samedi 30 juillet 2022

Je ne suis pas drôle

 

Je le reconnais, je ne suis pas facile à vivre. Non pas que je sois méchante ou insultante. Et d'ailleurs, je suis très contenue, je m'exprime peu et suis même très peu bavarde et plutôt souvent muette. Quant à m'énerver, me mettre en colère ? Jamais, je suis au-dessus de ça. On peut aussi me crier dessus, ça ne semblera pas m'atteindre. Je suis sans doute exaspérante, je laisse penser que je suis un mur ou n'ai rien à dire. 


En fait, je suis probablement déprimante, épuisante. Parce que je suis tellement peu expressive que  j'apparais indéchiffrable aux autres. Qu'est-ce que je pense d'eux à vrai dire ? Est-ce que je les apprécie ou les déteste ? Ils se sentent sans doute, a contrario, observés, évalués, notés, par moi. Dans mon travail, je crois être plutôt sympa mais pas liante du tout. A tort ou a raison, je considère que ce n'est pas possible.

Et puis, il y a ma manière de susciter/ne pas susciter l'attention. Ma façon de simplement distiller des informations sur ma personne, ce que j'ai fait, vu, lu. Une règle absolue : ne jamais trop en dire. Laisser entendre simplement, ne donner que quelques indications. Mes études, mes diplômes, mon travail, mes voyages, je n'en parle pas. Cette question très française du : "Qu'est-ce que tu fais dans la vie ?", j'y réponds de la manière la plus évasive. Trop s'exposer, j'ai vite compris que ça plongeait les autres ou bien dans l'embarras, ou bien dans l'envie, ou bien dans la détestation. 


Tant pis si, en me soustrayant aux catégorisations sociales, je peux passer pour une idiote. Mais il est vrai aussi que je suis méfiante. J'ai vécu quelques expériences troublantes au cours des quelles j'ai eu le sentiment déplaisant que l'on avait épié, disséqué, ma vie. Je redoute la curiosité humaine insatiable, inquiétante. Surtout, je n'aime pas que l'on m'aime ou me déteste en raison de ma situation professionnelle. Qu'on ne puisse avoir prise sur moi, que je sois hors d'atteinte, c'est ce que je cherche et c'est pour ça que je me dérobe sans cesse.


Sur un plan plus personnel, il y a mon mode vie. Toujours levée entre 4H 30 et 5H 30 du matin, ça convient à peu de gens. Après, il faut faire du sport, natation ou course à pied.  Mais ça ne doit jamais être une balade tranquille, une détente. Ca doit être comme si on préparait une compétition: il faut se chronométrer, évaluer les kilométrages parcourus.


 En fait, je suis très disciplinée, mes journées sont cadencées comme une horloge. Je suis implacablement à l'heure. J'avais été très impressionnée par le récit de la vie quotidienne d'Emmanuel Kant à Koenigsberg  par le penseur russe Arsenij Gulyga.  Il était plein de manies sans doute un peu grotesques. Mais j'avais bien aimé cette idée que, pour dépasser les contingences matérielles, il faut savoir s'imposer quelques contraintes extérieures. On en retire une véritable force intérieure.


Cette discipline, je l'étends à l'ensemble de ma vie. Et notamment à mon apparence physique, corporelle, pour laquelle je recherche une perfection fantasmée. Pas question d'avoir un gramme de graisse en trop. Je suis toujours effrayée par le spectacle des corps à la piscine : ces ventres bedonnants, ces seins emportés par la gravité, ces culs proéminents. Je fais donc toujours très attention à ce que je mange. Mes ennemis, ce sont le sucre, les graisses et le sel. Je pense que c'est énervant pour ceux qui m'invitent au restaurant.


C'est pareil pour la façon dont je m'habille (même si ça peut être fantaisiste) ou l'agencement de mon logement. J'ai un côté prussien, je déteste ce qui est de travers, déglingué ou ne marche pas. Les vieilleries, la camelote, ça va immédiatement à la poubelle. Mais je conçois bien que, là encore, ça peut être horripilant pour les autres.


L'hyper contrôle, l'hyper activité, c'est ma manière d'exister, de conquérir une identité. C'est une véritable domination de l'esprit sur le corps. Et en la matière, je ne donne guère dans la modération. Quand j'ai commencé quelque chose, je ne sais plus trop ensuite m'arrêter. Dans tout ce que je fais, j'ai tendance à être excessive.


Je me dis souvent que, d'une certaine manière, je suis un pur produit du système d'enseignement français au cours des études supérieures. J'ai pu comprendre ça comparativement à d'autres pays. On vous enseigne d'abord, en France, la pensée abstraite et à construire une argumentation raisonnée. C'est formidable mais ça n'est pas sans conséquence. Je crois que j'ai réussi à piger à peu près la mécanique mais c'est vrai qu'à ce régime, vous êtes rapidement vidé de toute expression affective. On devient vite désincarné, très abstrait, raisonneur et finalement d'un ennui mortel tellement on est stéréotypé.


Je me rends compte des dégâts sur moi-même. Je crois que je sais à peu près rédiger une dissertation ou une note technique à toute allure. Mais s'il fallait écrire un roman ou, pire, de la poésie, ce serait une véritable catastrophe. De l'émotion, de l'affectivité, je ne sais plus si j'en ai beaucoup.

Je suis donc très "construite", pleine de manies et de principes. Ca ne rigole donc pas vraiment avec moi. Un type cool et relâché, il est éjecté en cinq minutes. Mais je ne crois pas non plus être conventionnelle. Ce que je déteste, en fait, c'est la normalité. Les gens que j'aime, ce sont ceux qui savent sortir des sentiers battus à force d'audace de curiosité et de persévérance. Parvenir à se frayer un chemin propre, ça a tout de même certaines exigences.


Tableaux de Michal SWIDER (1962-2019), peintre polonais.

Dans le prolongement de ce post, mes conseils hebdomadaires:

- Anne AKRICH : "Le sexe des femmes - Fragments d'un discours belliqueux". Les bouquins féministes, je trouve ça d'un ennui mortel tellement c'est radoteur et vindicatif. Mais j'ai été étonnée par ce livre complétement iconoclaste, très drôle et à l'écriture abrasive. A offrir à son copain et à sa copine.

- Solène CHALVON-FIORITI : "La femme qui s'est éveillée - Une histoire afghane". Voici enfin un livre qui évoque, de manière très concrète, le vécu mental de jeunes étudiantes Afghanes au cours de cette dernière décennie. L'auteur, correspondante de Radio France, Arte, RFI, a une remarquable expérience du terrain en Afghanistan et au Pakistan. On découvre surtout un pays infiniment plus moderne que les images habituellement diffusées.

- Eva IONESCO : "Les enfants de la nuit". Sa mère Irina,  photographe autrefois renommée mais aujourd'hui très controversée, vient de mourir. Eva a consacré, en 2017, un très beau livre ("Innocence", Le livre de poche) à son enfance-adolescence et à sa mère. Je le recommande particulièrement. "Les enfants de la nuit" est également magnifique, rythmé par une grande qualité d'écriture. Le roman d'éducation/initiation d'une jeune fille dans le Paris des années 70 en compagnie de celui qui deviendra le célébrissime grand chausseur, Christian Louboutin.

samedi 23 juillet 2022

De la cuisine


 Manger, se nourrir, on croit souvent qu'il n'y a rien de plus simple, de plus naturel. On satisfait un simple besoin.

Mais c'est sans doute plus complexe. Il y a aussi une dimension culturelle et symbolique. C'est d'abord un langage, une communication. Ca engage également mon propre rapport aux autres et au monde. 


La communication, l'échange ? C'est le partage des repas et la singularité de chaque cuisine. Une illustration m'en a été fournie par un récent article de "L'Obs" relatant quelques cas (rares) où l'accueil de "réfugiés" ukrainiens par des Français ne se passe pas bien. Cela atteint un point où les deux familles ne se supportent plus.


Il y a deux motifs majeurs d'incompréhension : outre l'éducation plus permissive (contrairement à ce qu'on imagine généralement) des enfants ukrainiens  qui les fait apparaître "mal élevés", il y a le problème majeur des repas.


Je ne développerai pas le premier point mais c'est vrai que je constate souvent, avec étonnement, que les parents français apprécient de hurler sur leurs enfants (mais il est vrai que les mères russes sont, probablement, encore pires, de vraies folles, à la différence des mères ukrainiennes ou polonaises, toujours impassibles).


Quant aux repas, il y a bien sûr d'abord la différence des cuisines. En toute objectivité, je reconnais que les cuisines slaves (à quelques variations près, elles sont toutes les mêmes) c'est d'abord roboratif mais ça n'est pas très sophistiqué et ça ne relève pas vraiment de l'Art culinaire (surtout après quelques décennies de communisme). Ca a du moins l'avantage d'être facile à faire et chacun peut se croire un bon cuisinier.


Mais il est alors bien difficile de comprendre la cuisine française. On trouve que la charcuterie et les saucisses, ça n'est pas terrible et que la pâtisserie est inconsistante, trop légère. Et puis qu'est-ce que c'est ces petits déjeuners ridicules au cours desquels on ne mange à peu près rien ? Quant à la viande, elle est carrément immangeable, elle est toujours mal cuite. Ces biftecks et ces rôtis de bœuf sanguinolents, c'est répugnant. Et que dire de ces poissons et fruits de mer bizarres, ces huîtres en particulier, on dirait un crachat ? On ne connaît même pas la carpe, l'esturgeon, le silure, le brochet. Et puis, pourquoi on ne sert pas les patates cuites à l'eau ? On est privés aussi de chou, de betteraves, de kacha, de cornichons saumurés. Enfin le kvas, ça manque, ça vaut bien le Coca.


Mais surtout, c'est le cérémonial français des repas qui déconcerte. Ces heures fixes et cette durée infinie passée à table (alors qu'on mange à toute heure et rapidement en pays slave). Quelle horreur ces repas du dimanche. On se dit qu'on a vraiment beaucoup de temps à perdre en France. Et puis l'enchaînement immuable des plats et la nécessité de ne pas bouger et de bien se tenir pour les enfants.


La cuisine, c'est donc un vecteur formidable de communication mais aussi de dissension. Ca a un peu façonné l'arrogance des Français tant ils sont persuadés que leur gastronomie est la meilleure du monde. La pire insulte, c'est de mettre ça en question.


Ce qui est sûr, c'est que la cuisine de son enfance, c'est comme une langue maternelle. On y est définitivement et immuablement attachés, elle est incontestablement la meilleure. Même les pires horreurs (les escargots, les cuisses de grenouille, les ris ou la tête de veau, les pieds de porc, les tripes, les rognons, un Maroilles ou une boulette d'Aven par exemple), c'est forcément sublime.


Et une cuisine, c'est comme une langue. Si on n'est pas du pays, on ne la pratiquera jamais aussi bien qu'un natif. 


Personnellement, j'avoue que les Français m'énervent un peu avec leur polarisation sur la cuisine. Ca fait une grande part des conversations et je suis évidemment larguée.


Mais je me suis quand même adaptée et je mange à peu près tout (sauf le lapin et la viande rouge). Mais je n'aime définitivement pas les repas qui traînent en longueur.


Enfin, je n'ai jamais essayé de m'exercer à la cuisine française. Je m'en sens vraiment incapable. Je préfère m'en tenir aux saveurs de mon enfance-adolescence et bricoler mes propres trucs même si je sais que ça n'est pas terrible. Un aliment est surtout chargé d'affectivité. 


Tableaux de Henri Matisse et de Pierre Bonnard, probablement les deux plus grands peintres français du 20ème siècle. Ils ont multiplié les images, moins connues, de salles à manger et de tables garnies.  

On peut lire :

- Yoko Hiramtsu - Jiro Taniguchi : "Un sandwich à Ginza". La cuisine japonaise est, peut-être, encore plus sophistiquée que la française. Elle fait également appel au plaisir visuel. Ce livre, illustré par le maître Taniguchi, est un enchantement.

- Durian Sukegawa : "Les délices de Tokyo". Un très beau film et aussi un bon livre.

samedi 16 juillet 2022

Comprendre les bourreaux

 

La chose la plus difficile, c'est de chercher à comprendre un bourreau.

C'est même absolument impossible pour des victimes aux quelles on ne peut  évidemment pas demander de comprendre leur bourreau. Le type qui vous a violée, le terroriste qui vous a défigurée, le soldat qui a flingué votre famille, on ne peut en retenir que sa violence brute, on veut surtout n'en rien savoir d'autre. C'est parfaitement compréhensible.


Et que dire, aujourd'hui, des crimes de masse commis arbitrairement par l'armée russe sur des populations civiles ? La plaie pourra-t-elle se refermer ? J'ai bien peur que non. Le traumatisme infligé, ravageur, va perdurer sur plusieurs décennies et il est évident qu'aucun Ukrainien n'a envie de chercher aux Russes des excuses. 


Mais comprendre les bourreaux, c'est peut-être une tâche essentielle si on n'a pas été une victime. Pourquoi et comment certaines personnes s'adonnent-elles, un jour, au Mal ? Il ne s'agit pas de justifier mais de reconstituer certains enchaînements. Cela peut permettre de réfléchir à une possible prévention, d'éviter, peut-être, que l'Histoire ne se répète.


Car les violences particulières relèvent toutes du même mécanisme général. Le soldat, le délinquant, le violeur et même, parfois, le bureaucrate, sont apparentés. S'agissant des violences faites aux femmes, par exemple, leur dénonciation est, bien sûr, entièrement légitime mais se polariser uniquement sur celles-ci, c'est renoncer à essayer de comprendre le fonctionnement global d'une société. 


Il est vrai, toutefois, qu'il y a bien une domination qui est devenue structurelle de l'homme sur la femme. Mais j'ai du mal à considérer ceux qui sont désignés à la vindicte populaire comme des monstres intégraux. Les Strauss-Kahn, les Poivre d'Arvor, les Bourdin, les Hulot, je trouve qu'ils sont, au contraire, d'une sinistre banalité. Ce sont surtout des pauvres mecs, des beaufs moyens, des produits typiques d'une longue éducation : celle de leurs parents (notamment leur mère), puis l'école, éventuellement l'armée, et enfin le milieu professionnel et ses camaraderies. C'est à ces différentes étapes que se façonne tout un comportement, une relation aux autres et notamment avec les femmes.


Il n'y a pas d'un côté les gens bien, les saints, et de l'autre les criminels, les monstres, avec un mur infranchissable entre les deux. Chacun de nous est, en fait, capable des pires saloperies comme des plus belles choses.


A cet égard, l'éducation joue sans doute, en effet, un rôle important. J'ai déjà parlé de l'éducation russe à la virilité sans doute plus énergique et traumatisante qu'à l'Ouest. On peut aussi se reporter au célèbre film "Le ruban blanc" de Michaël Haneke évoquant une éducation germanique. Et que dire des pensionnats anglais ? Chaque parcours de vie est scandé d'humiliations et de violences qui façonnent un individu. C'est au point que ce qu'on a subi dans son enfance-adolescence, il n'apparaît pas, plus tard, illégitime de le  faire subir. Ca semble dans l'ordre normal des choses. Et du reste un bourreau agit au nom de l'ordre établi et non de ses impulsions (Georges Bataille).


Ce qu'enseigne, en fait, l'éducation, c'est une espèce d'apathie et d'indifférence à l'autre, à ses angoisses et tourments. J'ai, sur ce point, été très intéressée par l'ouvrage récent d'un enseignant de l'université de Linz, Roman SANGRUBER : "Le père d'Hitler - Comment son fils est devenu dictateur". S'appuyant sur des correspondances récemment retrouvées du père d'Hitler, son livre renouvelle l'image de l'enfance et de l'adolescence d'Hitler fils. 


Celui-ci n'aurait pas eu une enfance particulièrement malheureuse. Son père, généralement présenté comme un monstre, était, en fait, un honorable et méritant fonctionnaire des Douanes qui n'était ni particulièrement violent, ni particulièrement alcoolique. Simplement, il n'existait que par lui-même et pour lui-même, dans une totale indifférence aux autres. Mais c'était aussi, à l'époque, le comportement habituel des chefs de famille. 


Pourquoi une société engendre des monstres ? On vit, malgré tout, dans des sociétés de moins en moins violentes, Steven Pinker l'a bien démontré. Mais on est hantés, aujourd'hui, par le "crime sexuel": les harceleurs, les violeurs, les pédophiles. Cette polarisation sur le crime sexuel est d'ailleurs problématique dans des sociétés qui prétendent avoir fait leur révolution en la matière.

Mais il est vrai qu'on n'arrivera jamais à clore la question du crime, à lui assigner une origine certaine, parce qu'il y a tout de même beaucoup de gens qui ne s'inscrivent pas dans la répétition de leur éducation, sans pour autant nier et refouler celle-ci. Ils la transforment plutôt, lui donnent une évolution positive.

Et puis, la prévention de la violence suppose aussi une bonne volonté collective. Il s'agit, peut-être, de repenser notre éducation générale. A cet égard, je me risquerai à proposer deux pistes de réflexion :


- Tout d'abord, la violence est un phénomène presque exclusivement masculin. On peut d'ailleurs s'étonner que cette caractéristique ne soit presque jamais mentionnée. Pourtant, les faits sont incontournables. Pour se limiter à la France, les femmes ne représentent ainsi qu'un peu plus de 3% de la population carcérale. Un pourcentage presque constant depuis plusieurs décennies et qui ne correspond qu'à un total d'un peu plus de 2 000 détenues. Un chiffre qui est presque négligeable. On peut donc l'affirmer : la violence est presque étrangère aux femmes. Et ça ne s'explique sans doute pas par une simple question d'hormones ou de gènes.


- Dans tous les pays développés, il y a un écart de 6 années dans l'espérance de vie à la naissance des hommes et des femmes. C'est absolument considérable, c'est une profonde inégalité sur la quelle on ne s'interroge guère. On peut bien sûr évoquer une plus grande fragilité biologique des hommes mais ça n'est pas entièrement convaincant. Mon hypothèse, c'est que les hommes sont plus malheureux et plus angoissés en ce bas monde que les femmes. La preuve : ils meurent davantage d'accidents cardiaques et vasculaires, ce qui relève beaucoup de la dépression psychologique (dépression qu'ils "soignent" en fumant et en buvant). 


Ils sont en fait les premières victimes du système d'éducation qu'ils ont mis en place. Ils sont, en effet, soumis à une injonction permanente de réussite. On exige d'eux qu'ils "assurent", qu'ils soient forts, conquérants, des chefs. Quant à leur sexualité, elle est structurée par l'angoisse de castration qui épargne évidemment les femmes.


Ca fait beaucoup ! Et on comprend que de plus en plus d'hommes deviennent malheureux, se sentent dépassés, plus à la hauteur de toutes ces exigences. Qu'ils aspirent à moins de violence symbolique, moins de contraintes et d'impératifs. Qu'ils préfèrent devenir doux, non-violents.


Le piège, c'est que les femmes elles-mêmes, aliénées par les modèles virils, préfèrent souvent, aux poètes et aux artistes, les brutes, les vrais mecs, ceux qui ont des muscles et qui "font face".

Alors, l'une des clés du problème de la violence, c'est peut-être que les femmes changent elles-mêmes de logiciel amoureux et apprennent à aimer les types doux, délicats et artistes.


Tableaux de la "Neue Sachlichkeit", la "Nouvelle Objectivité" allemande qui fait l'objet, en ce moment, d'une belle exposition au Centre Pompidou. J'aime beaucoup ce courant artistique initié, dans les années 20, avec des peintres comme Beckmann, Dix, Grosz, Schrimpf, mais qui a trouvé des prolongements (Christian Schad) bien au-delà de la seconde guerre.

Je recommande :

- Roman SANGRUBER : "Le père d'Hitler - Comment son fils est devenu dictateur"

- Claude QUETEL : "Hitler (vérités, légendes)". Un petit livre clair et pertinent comme tous les bouquins de Claude Quetel. Outre son livre sur la Révolution française ("Crois ou meurs"), il faut absolument avoir lu :  "Histoire de la folie - De l'Antiquité à nos jours". Une réfutation très convaincante de l'"Histoire de la folie" de Michel Foucault.

- Nancy HUSTON : "Je chemine avec..." Entretiens menés par Sophie Lhuillier

samedi 9 juillet 2022

Les Bonnes


Souvent, je scrute, à la télévision, les convois de réfugiés ukrainiens, principalement des femmes, franchissant les frontières. Est-ce que je ne connais pas quelqu'un parmi elles ? Et surtout je me pose plein de questions parce que je ferais probablement moi-même partie de ces groupes si ma vie avait suivi un cours habituel.


Les tours et détours de l'existence, c'est vraiment imprévisible. Normalement, aujourd'hui, j'aurais dû avoir échoué dans une quelconque ville polonaise où je chercherais un boulot de vendeuse ou de serveuse. Au lieu de ça, je suis peinarde à Paris 17ème. C'est sûr que je suis chanceuse. Et je ne parle pas seulement de ma situation économique mais surtout d'ouverture mentale, culturelle. Je suis, au total, sans doute bien différente de celle que mes origines avaient programmée. Mais il est aussi impossible d'affirmer pour autant que ma vie réelle a été plus heureuse et accomplie. La preuve: je suis toujours envahie d'une insondable nostalgie et la France m'est toujours extérieure. Et surtout, j'ai découvert que les périodes les plus difficiles, les plus tragiques, de l'Histoire, réservaient aussi quelques moments de bonheur.

Je frémis souvent comme ça en pensant à quel point ma vie aurait pu être pire. Par exemple, si j'avais vécu dans la seconde moitié du 19ème siècle, durant ce que l'on appelle, en France, "la Belle Époque".

Mes ancêtres, je ne m'y suis jamais intéressée. Je n'ai fait aucune recherche généalogique les concernant et ça demeure de toute manière quasi impossible dans le grand foutoir russe. Surtout, je me refuse à penser que je leur suis redevable de ma personnalité. Je ne crois pas à l'hérédité des caractères. Tous ces gens qui se cherchent une ascendance prestigieuse, je trouve ça ridicule et même inquiétant parce qu'ils croient, en fait, au sang, à la race.


Quoi qu'il en soit, mes aïeux, ça n'était sans doute pas très brillant. Ils étaient vraisemblablement d'obscurs et misérables paysans dont l'existence était une humiliation continuelle. Dans ce contexte, mes seules perspectives sociales auraient été d'être fille de ferme ou bonne. "Grosse, bête et bonne", voilà sans doute ce que je serais devenue, hormis, probablement, le premier qualificatif. J'espère surtout que j'aurais su lire pour pouvoir m'évader un petit peu.


Mais entre fille de ferme ou bonne, j'aurais sans doute choisi de devenir bonne. Probablement, l'attrait de la ville et de ses lumières, son parfum d'aventure, même si je n'y aurais probablement jamais goûté. Et puis, j'aime bien faire le ménage, récurer, astiquer, mettre en ordre.  En revanche, je déteste faire la cuisine, ça ne m'intéresse pas. Mais la cuisine slave, c'est heureusement plus facile que la française.
 

Être bonne, on l'a oublié mais c'était, jusqu'à la première guerre mondiale, une destinée tout à fait ordinaire. Marx, Dickens, Zola ont fait découvrir la classe ouvrière, Balzac et Maupassant ont évoqué "les employés". Mais concernant les bonnes, la domesticité, c'est un silence à peu près total. C'est le Grand Refoulé, comme si elles n'avaient jamais existé.


Pourtant, la domesticité, ça représentait une proportion considérable de la population active (jusqu'à 15%) en Europe et c'était le métier le plus répandu parmi les femmes. Son déclin, puis sa quasi disparition, ont constitué  l'un des grands bouleversements sociaux du 20ème siècle.
 
 
 
Avoir des domestiques, c'était d'abord le moyen privilégié de la bourgeoisie d'afficher son rang. Plus on en avait, plus on était supposé être riche. Et puis, ça permettait aux maîtres d'être complétement déchargés des besognes basses et vulgaires de l'existence  pour pouvoir se consacrer entièrement aux choses spirituelles, aux affaires de l'esprit. 


Cette entière et inconsciente liberté (Marcel Proust lui-même, pourtant très attentionné par ailleurs, n'aurait jamais, de toute sa vie, ouvert ou fermé lui-même une porte d'entrée) réclamait évidemment une disponibilité totale de la part des domestiques : des horaires sans fin, une chambre à demeure sordide, très peu de sorties autorisées.
 

En fait, avoir des domestiques ça avait aussi, et peut-être surtout, une dimension symbolique. Il s'agissait, en fait, d'un rapport maître/esclave modernisé qui permettait de conforter son identité personnelle et sociale. La maîtresse de maison, en particulier, se sentait exonérée de tout soupçon d'oisiveté puisqu'elle avait à gérer "sa" maisonnée. Elle était même débordée à force de devoir tout surveiller et donnait alors libre cours à sa méchanceté la plus odieuse en s'affichant toujours mécontente et en multipliant brimades et humiliations. 


Et puis on n'exigeait pas seulement un labeur de la part des bonnes. On leur demandait également d'être des icônes de moralité et de vertu. L'une des rares sorties qu'on leur autorisait était le dimanche pour aller à la messe et, d'une manière générale, on préférait qu'elles ne soient pas trop éduquées. On redoutait particulièrement leur dépravation, on les soupçonnait d'être lubriques. Elles éveillaient les émois sexuels et on les traitait souvent comme des prostituées avec les quelles tout était autorisé. La bonne qui tombait enceinte était immédiatement renvoyée (même si c'était le père ou le fils de la famille qui avaient abusé d'elle).


Cette vie des bonnes m'a longtemps terrifiée, tellement je me sens concernée, tellement je perçois que cela aurait pu être mon destin. C'est au point qu'aujourd'hui, je me refuse absolument à employer quiconque pour faire mon ménage ou mes courses même si je sais que ça pourrait être une aide bienvenue pour certaines jeunes filles. Je ne veux pas rentrer dans une dialectique perverse. Les "bobos" progressistes, sympas/odieux en toute bonne conscience avec leur "nounou", me révulsent.
 

Je m'étonne qu'on ait si peu évoqué le sort de ces pauvres filles qui constituaient une véritable société parallèle au sein de laquelle elles côtoyaient leurs maîtres sans jamais communiquer ni échanger véritablement avec eux. Marcel Proust évoque ainsi, à maintes reprises, la domestique Françoise mais il finit par avouer qu'il ne savait pas, au final, si Françoise les avait aimés ou au contraire détestés. Ne pas connaître quelqu'un que l'on a côtoyé toute une vie, je trouve ça vertigineux.


Curieusement, ce sont deux grands bourgeois plutôt antipathiques, deux vieux garçons, les frères Goncourt, qui ont mis fin à cette conspiration du silence. Leur livre "Germinie Lacerteux" est un vrai coup de poing, il a fait scandale à sa publication en 1865. Il relate la vie cachée de leur propre domestique, vie qu'ils n'ont découverte qu'après sa mort. 


Leur bonne, Rose, par ailleurs d'une bonté exemplaire, s'était livrée à de multiples turpitudes dont ils n'avaient jamais eu le moindre soupçon. Le livre des Goncourt est alors un violent réquisitoire contre les conditions de vie faites à ces pauvres femmes. Il est d'autant plus émouvant qu'il a été écrit par deux hommes a priori les plus éloignés possible de la misère d'une femme de chambre.


Enfin, un livre m'a vraiment apaisée : "Le journal d'une femme de chambre" d'Octave Mirbeau paru en 1900. J'aurais sans doute été très malheureuse si j'étais devenue une soubrette mais j'aurais peut-être trouvé des moyens de m'affranchir. Le livre de Mirbeau décrit ainsi une véritable "lutte à mort" entre les maîtres et les domestiques. Les pires canailles, ce sont en fait les honnêtes gens qui dissimulent soigneusement sous leurs grimaces leurs nauséabonds dessous. 


C'est la grande hypocrisie des braves gens, des gens du beau monde, qui les déconsidère en tant que "maîtres". C'est pour cette raison qu'ils ne sortent pas vainqueurs de la confrontation avec leurs domestiques parce que ceux-ci ont vite fait de soulever le voile. L'esclave comprend que son maître est une crapule peut-être encore pire que lui.
 
 
 
Célestine, l'héroïne de Mirbeau, comprend vite cela et elle en fait une arme. Il est facile de retourner contre eux les filouteries et turpitudes de ses "honorables" maîtres. Alors, elle prend le pouvoir et je crois que j'aurais essayé de faire comme elle. Avec une bonne dose de cynisme et en faisant valoir ses charmes, elle part à la conquête du monde jusqu'à devenir elle-même une maîtresse, rôle final dans lequel elle se met, elle aussi, à houspiller ses bonnes. C'est nauséeux mais la nausée, justement, elle apparaît souvent "comme la condition d'une élévation". C'est tout le tragique de la destinée humaine.


Outre André Derain, Jean Béraud, Picasso, Van Gogh, tableaux notamment de Louis LEGRAND (1863-1951) un "petit maître" sans doute injustement méconnu.

Je souhaite que ce post vous incite à lire/relire les frères Goncourt dont le fameux Prix et le Journal ont éclipsé les romans. Il faut avoir lu "Germinie Lacerteux" (la vie de leur bonne), "Renée Mauperin" (portrait d'une jeune femme émancipée) et "La fille Elisa" du seul Edmond (l'histoire d'une prostituée criminelle).
 
Les frères Goncourt sont, à mes yeux, une énigme. Des personnages entièrement paradoxaux :
 
- d'un côté, odieux, d'une méchanceté gratuite et abominable avec leurs amis et fréquentations; et aussi racistes, misogynes, antisémites, anti-bourgeois, anti-artistes ; leur "Journal" est un ramassis d'horreurs sur leurs familiers.

- d'un autre côté, une grande attention et compassion envers les pauvres gens, tous ceux aux quels personne ne prête attention. Et ces affreux misogynes ont rédigé trois beaux portraits de femmes.

Sur la vie des Goncourt, sur leur duplicité, je recommande deux récents livres.
- Pierre MENARD : "Les infréquentables Frères Goncourt"
- Alain Claude SULZER : "Les vieux garçons"
 
N'oubliez pas enfin :

- Octave MIRBEAU : "Le journal d'une femme de chambre". Ce livre formidable, "jubilatoire" comme on dit bêtement aujourd'hui, a donné lieu à deux magnifiques adaptations de Luis Bunuel et de Benoît Jacquot.

- Leïla SLIMANI : "Chanson douce". Le Prix Goncourt 2016. La version moderne de la domesticité. Les relations de dépendance mutuelle, les rapports de domination, les préjugés de classe entre un employeur, un couple de jeunes parisiens modernes, et une nounou. La cruauté de la "coolitude".

On évoquera enfin l'effroyable crime des sœurs Papin, perpétré en 1933 dans la ville du Mans. Ce double meurtre sauvage, effroyable, incompréhensible, a inspiré de multiples auteurs, notamment Jean Genet et Jacques Lacan. Je recommande, à ce sujet, 2 films: "La cérémonie" de Claude Chabrol" et "Les blessures assassines" de Jean-Pierre Denis.