'incestes. 


Mais cela suffit-il, cela est-il même approprié, de dénoncer ces actes en public ? Un public qui, par principe, vous soutient inconditionnellement et installe tout de suite un tribunal populaire. Mais la délation, appuyée par de nombreux réseaux de plaintes, est-elle vraiment une thérapie ?


Parler, c'est guérir, proclame-t-on dans les médias qui encouragent ce grand déballage pour satisfaire les pulsions voyeuristes de leurs lecteurs. Mais est-ce que ce n'est pas de la psychanalyse pour les nuls ? Ressasser un traumatisme, ça ne fait guère avancer les chose, la répétition ne délivre pas, elle enchaîne. 


Comme le dit bien le psychanalyste Michel Schneider, "la libération de la parole n'est pas synonyme de libération par la parole". Pour ne pas rester prisonnier à vie de son statut de victime, il faut que celui qui vous écoute n'entretienne aucune connivence avec vous. C'est la condition essentielle pour pouvoir réélaborer le trauma des actes subis à la lumière de la vérité psychique de notre inconscient. 


La littérature sert aussi à cela. A ne jamais asséner de vérités définitives, à mettre sans cesse en questionnement un parcours, une histoire individuelle. C'est de cela dont notre époque a le plus besoin, elle qui se veut pure et se plaît aux grandes confrontations, hommes/femmes, agresseurs/victimes. 


C'est pour ça que j'ai été intéressée par les écrivaines ci-dessus évoquées même si je ne me reconnais entièrement en aucune d'elles. Virginie Despentes adopte ainsi une forme épistolaire, celle du dialogue et de la confrontation des points de vue. Emma Becker a une vision carrément solaire du Désir, une force pure et irrépressible, (presque) sans culpabilité. Quant à Lola Lafon, elle rattache la construction de son individualité à un parcours irrigué par l'histoire. C'est quand même beaucoup plus complexe qu'un grand traumatisme qui expliquerait tout.


Ces femmes redessinent, entièrement, l'échiquier des relations humaines. Il faut être bien naïf pour croire qu'on peut "cerner" une personnalité, lui assigner une case. Une identité fixe, c'est de toute manière une fiction, on est toujours duplices et changeants.   


Ces six femmes retraduisent donc bien les problématiques qui agitent notre époque et on peut donc les lire à titre presque documentaire. Mais elles me laissent aussi sur une insatisfaction et je ne peux pas dire que je me reconnaisse complétement en elles. 

Mon point de vue est peut-être nostalgique et sommaire, mais il me semble, tout de même, que notre époque est en train d'évacuer, en toute indifférence, ce qui le fait le cœur même de notre existence: le Désir. Le Désir, c'est à dire toutes ces relations mystérieuses et troubles qui se tissent, parfois, entre les êtres. Et du Désir, je n'en perçois pas beaucoup dans tous ces bouquins, même chez Emma Becker.  L'énigme, le mystère, l'ambiguïté, on se dépêche de les extirper et c'est ce qui me désole.


On est quand même bien dans une période d'intimidation générale, de "contre désir" (Philippe Sollers). On rejoue presque une espèce de Révolution Française faite de rigueur et de dénonciations. C'est peut-être nécessaire mais c'est également très dangereux surtout quand la revanche et le ressentiment s'en mêlent. On va jusqu'à énoncer que la morale devrait primer sur la littérature. Alors on s'affiche tous vertueux et on n'a plus que des bouquins conformes à l'esprit du temps.


On veut nous promouvoir dans une vie qui serait heureuse et pour ça on cherche à nous confiner dans un monde plat et transparent, un monde où tout s'explique logiquement. Mais, en réalité, nos vies ne se déroulent jamais mécaniquement, elles sont également rythmées par le Hasard, l'imprévu. Et quant au Bonheur, je ne suis pas sûre que tout le monde recherche ça dans sa vie. Il y a quand même bien aussi un attrait du malheur. 


Quoi qu'il en soit, le Désir ne trouve plus sa place dans le monde contemporain puisqu'il n'est ni transparent, ni logique. Il est, en effet, cette chose énigmatique et souvent tragique qui nous dépasse.  


En fait, notre surenchère morale est une façon de dissimuler soigneusement la peur qui nous habite : celle de l'inconnu, du mystère, tout ce qui fait l'incompréhensible du Désir. Mais ce n'est qu'un rempart fragile parce que la beauté du Désir a un caractère impératif et violent auquel on ne peut se soustraire ni résister. Vouloir mettre des règles au Désir, comme s'y emploie la bien-pensance contemporaine, ça m'apparaît absurde et pernicieux. 


Pour éluder cette peur, on se raccroche à de nouveaux mots comme le consentement ou l'emprise. Mais comme le souligne fort justement Arielle Dombasle dans un étonnant récent entretien "La théorie du consentement est très difficile à cerner. Est-ce que vous consentez à être terriblement malheureux ? A aller par amour dans des abîmes effrayants quitte à vous détruire ? Ou simplement consentez-vous à être amoureux ? Que répondre ?".

Tableaux de deux artistes remarquées de la nouvelle peinture française : Madeleine Roger Lacan puis Sophie Dherbecourt. Une inspiration surréaliste pour la première. Une inspiration Art Déco (Tamara Lempicka) pour la seconde. 

Lectures:

J'ai déjà recommandé le livre de Lola Lafon, le meilleur à mes yeux. Celui de Virginie Despentes est un véritable bouquin de sociologie, traduisant tout ce qui travaille la société française aujourd'hui. Quant à Emma Becker, j'avais été impressionnée par "La Maison" mais je suis moins convaincue par "L'inconduite".

Monica Sabolo, Catherine Millet et Emmanuelle Bayamack-Tam, je ne pense pas les lire. Je rappelle toutefois deux très bons livres d'Emmanuelle Bayamack-Tam sous le pseudonyme de Rebecca Lighieri : "Husbands" et "Les garçons de l'été".

Je signale enfin un petit livre que j'ai beaucoup aimé. Moins ambitieux mais très percutant :

- Suzanne AZMAYESH : "L'interrogatoire". Une jeune Française d'origine iranienne subissant le contrôle des frontières à Tel-Aviv. L'appartenance à deux cultures, la perception de soi et d'autrui.

Je précise enfin que le plus beau roman de Désir et d'amour est, à mes yeux, "Le Bleu du Ciel" de Georges Bataille. Ecrit en 1935, paru en 1957, ça demeure très au-dessus des productions actuelles.

3 commentaires:

Richard a dit…

Bonjour Carmilla!

Ça tombe bien, je viens de terminer la lecture de : Eirikur Örn Norddahl qui s’intitule Troll. Je vous le recommande.

Il patauge dans les mêmes eaux troubles que vous.

Le désir on l’assume ou bien on le rejette.

Nous sommes malhabiles avec nos désirs, et peut-être qu’une bonne partie de nos problèmes, voire de nos malheurs, naissent de ce que nous ne sachons pas quoi faire avec nos désirs.

Bonne fin journée

Richard St-Laurent

Richard a dit…

Merci Carmilla!

Le personnage principal hermaphrodite Hans Blaer, alias Ilmur, dépasse largement la trans-génie, qui n’est qu’une toile de fond, qui débouche sur une critique de la société actuelle. Toutes ces manières d’envisager le monde et surtout son avenir, tout y passent. C’est comme si nous avions perdu notre boussole, incapable de prendre une direction, nous vadrouillions. Les réseaux sociaux en prennent plein la gueule. D’un côté le conservatisme comme un retour de flamme, et de l’autre le n’importe quoi de la sociale-démocratie. Norddahl n’épargne personne. Ce roman frôle presque l’essai. Pas facile à lire, après les vingt premières pages, je me suis demandé sérieusement si je laissais tomber cette lecture; mais j’ai persisté et j’ai fais le bon choix. Les personnages sont déjantés, complexes, déstabilisants. C’est une lecture qui exige de l’attention, du temps, de la disponibilité. Entre les usines à poissons et le jet set, s’étire un univers fantasmagorique et Blaer se sert de sa condition d’hermaphrodite comme d’un troll, pour survoler cet univers. Qui sommes-nous? Qu’est-ce que nous voulons devenir? Pourquoi avons-nous du mal à choisir? Nous finissons tous au cours de cette lecture par finir par nous reconnaître. C’est un livre qui ratisse large. Nous ne sommes pas après Me Too, on est en plein dedans! Vraiment surprenant et dérangeant ce Norddahl!

Bonne fin de journée Carmilla

Richard St-Laurent

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Richard,

Je crois en effet que vous avez raison. Ce livre, que j'ai parcouru avec ses critiques, va bien au-delà de la question transgenre. Et porte, comme vous le soulignez, sur la virtualisation générale de nos sociétés.

Un bouquin sans doute vertigineux que je vais sans doute aborder lorsque j'aurai dégonflé ma pile de livres en attente.

Merci et bien à vous,

Carmilla