samedi 25 janvier 2020

Du trouble alimentaire


Je dois bien l'avouer : la cuisine, ce n'est vraiment pas mon truc. En fait je n'y connais rien et même ça m'ennuie parce que je trouve que c'est une perte de temps. Même la cuisine slave, je l'apprécie bien sûr, mais je n'irais pas jusqu'à en faire la promotion. C'est du roboratif mais ce n'est quand même pas très raffiné. Quant à son hygiénisme...


C'est un vrai handicap en France où chacun se définit par les petits plats qu'il sait confectionner, les recettes dont il a le secret, et où la bonne bouffe occupe une large part des conversations.

Il est vrai que c'est un peu pareil dans tous les pays du monde. Chacun est convaincu (même les Anglais, même les Allemands, même les Suédois) que sa cuisine est la meilleure du monde et la pire insulte, c'est de déclarer à des étrangers qu'on ne mange pas bien chez eux.


Mais si je ne suis pas une grande cuisinière, ça ne signifie pas que je ne m'intéresse pas à la nourriture. Au contraire même puisque je fais beaucoup attention à ce que je mange et que je sélectionne rigoureusement les aliments : peu de graisses et de viandes, pas de fritures et de fromages, beaucoup de poissons bleus et de fruits. C'est au point que ce n'est sûrement pas très drôle de m'accompagner à table.


C'est un peu mon côté anorexique qui m'a souvent hantée sans aller toutefois jusqu'à suivre des pentes mortifères. Mais pour moi, c'est un principe, pas question d'avoir un gramme de trop, de ne pas me sentir toujours légère et aérienne. J'ai souvent tendance à tenir en suspicion les gens un peu trop enveloppés: comment leur faire confiance s'ils ne sont pas capables de se discipliner eux-mêmes ?


On dit souvent que l'anorexie, c'est la conséquence des diktats de la mode, de l'idéal des mannequins longilignes. Peut-être mais pas seulement : l'anorexie, ça relève aussi de la volonté de  puissance, du souci de maîtriser son corps, de lui dicter sa Loi. Être plus fort que son corps, imposer l'esprit à la matière, se sentir immortel et asexué, voilà la préoccupation première de l'anorexique. Qui sommes-nous donc ? Des êtres de chair ou des êtres d'esprit ?


L'anorexique a tranché de manière radicale mais son rejet du corps relève évidemment d'un extrémisme redoutable : on ne peut pas éliminer purement et simplement l'un des termes du problème.

A l'inverse des anorexiques, on peut donc voir dans l'intérêt accru que portent nos sociétés à l'alimentation (toutes ces interrogations, souvent irrationnelles, sur la qualité de l'alimentation, avec le bio, les pesticides, etc... et aussi tous les régimes alimentaires) un retour du corps sous sa forme la plus concrète et matérielle au sein d'un monde qui devient de plus en plus abstrait et dématérialisé. Le corps plus que l'esprit, proclament les "bons vivants". La "bouffe", la nourriture, c'est un peu de biologique, d'organique, un peu de réel, au sein d'un espace de plus en plus virtuel où on perd de plus en plus ses repères.


Mais les "bons vivants", confrontés aux anorexiques, n'ont pas non plus complétement raison parce qu'on n'est pas seulement des corps. On le sait bien : on ne mange pas simplement pour se nourrir. De plus en plus, on cherche, en fait, à redéfinir son corps : par rapport à son esprit et par rapport à son environnement. S'interroger sur la nourriture, ça revient en effet à s'interroger sur son enveloppe charnelle, sa constitution, ses limites : de quoi on est faits en interne et où passent les frontières entre l'intérieur et l'extérieur de notre organisme au travers de ce qui est désigné comme bon ou mauvais pour notre corps ?

Je me souviens ainsi d'une étrange coutume slave au cours de la quelle des groupes d'adolescents se lancent des défis amoureux. Jusqu'où tu m'aimes ? lance-t-on. Il s'agit alors de surenchérir en ingérant les choses les plus improbables et les plus répugnantes : ça commence par des fleurs, puis de l'herbe, puis des insectes, voire des escargots ou des limaces, et enfin (pour ceux qui veulent à tout prix remporter le défi), de la terre.


Il faut être bien accrochés évidemment mais je trouve que ce jeu pose bien la question de ce qui constitue notre corps et de son rapport au monde extérieur. Ce qu'il est licite de rejeter ou d'ingérer, ce qui nous fait du mal ou du bien.

C'est au fond la question du cannibalisme et de l'interdit fondamental de consommer de la chair humaine. Les cannibales, on le sait maintenant, ne cherchaient pas à se nourrir, mais, plutôt, à s'approprier, à intégrer, les pouvoirs et qualités de leur victime.
 

La transfiguration par le cannibalisme, ça n'a d'ailleurs pas disparu au sein du monde moderne. Subsiste, en effet, le rituel de la "communion" catholique qui invite le croyant à ingérer "le corps du Christ" (bizarre que ce cannibalisme chrétien ne fasse l'objet de presque aucune mise en question). L'alimentation, on le voit, ce n'est pas seulement utilitaire et fonctionnel; le symbolique, on a vite fait d'y retourner.

Images de "Saturne dévorant son fils" de Peter-Paul Rubens (1577-1640), Théodore Géricault (1791-1824), Bernard Buffet (1928-1999), Odd Nerdrum (1944, "Les lécheurs de poussière" et les "cannibales"),

Dans le prolongement de ce post, je conseille vivement le film tout récent "Swallow" de l'Américain Carlo Mirabella-Davis. Sa protagoniste, la magnifique Halley Benett, développe un trouble compulsif du comportement alimentaire, le PICA, caractérisé par l'ingestion d'objets dangereux.

7 commentaires:

Richard a dit…

L'extrême d'une question de principe, de discipline, pour franchir le mur de la volonté de puissance.

Bonjour madame Carmilla !

Michel Foucault dans : Les aveux de la chair, touche ce sujet multiple dans la perfection de ces premiers chrétiens, qui s'isolaient, jeûnaient, se mortifiaient, afin d'atteindre la perfection de dieu pour lui plaire. Ainsi, les moines se mortifiaient, afin d'atteindre cet état de grâce. Certains d'entre eux allaient jusqu'aux portes de la mort, quelques uns la franchissaient. Du principe on affûtait sa discipline stimulé par une volonté de puissance. Ce qui a provoqué un débat entre les premiers penseurs de l'église : Tertullien, Saint Amboise, Saint Augustin, parce que la question qui demeurait : Est-ce que le but de la pénitence plairait à dieu, si sa créature se comportait ainsi en se détruisant. Voilà un vieux débat qui remonte bien avant le christianisme, et que nous voyons défiler sous nos fenêtres, où le christianisme cède la place à l'anorexie. Changement de religion ? Reste que sur le fond, rien ne bouge. Il était aussi question dans ce débat, du paraître, de s'afficher, de se montrer non seulement dans sa foi, mais aussi dans sa magnificence de sa volonté. Vantardise de la domination du corps par l'esprit. Faut-il haïr son corps pour le martyriser avec son esprit ? Dans sa nature propre, cela tient du suicide à petite dose, une des pires manières de se supprimer. La puissance de l'esprit tombe dans la abdication. Après ce genre de mortification, dans la recherche de la faute pour atteindre la perfection, on glorifia les vierges, l'abstinence sexuelle complète. Le mariage, et surtout faire des enfants étaient moins bien vu, mais acceptable, on pouvait tolérer, le créateur avait dit : multipliez-vous et dominez la terre. Nous y sommes presque arrivés. Je ne suis pas sûr que le créateur soit satisfait. Je souligne qu'il faudra attendre le Xe siècle pour interdire le mariage des prêtes. Dans le sexe comme dans la nourriture les humains demeurent inégaux. Mais l'inégalité n'est ni un vice, et encore moins une faute, peut-être même pas un vice de procédure. Encore une fois, je vais en référer à mon ami François, grand séducteur devant l'éternel, qui pratiquait de nombreux sports. Ses genoux aujourd'hui sont en compotes parce qu'il a trop couru. Il a mal au dos parce qu'il a fait trop de cheval, sans oublier ses nombreuses chutes occasionnées par ses montures qui l'on désarçonné à plusieurs reprises. Il visite son physiothérapeute régulièrement, fait ses exercices d'étirements le matin, surveille son alimentation, essaie de réparer ce que sa force de volonté a détruit. La vertu s'est transformée en vice. Je me demande ce qu'on peut racheter à la fin de sa vie ? Il est sans doute trop tard pour devenir vertueux. On peut se suicider par paresse, mais aussi par le travail. Est-ce que ce monde a oublié sa liberté, son libre arbitre ?

Bonne fin de dimanche Carmilla

Richard St-Laurent

PS : J'ai trouvé que Michel Foucault à fait le tour de ces questions d'une manière tout à fait remarquable.

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Richard,

Je n'aurais tout de même pas osé mettre en relation mon petit post avec Michel Foucault; je l'ai cependant lu avec attention mais pas "Les aveux de la chair".

J'avais personnellement été impressionnée par un livre de Jacques Lacarrière : "Les hommes ivres de Dieu". Ça m'avait conduit à visiter la Cappadoce.

Ce qui est sûr, c'est que dans aucune culture, il n'y a de rapport neutre à la nourriture et au corps. On se demande toujours à quel terme il faut accorder prééminence, le corps ou l'esprit, la nourriture constituant, à cet égard, un vecteur symbolique.

Le Christianisme, c'est vrai, a d'abord choisi l'esprit au point qu'on a pu dire qu'il était une civilisation du mépris du corps. Mais il faut aussi rappeler que le Christianisme a aboli les tabous alimentaires du judaïsme (qui perdureront largement dans l'Islam), ce qui était révolutionnaire.

L'hygiénisme contemporain (pas de gras, pas de sucre, pas d'alcool...) avec son expression extrême de l'anorexie, est peut-être, en effet, une forme abâtardie de religion. On cultive aujourd'hui la dépression et les passions tristes. Je ne sais pas qui a raison car les abstinents comme les bons vivants sont finalement esclaves.

Je précise enfin que je m'intéresse à ce qui fait les limites de notre corps.

Bien à vous,

Carmilla

Richard a dit…

Bonsoir Carmilla !
Notre corps est tellement limité qu'on voudrait s'en débarrasser. Le problème, c'est qu'un esprit sans corps aussi limité soit-il, c'est absurde. Nos progrès sont lents, sans doute beaucoup trop lents face à cette technologie implacable qui émerge. Nous voulons nous transformer en machine.
Emma Becker dans son récit : La maison, pose une question. Pourquoi faudrait-il être triste et sombre dans une relation sexuelle tarifiée ? Le sexe, et j'en conviens comme Becker, devrait être un moment joyeux.
Une machine n'a pas de plaisir pas plus qu'une statu en plâtre.
Pourquoi faudrait-il se soumettre devant l'esprit qui rejette le corps ?
Pourquoi faut-il être si triste ?
Pourquoi, nous ne nous contentons pas d'être simplement des humains ? Des humains, qui, certes, souffrent, rient, s'amusent, baignent souvent dans le déni comme le capitaine de La méduse dans : A ce point de folie, de Franzobel ?
Quel chemin sommes-nous en train de parcourir ?
Peut-on sortir de cette époque avec un nouvel élan vers l'avenir, et s'accepter tel que nous sommes avec nos défauts ?
Est-ce que notre situation d'humain est aussi absurde que nous voulons bien le croire ?
Que se soit Jacques Lacarrière, Michel Foucault, Emma Becker ou encore Franzobel, pour n'en nommer que quelques uns, nous devrions avoir plus de discernements, du moins un peu mieux que les officiers subalternes du capitaine de La Méduse, qui n'ont pas réagis au moment propice. C'est à nous de prendre les décisions et d'assumer.
Ce n'est pas le courage que de faire souffrir son corps, pas plus que c'est de la bravoure que de ce précipiter dans le danger, ou bien de s'enfermer dans son inconscience, où ses passions tristes.
Alors, si c'est le cas, je citerais le 2è médecin du bord de La Méduse : Jean-Baptiste Henri Savigny, lorsqu'il décrit le cerveau humain en discutant avec Victor :

«  Peut-être que ce que nous prenons pour de la pensée n'est qu'un mélange d'oignons et de haricots cuits. Quand on ouvre un crâne... »
Franzobel
À ce point de folie
Page -84-
C'est une manière de penser qui en plus de me plaire m'interpelle. À méditer !

Bonne nuit Carmilla
Richard St-Laurent

Richard a dit…

Bonjour Carmilla.

« La volonté de l'homme est son enfer. »

Franzobel
À ce point de folie
Page -533-

Bonne fin de journée

Richard St-Laurent

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Richard,

Je constate que vous avez sensiblement progressé dans la lecture de Franzobel.

On peut penser en effet que notre époque est celle d'un refoulement du corps. Le meilleur exemple en est celui du transhumanisme qui se propose tout simplement de télécharger les données de notre cerveau. L'immortalité comme pur esprit débarrassé des soucis du corps. Cependant, si le corps est une souffrance, il est aussi le lieu des passions. Et que serait une vie sans passions ?

Bien à vous,

Carmilla

Richard a dit…

Bonjour Carmilla !


Il appert que Franzobel est plus facile à lire que Michel Foucault, mais il en demeure très pertinent autant que Foucault. Cet auteur autrichien soulève bien des questions, sur notre nature humaine profonde, qui peut se transformer lorsque des événements imprévisibles surgissent.

Cette idée de télécharger des données dans notre cerveau provoque chez moi un certain malaise.

Qui sait, c'est peut-être nos passions humaines qui nous sauverons ?

Excellent Franzobel : Pourquoi, il n'a pratiquement pas été traduit en français ?

Bonne fin de journée

Richard St-Laurent

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Richard,

Franzobel, c'est effectivement plus facile à lire que Michel Foucault. Son livre est un véritable "page turner" avec des questions essentielles.

Il montre bien que chacun de nous, quelles que soient par ailleurs ses convictions, est capable du pire dans des conditions inhabituelles. C'est ce que l'on appelle la banalité du Mal.

Bien à vous,

Carmilla