samedi 1 février 2020

Sur les rives de l'Achéron


Cette semaine,  j'ai été hospitalisée pour une petite intervention chirurgicale. C'était bénin mais cela suffit à plonger des gens anxieux comme moi dans des abîmes d'inquiétude.


Le choc, c'est d'abord de se trouver brutalement immergés dans un autre monde. A l'Hôpital, on se retrouve tout à coup de l'autre côté d'une frontière, celle qui sépare les bien-portants des malades et des mourants.

Et puis, contrairement à ce qu'on imagine, l'Hôpital n'est que secondairement un lieu de compassion et de sollicitude. C'est d'abord une énorme machine technique et bureaucratique dont la fonction première est de "produire des soins" au bénéfice de populations considérables. L'Hôpital-Charité, ça n'existe plus depuis longtemps, c'est l'Hôpital-Usine.


Certes, c'est inévitable : c'est la simple Loi des chiffres. On peut le rappeler : le nombre annuel de séjours hospitaliers en France est supérieur à 18 millions pour un peu plus de 12 millions de malades. Cela concerne donc, chaque année, près d'un Français sur cinq. Dans ces conditions, il n'y a aucune place accordée à l'improvisation : chaque instant y est mesuré, paramétré, procéduré pour une efficacité et une rentabilité maximales.


A son corps défendant, l'Hôpital, c'est donc quand même bien le prototype de la société bureaucratique et totalitaire, l'une des principales institutions de ce que l'on appelle aussi la société disciplinaire.

Nulle part ailleurs, en effet, l'individu n'y est à ce point dépouillé de son libre arbitre. Il se trouve brutalement placé en état d'absolue dépendance. Il n'est plus un sujet mais un objet aux mains des médecins et des personnels soignants. Il est dans un rapport complet de pouvoir  parce qu'il n'a ni la compétence ni le savoir pour exprimer son point de vue.


On guette donc désespérément l'avis du chef de service ou du spécialiste qui vont statuer sur notre sort en nous renvoyant dans l'un ou l'autre monde. De manière étrange, mon chirurgien me dit : "C'est formidable d'opérer des gens comme vous. Comme vous n'avez pas du tout de graisse, on voit tout distinctement à l'intérieur de votre corps. C'est magnifique". Je me mets alors à penser à la poésie de mes intestins. Comme c'est bizarre, jamais on ne m'avait draguée comme ça.

C'est le grand paradoxe. La médecine s'est formidablement technicisée. Elle voit tout, elle sait tout. Mais elle est devenue anxiogène car elle nous laisse sans voix, sans réponse.  Nous n'avons d'autre choix que d'obéir à ses verdicts.


Mais c'est alors, encouragés par ces petits mots, hébétés, ahuris, que l'on s'insère péniblement dans la cohorte des malades, attendant sagement et avec angoisse notre tour, livrés à la grande machine hospitalière qui va nous broyer ou nous sauver. On est poussés dans la  file, dans son fauteuil ou son lit roulant, vers l'entrée du bloc opératoire. On est alors moins que des enfants, on fait simplement partie d'une grande foule que l'on trie et sélectionne. On se situe "entre deux eaux".

On se dit alors que vivre, c'est d'abord parvenir à survivre.
 

Tableaux de Victor Borissov-Moussatov (1870-1905), Tijana TITIN, Christian SCHAD (1894-1982) Vincent Van GOGH (1853-1890), Edvard MUNCH (1863-1944), Jose Benlliure  y Gil (1855-1937)

6 commentaires:

Richard a dit…

Bonjour madame Carmilla !

Je vous ferais respectueusement remarquer, qu'on a toujours la liberté de se faire soigner dans un hôpital ou ailleurs, ou bien, de mourir comme un chien au fond de sa niche par -30 degrés.

Bonne fin de journée

Richard St-Laurent

Carmilla Le Golem a dit…

Certes Richard,

Mais les gens qui refusent tous soins et préfèrent se laisser mourir "comme des bêtes", est-ce que (sauf en phase terminale d'une maladie) cela existe vraiment ?

C'est une grave question à la quelle je me sens personnellement bien incapable d'apporter une réponse. Je me sens toujours gênée par l'assurance de ceux qui proclament le droit à l'euthanasie.

J'ai l'impression que, malgré tout, le vouloir vivre est très puissant et se manifeste jusqu'aux derniers instants.

Bien à vous,

Carmilla

Richard a dit…

Bonsoir madame Carmilla !

C'est ce bout de texte qui m'a fait bondir :

« A son corps défendant, l'Hôpital, c'est donc quand même bien le prototype de la société bureaucratique et totalitaire, l'une des principales institutions de ce que l'on appelle aussi la société disciplinaire.

Nulle part ailleurs, en effet, l'individu n'y est à ce point dépouillé de son libre arbitre. Il se trouve brutalement placé en état d'absolue dépendance. Il n'est plus un sujet mais un objet aux mains des médecins et des personnels soignants. Il est dans un rapport complet de pouvoir  parce qu'il n'a ni la compétence ni le savoir pour exprimer son point de vue. »

Oui, l'être a toujours le choix, peut-être pas toujours les connaissances pointues, ni le baragouin pour discuter avec un médecin ou un spécialiste. Il n'empêche que c'est son corps, sa vie, et qu'il est tout à fait libre de refuser un traitement.

J'en ai connu des personnes qui ont refusées un traitement, et le médecin a respecté le choix de ce patient, ce qui est tout à son honneur.

Nous avons la chance dans nos pays développés et démocratiques de bénéficier de systèmes de santés efficaces, que je ne perçois pas comme une société bureaucratique et totalitaire, et encore moins comme une société disciplinaire.

Il est vrai que sur une table d'opération tu es en dépendance de ceux qui tentent de te sauver la vie. On en réfère ici au serment d’Hippocrate que tous les médecins doivent prêter. Ce qui leurs confèrent de lourdes responsabilisés, qui ressemblent à des lourds cas de conscience.

D'autre part, le débat sur la fameuse mort assistée fait rage partout en occident, même ici au Canada, même si la loi a été adoptée par le parlement. Dans cette loi, il y a des zones d'ombres très dérangeantes, que nous n'avons pas fini de débattre.

La vie n'est pas un choix, mais la mort peut l'être.

Ici, il est toujours question, de liberté, de libre-arbitre, de libre consentement, dans le respect de tous et chacun.
Oui, qui sommes-nous pour juger ?

Bonne fin de nuit Carmilla

Richard St-Laurent

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Richard,

Je pense m'être mal fait comprendre.

L'hôpital disciplinaire, ce n'est pas ma thèse, c'est celle de Michel Foucault dont vous faisiez l'éloge la semaine dernière.

Personnellement, je ne me sens pas très à l'aise avec ce type de théorie. Idem pour l'école.

C'est toute l'ambiguïté des institutions : instruments d'oppression ou d'affranchissement ?

On ne peut pas en fait échapper à un système d'encadrement mais je pense que la finalité en est quand même émancipatrice.

Bien à vous,

Carmilla

Richard a dit…

Bonjour Carmilla !

Faut-il passer par l'oppression pour s'émanciper et surtout atteindre un certain niveau de liberté ?

C'est une question qui a hanté toute mon existence.

Faut-il connaître le mal pour découvrir le bien ?

Je sais que Foucault a écrit sur la société répressive.

Je me propose cette année de faire le tour de Foucault. Il me semble que cela va être un voyage intéressant. Puisque que nous parlons de société, comment ne pas faire le pont avec le numéro de Philosophie magazine de février 2020, qui traite de (collapsologie) ? Avec des types comme Michaël Foessel et Gérald Bronner qui s'étendent sur nos évolutions futures face aux changements qui ne manqueront pas de surgir. Les débats sur notre devenir, que nous avons ignorés par refus ou encore par ignorance sont en train de nous rattraper. À ce chapitre ce numéro de février de Philosophie s'impose, pour une fois nous avons droit à un véritable débat. Qui plus est , il y a une panoplie de livres sur le sujet que l'on retrouve à la fin comme recommandations. Ma liste d'ouvrage à lire vient encore de s'allonger...

Dans un tout autre ordre d'idée, je vous recommande le dernier ouvrage de Rima Elkouri : Manam. Entre le récit et le roman, Elkouri raconte l'histoire de ses grands-parents qui ont échappés aux massacres des Arméniens en 1915. profondément humain, c'est un livre qui se savoure parce qu'il vous remue.

Rima Elkouri est née à Montréal, de descendance arménienne, elle est chroniqueuse au journal La Presse. Son livre est publié chez Boréal. J'ignore si on peu le trouver à Paris. J'aime cette femme, ses pensées, son écriture, sa ferveur humaine.

Février se frotte les mains, nous allons vivre une bordée d'une quarantaine de centimètres de neige aujourd'hui et demain.

Bonne fin de journée Carmilla

Richard St-Laurent

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Richard,

Je lis aussi assez régulièrement "Philosophie Magazine". Je juge tout à fait remarquable cette revue qui sait poser les problèmes sans jargon et de manière attrayante. Elle est en outre capable d'intéresser aussi bien les "professionnels" que les débutants.

S'agissant de Michel Foucault, il faut peut-être d'abord lire "L'Histoire de la Folie" et "Surveiller et Punir". C'est en plus d'une très grande qualité d'écriture. Il a bien sûr renversé les perspectives. Mes réserves portent sur sa théorie du pouvoir qui est disséminé chez lui absolument partout, y compris dans les corps. On rentre aujourd'hui dans une société de contrôle généralisé. C'est sans doute vrai mais je crois aussi à la capacité d'affranchissement de l'homme.

Bien à vous,

Carmilla