samedi 25 janvier 2020

Du trouble alimentaire


Je dois bien l'avouer : la cuisine, ce n'est vraiment pas mon truc. En fait je n'y connais rien et même ça m'ennuie parce que je trouve que c'est une perte de temps. Même la cuisine slave, je l'apprécie bien sûr, mais je n'irais pas jusqu'à en faire la promotion. C'est du roboratif mais ce n'est quand même pas très raffiné. Quant à son hygiénisme...


C'est un vrai handicap en France où chacun se définit par les petits plats qu'il sait confectionner, les recettes dont il a le secret, et où la bonne bouffe occupe une large part des conversations.

Il est vrai que c'est un peu pareil dans tous les pays du monde. Chacun est convaincu (même les Anglais, même les Allemands, même les Suédois) que sa cuisine est la meilleure du monde et la pire insulte, c'est de déclarer à des étrangers qu'on ne mange pas bien chez eux.


Mais si je ne suis pas une grande cuisinière, ça ne signifie pas que je ne m'intéresse pas à la nourriture. Au contraire même puisque je fais beaucoup attention à ce que je mange et que je sélectionne rigoureusement les aliments : peu de graisses et de viandes, pas de fritures et de fromages, beaucoup de poissons bleus et de fruits. C'est au point que ce n'est sûrement pas très drôle de m'accompagner à table.


C'est un peu mon côté anorexique qui m'a souvent hantée sans aller toutefois jusqu'à suivre des pentes mortifères. Mais pour moi, c'est un principe, pas question d'avoir un gramme de trop, de ne pas me sentir toujours légère et aérienne. J'ai souvent tendance à tenir en suspicion les gens un peu trop enveloppés: comment leur faire confiance s'ils ne sont pas capables de se discipliner eux-mêmes ?


On dit souvent que l'anorexie, c'est la conséquence des diktats de la mode, de l'idéal des mannequins longilignes. Peut-être mais pas seulement : l'anorexie, ça relève aussi de la volonté de  puissance, du souci de maîtriser son corps, de lui dicter sa Loi. Être plus fort que son corps, imposer l'esprit à la matière, se sentir immortel et asexué, voilà la préoccupation première de l'anorexique. Qui sommes-nous donc ? Des êtres de chair ou des êtres d'esprit ?


L'anorexique a tranché de manière radicale mais son rejet du corps relève évidemment d'un extrémisme redoutable : on ne peut pas éliminer purement et simplement l'un des termes du problème.

A l'inverse des anorexiques, on peut donc voir dans l'intérêt accru que portent nos sociétés à l'alimentation (toutes ces interrogations, souvent irrationnelles, sur la qualité de l'alimentation, avec le bio, les pesticides, etc... et aussi tous les régimes alimentaires) un retour du corps sous sa forme la plus concrète et matérielle au sein d'un monde qui devient de plus en plus abstrait et dématérialisé. Le corps plus que l'esprit, proclament les "bons vivants". La "bouffe", la nourriture, c'est un peu de biologique, d'organique, un peu de réel, au sein d'un espace de plus en plus virtuel où on perd de plus en plus ses repères.


Mais les "bons vivants", confrontés aux anorexiques, n'ont pas non plus complétement raison parce qu'on n'est pas seulement des corps. On le sait bien : on ne mange pas simplement pour se nourrir. De plus en plus, on cherche, en fait, à redéfinir son corps : par rapport à son esprit et par rapport à son environnement. S'interroger sur la nourriture, ça revient en effet à s'interroger sur son enveloppe charnelle, sa constitution, ses limites : de quoi on est faits en interne et où passent les frontières entre l'intérieur et l'extérieur de notre organisme au travers de ce qui est désigné comme bon ou mauvais pour notre corps ?

Je me souviens ainsi d'une étrange coutume slave au cours de la quelle des groupes d'adolescents se lancent des défis amoureux. Jusqu'où tu m'aimes ? lance-t-on. Il s'agit alors de surenchérir en ingérant les choses les plus improbables et les plus répugnantes : ça commence par des fleurs, puis de l'herbe, puis des insectes, voire des escargots ou des limaces, et enfin (pour ceux qui veulent à tout prix remporter le défi), de la terre.


Il faut être bien accrochés évidemment mais je trouve que ce jeu pose bien la question de ce qui constitue notre corps et de son rapport au monde extérieur. Ce qu'il est licite de rejeter ou d'ingérer, ce qui nous fait du mal ou du bien.

C'est au fond la question du cannibalisme et de l'interdit fondamental de consommer de la chair humaine. Les cannibales, on le sait maintenant, ne cherchaient pas à se nourrir, mais, plutôt, à s'approprier, à intégrer, les pouvoirs et qualités de leur victime.
 

La transfiguration par le cannibalisme, ça n'a d'ailleurs pas disparu au sein du monde moderne. Subsiste, en effet, le rituel de la "communion" catholique qui invite le croyant à ingérer "le corps du Christ" (bizarre que ce cannibalisme chrétien ne fasse l'objet de presque aucune mise en question). L'alimentation, on le voit, ce n'est pas seulement utilitaire et fonctionnel; le symbolique, on a vite fait d'y retourner.

Images de "Saturne dévorant son fils" de Peter-Paul Rubens (1577-1640), Théodore Géricault (1791-1824), Bernard Buffet (1928-1999), Odd Nerdrum (1944, "Les lécheurs de poussière" et les "cannibales"),

Dans le prolongement de ce post, je conseille vivement le film tout récent "Swallow" de l'Américain Carlo Mirabella-Davis. Sa protagoniste, la magnifique Halley Benett, développe un trouble compulsif du comportement alimentaire, le PICA, caractérisé par l'ingestion d'objets dangereux.

samedi 18 janvier 2020

Moi et les autres


Quelquefois, dans la rue, ou bien à l'occasion d'une rencontre, d'une réunion, on me demande d'où je viens.

Ça doit être mon look, ma manière affectée de parler.

Je ne m'en formalise pas, je considère ça plutôt comme une marque d'intérêt, même si je sens poindre une déception quand j'énonce ukrainienne. Et du reste, je considère, moi-même, toujours un peu la France avec un regard extérieur.

Mais ça me pose quand même plein de questions.


Lorsque je traverse ainsi le Parc Monceau, j'aime bien observer les chiens qui sont en promenade. Dans leur apparence, il n'y a pas plus différents que les chiens : des noirs, des blancs, des beiges, des ridicules, des impressionnants, des minuscules, des molosses. Pourtant, ils se reconnaissent tous immédiatement comme appartenant à l'espèce "chien" et prennent visiblement plaisir à se retrouver et à jouer ensemble même s'ils sont physiquement complétement opposés. Surtout, un chien ne blessera ou ne tuera jamais un autre chien.

Ça m'apparaît bien différent des humains, dont les différences physiques sont pourtant beaucoup moins prononcées. Leur tendance naturelle me semble plutôt de se sentir "autres", différents, et d'avoir le sentiment d'appartenir à des groupes complétement distincts ayant peu de choses en commun.


Ça peut même aller plus loin parce qu'on peut rappeler que lorsque les conquistadors ont découvert l'Amérique, la question la plus importante qu'ils ont posée, c'était de savoir si l'on pouvait considérer comme des hommes ces Indiens qui ne reconnaissaient pas le Dieu chrétien, qui pratiquaient les sacrifices humains et avaient des mœurs aussi effrayantes que l'anthropophagie. Il n'était pas illégitime de mettre en esclavage et de massacrer ces sauvages qui n'étaient tout simplement pas des hommes.


Aujourd'hui encore, même si l'on sait que les races sont une fiction, les préjugés qui s'y attachent perdurent et sont répandus dans toutes les sociétés. On continue de se penser spontanément comme Blancs, comme Noirs, comme Asiatiques. Arabe est même presque devenu une race. On a beaucoup de mal à sortir de cette logique. J'ai parfois moi-même tendance à penser que si je suis un peu folle, c'est lié à mon ascendance slave. Ou alors, il peut m'arriver, comme à beaucoup de femmes, d'éprouver une attirance sexuelle pour des Noirs, espérant trouver, en leur compagnie, de nouveaux frissons. Mais ce fantasme est en fait fortement teinté de racisme.

Je me souviens aussi de ma stupéfaction lors qu'enfant, j'avais rencontré pour la première fois un Africain dans les rues de Lviv (c'était et ça demeure, il est vrai, très rare). J'en avais immédiatement informé ma mère.

Je me souviens aussi de vacances que j'avais passées en Corée du Sud, il y a une dizaine d'années. Dans des villages de campagne, les enfants se regroupaient autour de moi pour me considérer avec étonnement et moquerie (peut-être ma taille et mes yeux). Est-ce que je pouvais considérer ça comme une expression spontanée de racisme ?


Il y a chez les hommes une véritable passion de la différence et du particularisme.

D'ailleurs les anthropologues (Levi-Strauss) ont mis en évidence que la culture, la société, la pensée humaines étaient classificatoires, c'est à dire qu'elles se se constituaient, comme une machine binaire, par oppositions, différenciations.


Ça permet de se repérer, de construire son identité. Mais c'est dangereux aussi parce que l'autre a vite fait d'être perçu comme l'ennemi. Ça explique sans doute que les sociétés humaines aient vécu un état de guerre et d'insécurité quasi permanents jusqu'à une époque très récente. C'est "l'homme loup pour l'homme" et "la guerre de tous contre tous" en l'absence d’État de Droit.

Et d'ailleurs le système prolifère, les oppositions binaires se multiplient. Ce ne sont plus seulement les étrangers qui sont perçus comme "autres". Ce sont maintenant les femmes opposées aux hommes, les vieux opposés aux jeunes, les bourgeois aux prolétaires, les pervers aux gens normaux. Nos sociétés sont en fait enivrées de différences. Le romantisme contemporain, c'est d'affirmer à tout prix sa singularité.


C'est sans doute une lutte méritoire contre la banalisation du monde et l'uniformisation des esprits. Mais on en vient à être aveuglés par les différences et même à s'y perdre au point que le terrain devient propice au déchaînement des conflits et de la violence.

A trop se convaincre d'être tous différents les uns des autres, on finit en fait par perdre de vue le socle essentiel de tout ce que nous avons en commun : l'Art, le langage, la pensée, la capacité d'échange. Tout cela, cette grande communication universelle, c'est pourtant bien plus important que ce qui nous différencie.


Images principalement tirées du film d'animation de Gonzalo Suarez : "El sueno de Malinche". En dernier, tableau d'Antonio Ruiz.

La Malinche, il faut le rappeler, était une femme amérindienne qui aurait été la maîtresse de Cortés. Elle aurait appris l'espagnol et servi d'interprète avec Moctezuma. Elle aurait ainsi joué un rôle important dans la victoire sur les Aztèques. A ce titre, elle est, au Mexique, une figure controversée, adulée et critiquée, symbole de la trahison mais aussi initiatrice du Mexique moderne.

Dans le prolongement de ce post, je conseille les livres suivants :

- Claude Levi-Strauss: "Tristes Tropiques". Un grand livre d'anthropologie qui se lit comme un roman.
- Tzvetan Todorov : "La conquête de l'Amérique: la question de l'autre."

samedi 11 janvier 2020

Qui séduit qui ?


Étrangement, ou plutôt logiquement, on a très peu parlé du décès, le 26 décembre dernier, de Sue Lyon, l'actrice principale du film de Stanley Kubrick "Lolita" adapté, sous une forme émolliée, du roman éponyme de Nabokov publié en 1955. Un très bon film qui ne sera sans doute pas programmé de sitôt à la télévision française. Quant à une nouvelle adaptation du roman au cinéma...


Il faut dire qu'on a choisi de débuter l'année, en France, en lançant une impitoyable chasse à une nouvelle catégorie de  pédophiles, non plus ceux qui traquent les petites filles de 5, 6 ans jusqu'à éventuellement les assassiner, mais les vieux messieurs qui séduisent et déclarent leur amour à de pures jeunes filles de 13, 14 ans.  C'est le retour de la figure du "vieux dégueulasse". D'innombrables ligues de vertu se sont vite constituées avec pour figures de ralliement la Canadienne Denise Bombardier (la bien nommée car on ne peut pas dire que la subtilité soit sa première qualité) et Vanessa Springora dans le rôle du "boomerang" vengeur.

Ça ne veut pas dire non plus que j'apprécie Matzneff; je le trouve étrangement naïf et immature, presque infantile; il apparaît lui-même comme une espèce de gosse mythomane enfermé dans ses radotages: la religion orthodoxe, la bonne bouffe, son look. Quand on a lu 10 pages de Matzneff, on a tout lu. Et puis qu'un adulte professe un amour envers une gamine, en habillant ça d'un romantisme mièvre et sucré, je trouve ça pitoyable et risible, forcément calculateur et insincère.Mais je ne me hasarderai pas à le juger davantage.


Ces délires émotionnels, à l'occasion des quels on vous somme de choisir votre camp, de rejoindre la meute, ça me passe complétement par dessus la tête. C'est vraiment dans ces situations que je ne me sens pas du tout Française. La seule chose que je sache, c'est que je refuserai toujours de m'associer à des gens qui érigent un tribunal populaire, qui dénoncent des "méchants" et réclament des punitions exemplaires. Je m'estime incapable de porter un jugement sur ces histoires et je sais aussi que les "blanches colombes" savent, à l'occasion, se transformer en loups. Les gens qui frémissent d'excitation à l'idée de jeter quelqu'un en prison me donnent envie de vomir. "Le Comte de Monte-Cristo", je n'ai jamais pu lire parce que je suis imperméable à l'idée de vengeance. Le plat froid que distribue avec prodigalité Vanessa Springora, j'en abandonne volontiers ma part.


"Lolita" , c'est l'un des premiers romans sulfureux que j'ai lus étant gamine; sans doute à 15, 16 ans à un âge où on commence à être sérieusement turlupinés par le sexe et toutes les interrogations qui l'accompagnent.

Je ne l'ai sans doute pas bien compris mais j'ai été sensible au côté lumineux, solaire, du bouquin. Il démarre d'ailleurs très fort, sous la forme d'une véritable petite rengaine : "Lolita, lumière de ma vie, feu de mes reins. Mon péché, mon âme". Ça a d'abord été pour moi une révélation : celle de l'immense pouvoir de la jeune fille parce qu'elle seule incarne la beauté du monde, sa perfection aérienne et quasi immatérielle. En regard de la jeune fille, de la puissance de son attraction, rien ni personne ne peuvent trouver grâce. Que dire des garçons bêtas et lourdauds, des mères casse-pieds et moralisatrices, des hommes vils, puants et répugnants ?


"Lolita", je l'ai donc moins perçue comme la victime d'un infâme prédateur que comme une triomphatrice. C'était important pour moi, ça m'a donné de l'assurance. Ma mère m'avait éduquée dans l'idée qu'une fille, c'était une petite chose, fragile et précieuse. Je portais des culottes en dentelle, j'avais des chaussures vernies et des rubans dans mes cheveux. J'étais "mignonne", il fallait me mettre à l'abri, me protéger de la laideur et de la vulgarité du monde. Mais ça ne me plaisait pas, je voulais absolument me démarquer de ma mère, ne pas emprunter les mêmes voies timorées. A moi donc de jouer mes cartes, d'accepter le jeu des rapports de pouvoir et de séduction. Ce n'est pas moi que l'on allait soumettre. A partir de cette conviction, j'ai toujours eu tendance à mettre au défi ceux qui me côtoient et à exercer sur eux une pression insidieuse pour les faire rentrer dans le jeu de la rivalité. C'est sans doute pour ça que je suis souvent perçue comme déstabilisante. Disons simplement que je ne suis sans doute pas très drôle et probablement manipulatrice comme toutes celles qui aiment séduire.



J'ai également trouvé dans un livre de Pierre Louÿs ( "La femme et le Pantin" adapté par Luis Bunuel dans le film "Cet obscur objet du désir"), un même hommage à la féminité et à son pouvoir. La jeune héroïne, Conchita, se montre carrément sadique avec son soupirant, vieux et riche. Elle est même cynique,vénale, licencieuse, une vraie garce mais c'est un moyen de bafouer sa virilité arrogante et d'instaurer un rapport d'égalité avec lui. Ça m'a servi de leçon : il n'y a pas d'égalité sexuelle et il ne saurait d'ailleurs y en avoir. Entre hommes et femmes, ce n'est jamais du donnant/donnant, du fifty/fifty, du win/win, mais c'est plutôt du rapport de pouvoir et de domination.  C'est évidemment perturbant, c'est absolument contraire à nos idéaux démocratiques, mais c'est peut-être ce qui fait le sel de la vie. Et puis, il ne faut pas l'oublier, la caractéristique première des rapports de pouvoir, c'est qu'ils sont réversibles, éminemment réversibles. Aucun maître n'est jamais définitivement installé.


Quoi qu'on en pense, le mythe de la jeune fille séductrice, voire démoniaque, touche au cœur de l'inconscient collectif.

Adolescente, je l'avoue, je n'étais peut-être pas une vraie "Lolita" mais c'est sûr que je n'étais pas du tout attirée par les "petits mecs" de mon âge; je crevais plutôt de désir pour mes profs et les hommes mûrs. Il n'y avait qu'eux qui pouvaient m'initier, m'apprendre quelque chose. Certes on se casse aussi la gueule parce que l'apprentissage de la sexualité féminine repose tout de même sur le traumatisme et l'effraction. On fait l'expérience de la honte et de l'humiliation et c'est d'autant plus fort qu'on a jusqu'alors été choyée et protégée. Mais de là à chercher ensuite à se venger, ça m'est étranger.


On découvre le caractère monstrueux de la sexualité masculine : le respect et la sacralisation de leurs épouses et leurs mères a pour contrepartie l'édification d'une barrière, d'une séparation protectrice, qui les autorise finalement à avilir et maltraiter leurs amantes : c'est "la maman et la putain", cette disjonction nécessaire à l'équilibre du psychisme viril. Ai-je pour autant été détruite, définitivement traumatisée ? Sans doute pas car on a besoin de l'humiliation-initiation pour se "transformer" et devenir adulte. L'amour n'est de toute manière que secondaire car une femme ne s'y trompe jamais : entre être celle qu'un homme aime et celle qu'il désire, elle choisit toujours le désir (l'amante plutôt que l'épouse).


"La transparence des choses" (autre ouvrage majeur de Nabokov), on sait bien que ça n'existe pas du tout. Les rapports humains sont plutôt réglés par le mensonge, la dissimulation, la ruse. Les femmes se font sans doute humilier mais elles savent, en retour, se montrer humiliantes.

C'est ainsi que court sans cesse cette question: "Qui séduit qui ?", "Qui possède qui ?", "Qui avilit qui ?"

Je reconnais tout de même que, dans ce jeu cruel de la séduction, et je donne sur ce point raison à Vanessa Springora, une jeune adolescente ne lutte pas, à armes égales, avec un adulte. Et l'homme adulte qui séduit une gamine n'est pas seulement pitoyable et ridicule, il est surtout manipulateur et menteur. Ses proclamations éhontées d'amour ne sont que le masque rationalisé d'une rage infantile, celle éprouvée quand sa mère a mis un premier obstacle à ses désirs et sa volonté de puissance.



L'esprit de vengeance, la toute puissance, c'est ça qui caractérise le pervers. Mais soyons honnêtes, on est tous, à des degrés divers, habités par ça. La perversion constitue le fond primitif de la sexualité humaine.

Image-t-on d'ailleurs une société qui ne serait constituée que d'âmes pures et de saints ? Ce serait absolument sinistre, plus d'Art, de littérature, tout serait prévisible, sans mystère. On peut même souligner que la perversion est nécessaire à la société. Surtout, parce qu'elle permet de distinguer la norme et la pathologie, le bien et le mal, la loi et l'inversion de la loi. Dans leurs jeux de balançoire vengeresse, Matzneff et Springora se complètent bien, ils sont l'envers et l'endroit, réversibles, du désir et de l'hostilité.


Images de Gustav KLIMT 1862-1918), Egon SCHIELE (1890-1918), Franz Von STUCK (1863-1928), Fernand Khnopff (1858-1921), Theo MATEJKO (1893-1946).

Dans le prolongement de ce post, dont il faut excuser le caractère peut-être déconcertant, je conseille deux livres :

- Robert J. STOLLER : "La perversion, forme érotique de la haine".
- Elisabeth ROUDINESCO : "La part obscure de nous-mêmes".

Au cinéma, il faut absolument voir "Les siffleurs" du réalisateur roumain Corneliu PORUMBOIU.

samedi 4 janvier 2020

Nourritures spirituelles



Un peu de lecture et de spiritualité pour débuter cette décennie :

- Chris KRAUS : "La fabrique des salauds". Si on décide de ne lire qu'un seul livre cette année, c'est celui-ci qu'il faut retenir. 887 pages dont on sort lessivés, vidés de toutes illusions. La morale, la droiture, l'héroïsme, qu'est-ce que ça veut dire quand il s'agit d'abord de survivre dans un monde emporté par la folie meurtrière ? On peut trahir aussi pour se sauver et pour sauver ceux que l'on aime. On peut trahir par amour.  On a souvent rapproché "La fabrique des salauds" des "Bienveillantes" de Jonathan Littell. Je dirais que c'est moins sec, moins philosophique, mais plus romanesque et finalement plus prenant.



 




















  - FRANZOBEL : "A ce point de folie - D'après l'histoire du naufrage de la Méduse". Ce livre est sorti durant l"été 2018 et je l'avais alors un peu raté. Il vient heureusement d'être édité en poche. Précipitez-vous ! Ce bouquin est un véritable prolongement de la "Fabrique des salauds". Ce n'est pas seulement une histoire horrifique et extraordinaire. C'est aussi une réflexion anthropologique et politique. Que valent les grands idéaux de la Philosophie des Lumières, la proclamation de l'égalité et de l'unité de tous les hommes, la société fondée sur la compassion et la Justice, lorsque le seul horizon est celui de la mort à brève échéance et que chacun redevient un loup pour les autres ? Terrifiant ! Ce livre est aussi une extraordinaire description de la société française, en 1816, juste après la chute de Napoléon et des idéaux républicains.


- Nastassja MARTIN : "Croire aux fauves". Encore un livre hors du commun qui aurait pourtant du m'irriter. Les immensités sauvages, l'animal, est-ce qu'on n'a pas assez de Sylvain Tesson pour nous bassiner avec ça ? Sauf que c'est beaucoup plus fort que du Tesson. C'est la rencontre violente, dans les montagnes du Kamtchatka, entre un ours et une femme. C'est l'implosion des frontières entre l'homme et l'animal, la révélation de leurs propres failles physiques et mentales, la brutale coïncidence du mythe et de la réalité. Un livre magique qui est aussi une illustration des thèses du grand anthropologue Philippe Descola ("Par delà nature et culture") qui a renouvelé l'approche de l'animisme, du totémisme, du naturalisme.


































-"L'exploration du monde - Une autre histoire des grandes découvertes" sous la direction de Romain Bertrand. La découverte du monde, on la réduit trop souvent à 1492 et Christophe Colomb. Un livre qui revisite complétement l'Histoire du VII ème siècle au XX ème siècle. On découvre d'autres voyages au long cours extra-européens, des amiraux ottomans, des navigateurs chinois, des voyageuses et exploratrices, tout un petit peuple d'assistants, auxiliaires, interprètes. Passionnant, essentiel. Un merveilleux voyage dans le temps et l'espace, accompagné d'intrépides aventuriers.


- "Atlas des pays qui n'existent plus". Connaissez-vous l'Allenstein, la Carélie de l'Est, Le Royaume des Deux-Siciles, L'Etat libre de Fiume, Le Duché de Schleswig, la Roumélie Orientale, l’État libre d'Orange ? Autant d’États qui, au XIX ème et au XX ème siècles, ont vu le jour puis disparu. 50 pays mystérieux dans le monde, presque poétiques, sont ici présentés. Un livre qui fait rêver.


- Morgan SPORTES : "Si je t'oublie". Un livre terrible mais magnifique. Le récit, par Morgan Sportès, de la mort lente, d'un cancer du pancréas, de sa compagne. Une femme qu'il reconnaît n'avoir pas su aimer mais à qui il offre, avec ce livre, une ultime et paradoxale preuve d'amour. C'est aussi l'occasion de rappeler que Morgan Sportès compte parmi les excellents écrivains français même s'il est injustement oublié des jurys littéraires. Je signale donc que "Le ciel ne parle pas" récent roman historique sur la liquidation du christianisme au Japon vient d'être édité en poche. "Dieu, l'argent, le choc des civilisations, la liberté de commercer et de circuler, la souveraineté des États… À quatre siècles de distance, ces problématiques sont les nôtres".


- Sylvie LAUSBERG : "Madame S". Connaissez-vous Madame Steinheil, la maîtresse du Président Félix Faure dans les bras de la quelle il s'est étouffé de plaisir en 1899 ? Elle a été traînée dans la boue, surnommée "la pompe funèbre" ou "la putain de la République". Pourtant, elle était une femme remarquable, intelligente et cultivée. Elle multipliait certes les amants mais elle était, à cet égard, une féministe avant l'heure.  Surtout, elle a fait un peu plus tard, en 1908, la une des chroniques judiciaires, accusée du meurtre de son mari et de sa mère. Emprisonnée, jugée, innocentée, elle épouse plus tard un lord anglais et finit enlevée au Maroc. Un livre épatant, passionnant, écrit par une historienne et psychanalyste belge. J'y ai personnellement appris plein de choses sur l'histoire de la III ème République Française que je connaissais, à vrai dire, très mal.


































- Christophe Donner :"Quatre idiots en Syrie". La Syrie, c'est devenu l'un des pays les plus mystérieux du monde même si on en parle presque tous les jours dans les médias. Mais que s'y passe-t-il réellement, n'y rencontre-t-on que terreur et misère, comment, surtout, s'y organise la vie quotidienne de ses habitants  ? Christophe Donner s'y est rendu en compagnie de trois amis français à l'invitation des organisateurs d'un "Festival du cheval". Mais très vite, cette virée se transforme en traquenard. Les quatre compères sont invités à visiter un "village Potemkine" au sein duquel on les incite à jouer les idiots utiles de Bachar el-Assad. On n'apprend donc pas grand chose sur la vie réelle en Syrie mais Christophe Donner s'en tire avec habileté en esquissant une série de portraits féroces et hilarants de marionnettes du régime. L'humour et la dérision contre la terreur.


 
Images de Norbertine von Bresslern-Roth (1891-1978), Carl Thiemann (1881-1966), Walther Klemm  (1883-1957), Hokusaï (1760-1849), Lv Carroll (1919), Carton Moore-Park (1877-1956)