samedi 29 janvier 2022

L'autre Lénine, le vrai

 

J'aurais aimé connaître, je l'ai avoué, Marcel Proust et Friedrich Nietzsche. Leurs failles, leur dinguerie, les rendent, à mes yeux, profondément attachants.

Mais s'il est un grand homme qui me laisse de glace, que je n'aurais surtout pas voulu connaître, c'est bien Lénine. Son évocation me remplit, à chaque fois, d'amertume. Ses œuvres complètes (55 volumes en russe !) encombraient toutes les librairies du bloc communiste. C'était extraordinairement bon marché (presque une alternative, disait on, au papier hygiénique toujours manquant) mais, même bradé, ça ne se vendait pas du tout. La honte absolue, c'était même d'avoir un bouquin de Lénine dans sa bibliothèque mais je crois qu'on ne voyait jamais ça chez personne. Et puis chaque village d'Union Soviétique s'ornait d'une horrible statue de Lénine. Quand je pense que c'était à peu près la seule figure virile proposée à l'imagination des jeunes filles de province, je trouve que c'est à pleurer de rage.

Ça me sidère parce que continuent de paraître sur Lénine des flopées de bouquins mettant en avant son génie tactique et politique. Ou bien s'interrogeant : était il un dictateur ou un démocrate ? Staline l'a-t-il prolongé ou trahi ? Mais au total, personne ne semble douter qu'il ait été un grand homme.

Je ne veux, à vrai dire, même pas rentrer dans ces débats théoriques. On ne parle que des toutes dernières années de la vie de Lénine, à partir du moment où il a pris le pouvoir, mais tout ce qui précède, on le passe à la trappe. Quant à moi, ma vision du bonhomme est à la fois plus large et complétement terre à terre; je ne m'intéresse qu'à sa biographie, sa vie concrète, et je trouve que ça n'est vraiment pas exaltant. C'est même plutôt répulsif.
 
 
S'il fallait, en effet, caractériser, d'un mot, la personnalité de Lénine, on pourrait dire qu'il a, toute sa vie, été un parasite doublé d'un manipulateur. Un parasite économique et affectif aussi peu recommandable que ces suppôts du Grand Capital qu'il ne cessait de vitupérer.

 
Certes, il peut afficher, à sa décharge, un double drame, un traumatisme fondateur, dans son adolescence (à l'âge de 15 ans) : les morts successives de son père, haut fonctionnaire prestigieux (emporté par une hémorragie cérébrale, affection dont mourra, lui-même, Lénine, en 1924, à peu près au même âge, 54 ans, que son père) puis celle de son frère, Alexandre, anarchiste d'un groupe terroriste, exécuté à l'âge de 21 ans par la Justice du Tsar. Mais ça ne l'a apparemment pas incité à affronter l'adversité car il s'est réfugié dans une étrange apathie jusqu'en 1917. 
 

Celui qui allait être considéré comme un grand chef visionnaire a longtemps été (un peu comme Hitler mais en plus cultivé tout de même) un raté social : avant de conquérir le pouvoir suprême, il n'avait quasiment jamais travaillé et s'était contenté de mener une vie d'étudiant bohème, partagée entre des réunions politiques et la rédaction d'articles de propagande.
 

Pour cela, il s'est appuyé, sans vergogne, sur la bonté infinie de sa mère et l'indulgence de sa sœur aînée. Sa mère ponctionnait ainsi lourdement, au profit de Vladimir, sa retraite de veuve tandis que sa sœur, Anna, lui offrait un soutien psychologique continu.

 
Sa mère avait même essayé de lui fournir un travail en faisant l'acquisition d'une grande propriété agricole dont elle avait confié la gestion à son fils. Mais ce fut une catastrophe, Lénine se révélant totalement inapte à gérer une ferme et surtout rentrant en grave conflit avec ses paysans. Depuis lors, il se mit à entretenir, ainsi que l'ensemble des bolcheviks, une forte animosité envers la paysannerie (ces koulaks honnis qu'ils n'auront aucun scrupule à exterminer).


Dès lors, la "maman" compatissante ne cessera de se "priver" matériellement et de vendre, petit à petit, tout son patrimoine pour subvenir aux besoins matériels de son fils adoré. Après avoir à peu près tout vendu, elle a ouvert, avec le capital qui restait, un compte bancaire dont les intérêts ont aidé toute la famille à survivre. Lénine est ainsi devenu un "rentier", secouru par la Finance internationale abhorrée. De cette générosité de son entourage, Lénine ne semble d'ailleurs nullement se rendre compte et il n'en éprouve aucune reconnaissance. Il pense qu'elle lui est naturellement due.


Et ses besoins n'avaient rien de modestes. Lénine a ainsi passé près de 20 ans dans des pays d'émigration, s'installant en Suisse, en France, en Allemagne. Et il se refusait peu de choses, notamment des livres, des sorties au café et même un domestique à Zürich. Ses journées, il les consacrait largement à fréquenter les bibliothèques, à prendre des notes et à lire (mais il ne lisait rien de "distrayant" ou propre à développer l'imagination, rien que de la politique et de l'économie). Il avait peu d'amis avec les quels il ne savait parler que de sa Révolution. Quant à ses goûts littéraires, artistiques, musicaux, on ne sait  à peu près rien, il n'était sûrement pas un esthète. De plus, il était ascète, ne fumait pas, ne buvait pas, n'avait aucun humour. Seule fantaisie, seul loisir : il aimait faire du vélo. Il s'habillait, bien sûr, n'importe comment, c'est à dire de façon ridicule et négligée. Ce personnage, tellement peu séduisant, n'avait, logiquement, que des relation tendues et conflictuelles  avec ses proches. Intransigeant, véhément, pas drôle du tout et un peu toqué, c'est comme ça qu'il était généralement perçu.


Mais il a eu la chance de trouver, en plus de sa mère et de sa sœur, une troisième "poire", une troisième femme dévouée et compatissante. On peut même dire qu'elle s'est révélée d'une totale abnégation. Il s'agit de Nadia Krupskaïa, une jeune fille "sérieuse", d'un an plus âgée que Lénine, diplômée de pédagogie et pétrie de préoccupations sociales. Elle forcera carrément la main de Lénine en allant le rejoindre et en l'épousant en Sibérie, en 1895, où Lénine venait d'être relégué, ou plutôt assigné à résidence, pour une période de 5 ans. 


Elle n'était pas laide mais respirait la tristesse et l'austérité. Et puis, elle souffrait de la maladie de Basedow qui l'a progressivement défigurée. Il semble que la sexualité n'ait joué à peu près aucun rôle dans leur relation et ils n'ont d'ailleurs pas eu d'enfant. De toute manière, ça n'était visiblement pas une préoccupation de Lénine qui voyait dans la revendication de liberté sexuelle des femmes une préoccupation bourgeoise. Nadia Krupskaïa sera pour lui une femme d'intérieur, pour ne pas dire une femme de ménage, qui le déchargera de toutes les basses besognes du quotidien. Ils seront tous les deux la caricature sinistre du couple petit-bourgeois.


Les choses se sont toutefois nettement corsées lorsque Lénine fera la connaissance, en 1909, à Paris (dans des cafés proches de la Porte d'Orléans), d'une femme autrement piquante : une franco-russe, alors âgée de 35 ans, Inessa Armand. Elle est presque le contraire de Nadia Krupskaïa : une rebelle, plutôt jolie, adorant le risque, aimant s'habiller de manière parfois extravagante.


Elle devient, bien vite, plus léniniste que Lénine lui-même et emménage rapidement, avec deux de ses enfants, à proximité immédiate du couple Oulianov. Va alors se constituer un étrange ménage à trois, autour d'un Lénine bigame, ménage qui soulèvera beaucoup d'interrogations chez les "camarades" bolchéviques. Contre toute attente, les deux femmes, Nadia et Inessa, ont, en effet, su développer, entre elles, en dépit de multiples orages et revirements, sinon une réelle amitié, du moins une véritable coopération. Lénine refusait de toute manière le divorce, trouvant finalement son compte dans cette situation avec deux femmes à sa disposition.


Quoiqu'il en soit, en avril 1917, Lénine emmène, avec lui, dans son wagon plombé, Inessa Armand, pour aller faire la Révolution à Saint-Pétersbourg. Lénine lui confiera la direction du Soviet de Moscou. Mais elle n'aura guère le temps de participer à cette Révolution puisqu'elle mourra, en 1920 (soit 4 ans avant Lénine) de la tuberculose. Elle est, aujourd'hui encore, enterrée, immense honneur, sur la Place Rouge, près du mausolée de Lénine. Avant cela, elle connaîtra l'amertume de se sentir délaissée par Lénine qui, de retour en Russie, se mit à lui préférer, ostensiblement, Alexandra Kollontaï.


Alexandra Kollontaï (1872-1952), c'est une vraie "walkyrie de la Révolution", une femme sans doute exceptionnelle qui avait fait la connaissance de Lénine en Suisse. Il n'est pas sûr que Lénine ait eu une véritable liaison avec elle. Il était de toute manière choqué par ses théories prônant la disparition du mariage bourgeois (de la "captivité amoureuse", disait-t-elle), au profit de l'amour libre, voire du polyamour. Suprême audace de la part d'Alexandra Kollontaï : elle fit partie du Gouvernement bolchevique et mit fin aux réglementations de la prostitution sous le régime tsariste (dépénalisation de la prostitution et de ses clients). 


Lénine, comme Trotsky, baveront néanmoins devant Alexandra Kollontaï. Mais, infiniment prudes, ils n'oseront pas aller trop loin et qualifieront de "décadentes" les positions de Kollontaï, sans toutefois se brouiller avec elle. Lénine traitera également de "foutaises" les théories de Freud et méprisera toujours les questions de la sexualité et de l'exploitation d'un sexe par l'autre.


Pourtant, il a su user et abuser de l'extrême mansuétude des femmes à son égard, alors même qu'il ne faisait, pour sa part, preuve d'aucune empathie et était franchement réfrigérant.

Finalement, c'est une autre femme qui, la première, a su se montrer lucide, "pas dupe", vis-à-vis, de Lénine. Et de quelle manière ! Mais c'est un événement curieusement généralement occulté. En septembre 1918, une jeune révolutionnaire russe de 28 ans, Fanny Kaplan, tire trois coups de feu sur Lénine. Celui-ci, touché à l'épaule et au poumon, en réchappera miraculeusement (que se serait-il ensuite passé si l'attentat avait réussi, y aurait-il eu la Révolution d'Octobre ?). Mais Lénine souffrira ensuite d'un traumatisme psychologique définitif qui sera, peut-être à l'origine de la dégradation de son état de santé. Quant à Fanny Kaplan, elle sera presque immédiatement exécutée, sans jugement. Elle déclarera simplement avant sa mort : "J'ai tiré sur Lénine parce que son existence discrédite le socialisme". Ce fut ensuite le début de la terreur rouge. 

On pourra juger de parti-pris ce  post. C'est vrai que je n'aime guère Lénine, c'est-à-dire l'individu, le personnage, cauteleux, puritain et égocentrique. Et puis, j'en ai tellement marre des hagiographies célébrant le saint, le génie, le grand homme. Mais je n'invente rien même s'il faut aller chercher un peu partout les informations sur le "Lénine privé".

J'ajouterai que des petits Lénine (avec moins de réussite évidemment), c'est aussi un type masculin encore très répandu aujourd'hui. N'importe quelle jeune fille a eu l'occasion d'en rencontrer une flopée, des sinistres, des purs et durs qui viennent vous assommer avec leur Révolution et qui affichent des idéaux désintéressés pour pouvoir mieux vivre au crochet des autres. Mais il est vrai qu'avec moi, ils n'ont jamais fait long feu.

 

La biographie de référence sur Lénine, c'est celle de Robert SERVICE: "Lénine"

- Jean-Jacques MARIE : "Vivre dans la Russie de Lénine".

- Louis de Robien : "Journal d'un diplomate en Russie 1917-1918"

- Catherine MERRIDALE : "Lénine 1917 - Le train de la Révolution"

- Evguénia Iaroslavskaïa-Markon : "Révoltée". L'autobiographie stupéfiante, et de grande qualité littéraire,  d'une jeune femme exécutée en Sibérie. Le livre est maintenant en poche (Seuil).

Par ailleurs, Hélène Carrère d'Encausse vient de publier un livre consacré à Alexandra Kollontaï. Mais je ne l'ai pas encore consulté.

Sur "Lénine privé" et ses relations avec les femmes, je ne connais qu'un chapitre, de bonne qualité, qui lui est consacré par Diane Ducret dans son livres "Femmes de dictateur" (1er volume).

Je recommande également "Une histoire érotique du Kremlin" de Magali Delaloye" (Payot 2016) beaucoup plus sérieux que son titre ne peut le laisser supposer.



samedi 22 janvier 2022

Quand j'étais Nietzschéenne

 

Je viens de raconter qu'adolescente, j'avais commencé à lire Proust.

Mais à vrai dire, un petit peu avant, j'avais entamé la lecture de Nietzsche.

Nietzsche, je l'avais découvert en Terminale, en cours de Philosophie.

L'enseignement de la Philo en France, c'est quelque chose d'unique et de vraiment bien. Même si, il faut bien le reconnaître, personne n'y comprend quoi que ce soit ou alors tout de travers. Mais c'est l'occasion, pour quelques poseurs, de pontifier et de jouer aux esprits forts auprès des filles, de compter parmi ceux à qui on ne la fait pas. 

Moi, à l'époque, fraîchement transplantée dans un nouveau pays, je me sentais un peu à côté de tout et de tout le monde. Et puis, j'en avais complétement soupé de deux choses : le marxisme et le christianisme. Marx, c'était, pour moi, bizarre parce qu'en France, il était (et demeure) considéré, par la majorité des profs, comme l'un des sommets de la pensée politico-philosophique. Quant au Christianisme, on n'imagine pas le déluge de bigoterie qu'a provoqué, en retour, dans les anciens pays dits de l'Est, la chute du communisme.  Le marxisme et la religion, ce sont d'ailleurs deux grands cadavres qui peuvent encore se réveiller. Ça portera simplement de nouveaux noms : Piketty et le Yoga par exemple.


J'en avais tellement marre de ça que Nietzsche, ça a été une véritable révélation. A vrai dire, ce n'était pas tellement les grands thèmes de sa pensée qui m'accrochaient : l'éternel Retour, la volonté de puissance, le surhomme, ça m'apparaissait presque comme de nouveaux objets de croyance et ça me laissait plutôt indifférente.  

C'est quand même l'extraordinaire qualité de sa prose qui m'a d'abord séduite. Le lire, c'est une exaltation permanente, c'est aussi addictif que du Rimbaud (avec lequel, il entretient beaucoup de points communs). Quelles que soient les préventions que l'on entretienne à l'encontre de la philosophie (c'est ennuyeux, on n'y comprend rien), il faut quand même, absolument, essayer de lire Nietzsche. Le "Zarathoustra" (qui n'a d'ailleurs pas grand chose à voir avec le Zoroastre persan), c'est l'un des grands livres disruptifs de l'histoire humaine. Nietzsche se réclamait d'une pensée "à coups de marteau" et c'est vraiment le type de choc émotionnel éprouvé à sa lecture. 

Et puis Nietzsche, il donnait satisfaction à mes ardeurs révolutionnaires, à mes envies de tout bazarder : 

- la Morale  forcément grégaire et répressive, une morale d'esclaves dépréciant , appauvrissant, la Vie; 

- l’État, ce "monstre froid", qui vous dresse, vous éduque à mort, vous marque du fer rouge de la Loi pour faire de vous un animal domestiqué; 

- toutes les institutions en général (l'Université, l'Armée, la Bureaucratie, la Médecine) conçues comme de véritables "colonies pénitentiaires" à la Kafka, des centres de redressement, destinés à vous normaliser, à écraser votre individualité, à faire de vous un citoyen banal, obéissant, nationaliste et plein de ferveur collective.

A la place, Nietzsche appelait à la transmutation des valeurs au profit d'une Vie comme débordement, affirmation, œuvre d'Art. Ça rencontrait, évidemment, ma mégalomanie adolescente, tellement j'étais convaincue de mon absolue singularité et de mes capacités créatives. Je sais bien que, parmi les Nietzschéens, il y a, aussi, beaucoup de surhommes fascistes, mais moi, je me proclamais au moins Anarchiste et, pourquoi pas, éventuellement terroriste, digne descendante des Nihilistes russes.  Prendre un revolver, descendre dans la rue et tirer au hasard, tant qu'on peut, dans la foule, cette formule d'André Breton, ça m'apparaissait l'acte esthétique suprême.

J'étais carrément dingue évidemment et c'est sûr qu'à l'époque, j'en ai fait baver à mon entourage. Ma pauvre mère d'abord tellement effrayée par mon arrogance, mes tenues vestimentaires, mon maquillage, mes fréquentations, mes addictions. Tout était excessif en moi et ça n'a d'ailleurs pas complétement changé aujourd'hui.

J'ai quand même évolué petit à petit. Sous les effets d'abord de la pression universitaire puis professionnelle : bien obligée de m'adapter. Et puis, je me suis intéressée à la vie de Nietzsche, sa biographie : un vrai parcours romanesque mais qui n'a vraiment rien à voir avec celui d'un Surhomme. 

 

On a bien du mal, en fait, à croire à la Joie et la Grande santé que Nietzsche claironne sans cesse. Sa vie n'a, bien sûr,  pas été lamentable  mais elle se révèle pleine d'angoisses, d'incertitudes et de frustration. Il sentait d'abord monter en lui, graduellement, la Mort et la Folie, sous l'effet de la maladie (presque certainement la syphilis, mais continuellement niée, occultée). Et puis, il était torturé par les femmes, leur énigme. Il est demeuré profondément blessé, meurtri, à la suite de sa rencontre avec Lou-Andréas Salomé. Cosima Wagner l'a également fortement impressionné. Enfin, même s'il était en conflit avec elle, il se laissait manipuler par sa sœur Elisabeth, le "Lama", autoritaire et antisémite. 

C'est d'ailleurs d'abord ça qui m'intéresse en tout individu et me le rend, éventuellement, sympathique : ses faiblesses, ses défauts ( bref ce qui signe son humanité), plutôt que ses grandes proclamations exaltées.

Quant à Nietzsche, après avoir connu la gloire à l'Université de Bâle, il a dû la quitter à l'âge de 35 ans pour raisons de santé. Il a alors connu une dizaine d'années de vie très étrange. Il s'est mis à errer, seul, à travers l'Europe, au hasard de ses humeurs. Il est, en quelque sorte, devenu le premier écrivain-voyageur mais il ne s'attachait guère à décrire les lieux et les gens fréquentés. Il vivait, en fait, dans une "immense solitude", s'arrêtant simplement dans la modeste auberge de quelques villes : Sils-Maria en Suisse (Engadine), Turin, Gênes, Orta San Giulio, Nice. 

 

De là, il entreprenait, chaque jour, des marches insensées, de plusieurs heures. Il était d'une certaine manière, si l'on y réfléchit bien, le précurseur des "fous de sport", les adeptes des courses d'endurance. Il mettait à profit cette énorme activité physique pour réfléchir, élaborer quelques pensées qu'il s'efforçait ensuite, le soir, de retranscrire. Si du moins la souffrance (céphalées, douleurs oculaires) ne l'en empêchait pas. 

C'est en fait cela, Nietzsche : la pensée arrachée à la contrainte, la souffrance. Comme son envers.  La pensée libératrice qui vous permet de surmonter l'angoisse de la Mort. La Pensée Tragique.

Tableaux de Franz Von Stuck, Edvard Munch, Wojciech Weiss, Caspar David Friedrich, peintres contemporains de Friedrich Nietzsche. Nietzsche était avant tout un excellent musicien, il s'est même exercé à la composition. Ses réflexions sur la musique demeurent d'ailleurs d'actualité.

Le titre de mon post est inspiré du livre d'Alexandre Lacroix (directeur de la rédaction de l'excellente revue "Philosophie Magazine") : "Quand j'étais Nietzschéen".

Mes livres préférés de Nietzsche sont : "Le Gai Savoir", "La Généalogie de la Morale" et "Ainsi parlait Zarathoustra". On peut ajouter "l'Antéchrist" et "Le Crépuscule des Idoles" écrits juste avant qu'il ne sombre dans la folie.

Il est à signaler qu'il existe en poche (Rivages) une récente traduction de Maël Renouard : "Ainsi parla Zarathoustra" qui se veut aussi proche que possible de la langue allemande. C'est vraiment à tester, goûter.

Il est facile de se rendre sur les lieux fréquentés, en Europe, par Nietzsche. C'est très instructif. On y trouve, partout, des mentions de ses séjours (à Turin même, une petite plaque, mentionne le lieu et le jour de son "effondrement" définitif, lorsqu'il se mit à embrasser un âne sur une place). On trouve à Naumburg, où il a passé une grande partie de sa vie, le "Nietzsche-Haus". Il est enterré à Röcken, petite ville proche où il est né (en 1844). Il est mort à Weimar en 1900.

 La vie de Nietzsche est, elle-même, très intéressante. La meilleure référence, c'est :

- Rüdiger SAFRANSKI : "Nietzsche Biographie d'une pensée"

C'est à compléter par deux livres merveilleux que je recommande absolument (même si vous êtes allergiques à la philosophie) :

- H.F. PETERS : "Ma sœur, mon épouse". C'est, à vrai dire, une biographie de Lou-Andréas Salomé mais qui parle évidement beaucoup de Nietzsche.

- Nathalie et Christophe PRINCE : "Nietzsche au Paraguay". Le projet fou d'une colonie d'Ariens au Paraguay conduit par Elisabeth Nietzsche et son sinistre époux, le docteur Förster. Un livre récent, extraordinaire, dont on a trop peu parlé.

Études sur Nietzsche :

- Gilles DELEUZE : "Nietzsche et la philosophie". Le livre-référence témoignant de la forte influence de Nietzsche sur la pensée française des années 60-70 (Bataille, Blanchot, Deleuze et surtout Foucault).

- Pierre KLOSSOWSKI : "Nietzsche et le Cercle vicieux". Très déconcertant (comme toute l’œuvre du  frère de Balthus). On ne comprend pas tout mais c'est parfois lumineux.

- Dorian ASTOR : "Nietzsche". Plus classique mais simple et clair

- Clément ROSSET : "La philosophie tragique". Il n'évoque pas seulement Nietzsche et développe, de manière limpide, un point de vue qui semble très juste.


samedi 15 janvier 2022

Le romancier des "Catleyas"


 Je l'ai déjà évoqué : cette année, on célèbre le centenaire de la mort de Marcel Proust.

Parmi les grands lecteurs, il y a vraiment les Proustiens (tous fervents) et les non-Proustiens.


Je comprends parfaitement qu'on soit non-Proustien et n'arrive pas à "rentrer dans la Recherche". Le monde de Proust semble aussi éloigné que possible de celui du commun des mortels. Qu'est-ce que c'est que ces histoires de duchesses ? C'est de la littérature de vieux, de l'Art pompier, archi-bourgeois, du snobisme désuet. Et puis cette écriture, ce style "nouilles" dans lequel tout s'emmêle et s'embrouille. On est bien loin de la clarté de la langue française, simple et épurée, on croirait plutôt des phrases à l'allemande (Proust précisera plutôt une filiation avec le latin). Proust aurait même initialement souhaité que l'on publie "La Recherche" en un seul volume, en un flux continu, sans alinéas, sans marges, sans parties, sans chapitres ni découpage en livres.

Mais ce qui est sûr, c'est que les Proustiens (dont je fais partie) reviennent sans cesse à son œuvre. "La Recherche", ça fait partie de ces rares bouquins que l'on ne cesse de lire et relire. Et chaque passionné y trouve "son Proust", différent des autres mais qui suscite sa réflexion.

Pourquoi ? Sans doute parce qu'on y puise de multiples leçons de vie. J'ai compris ça après avoir lu le petit livre de Josef CZAPSKI (écrivain et peintre polonais) : "Proust contre la déchéance". Il s'agit d'un ensemble de petites conférences prononcées à l'attention de ses codétenus (dans un camp soviétique), dans les années 1940-1941.  Échanger sur Proust alors qu'on crève de faim et qu'on va probablement être bientôt fusillé, ça apparaît, bien sûr, totalement surréaliste. Et pourtant, ces leçons simples et lumineuses ont sans doute aidé ceux qui les ont écoutées à mieux comprendre comment les humains fonctionnaient entre eux, comment s'établissait la comédie cruelle de leurs relations. Ça a peut-être permis à certains de survivre.

Moi, j'ai commencé à lire Proust juste après mon baccalauréat. Il faut dire qu'à l'époque, j'étais pleine d'assurance et de certitudes comme toutes les filles un peu trop courtisées. J'étais même sans doute imbuvable. Et puis, je n'avais sans doute pas encore un niveau de français suffisant pour pleinement l'apprécier. J'étais sceptique au départ, je ne pensais pas pouvoir aller au delà d'une dizaine de pages mais j'ai bien vite été entraînée. Étrangement peut-être, ça m'a d'abord fait beaucoup rire, j'ai trouvé hilarante cette comédie du mensonge des signes. Proust était-il vraiment snob ? Il ne cessait avec sa gouvernante, Céleste Albaret, d'observer puis imiter ses proches et fréquentations mondaines et d'en rire.

Et puis, ça m'a mentalement dépucelée. On a une vision simplificatrice des relations sociales. On a tous plus ou moins intégré le schéma marxiste, simplet, d'un rapport de domination de la bourgeoisie sur le prolétariat. Domination non seulement économique mais également symbolique avec le support d'une idéologie dominante (cf. les inénarrables Bourdieu/Jdanov et Pinçon-Charlot) qui opprimerait (aliènerait) une classe ouvrière vertueuse.  Mais c'est beaucoup plus complexe avec Proust. Il appréhende les rapports de classes en termes d'imitation, de vanité et surtout de cruauté. Et de ce comportement, personne (bourgeois, aristos, ouvriers) n'est exempt. La seule émancipation possible, c'est de n'être pas dupe de ce jeu retors.


Notre époque est celle du sacre de l'authenticité (Gilles Lipovetsky). Quelle rigolade ! L'avènement de nouveaux citoyens, aux "pensées pures", épris de transparence, altruisme et sincérité est une vision pleine de naïveté. En réalité, le mensonge et l'opacité sont universels et règlent les relations sociales. Soi-même, on essaie de se présenter sous un abord sympathique mais c'est pour contenir l'angoisse que suscite, en nous, l'autre. A qui ai-je donc affaire ? Celui-ci qui me proclame son attention, son admiration, son amour, ne me déteste-t-il pas, en fait, de tout son cœur ? Mais il a pu, aussi, à certaines périodes de sa vie, m'aimer réellement parce qu'on est, en réalité, continuellement changeants, la passion alternant avec la désillusion. Je ne peux retirer que des incertitudes sur les sentiments que me portent mes proches, même ma famille, même mes amis, même ceux, pleins d'apparente bonté, qui m'accompagnent depuis toujours.


On est tous, en fait, riches ou pauvres, profondément cruels et méchants. Mais on a presque une excuse. La cruauté, la méchanceté, c'est une forme de guerre et si on s'y adonne, c'est d'abord une expression de notre volonté de vivre au sein d'un monde emporté par les luttes et les conflits. La méchanceté, c'est notre élan vital et elle n'a que faire de la grande morale sociale.


Avec le mensonge, la méchanceté, c'est ce qui nous permet de nous fondre entièrement dans le paraître, dans le jeu des relations affectives et sociales. Croire la politesse et l'amabilité réelles, c'est se condamner à devenir le jouet d'illusions vertueuses. C'est, paradoxalement, être mal éduqué, mal préparé à cet état de guerre universelle qu'est la vie.
 

Et on a tous, plus ou moins obscurément, bien conscience de cela. C'est pourquoi l'idée d'un Art populaire, d'un Art engagé, répugne profondément à Proust. "Les romans populaires ennuient [..] les gens du peuple [...] et les ouvriers sont aussi curieux des princes que les princes des ouvriers" (Le Temps retrouvé). Le Réalisme, c'est un énorme appauvrissement de la vie. Ce ne sont pas les faits bruts qui comptent mais les lois secrètes qui les régissent, lois que l'on peut mettre à jour par correspondances, rapprochements, mises en relation. Le Réel est toujours creusé d'autre chose qui a trait à notre passé intime.
 

Finalement, j'ai l'impression que la lecture de Proust m'a d'abord rendue lucide sur le monde qui m'entourait, les flatteries et  admirations qui pouvaient m'être dispensées mais aussi les haines et détestations exprimées. Mais je me demande aussi parfois s'il ne m'a pas rendue cynique et désabusée, incapable de spontanéité.


Quoi qu'il en soit, et ça étonnera peut-être, je trouve le personnage réel, Marcel Proust, profondément sympathique. Même sous ses aspects un peu ridicules et comiques, ses côtés infantiles et hypocondriaques. J'aime surtout son caractère lunatique, lunaire, finalement aérien, hors des contingences de ce bas-monde. Je suis ainsi fière et heureuse d'habiter les quartiers qu'il a principalement, voire exclusivement, fréquentés : le 8ème, le 16ème, le 17ème. Ça me donne de multiples occasions de penser à lui.
 

C'est quelqu'un que j'aurais aimé connaître même si je ne sais de quoi j'aurais pu l'entretenir. Mais il était aussi un inverti qui s'intéressait aux femmes, les observait avec une extrême attention. Ses facettes sont, en fait, multiples : un côté ringard côtoie une extrême modernité comme en témoigne son intérêt pour l'automobile, l'aviation, le téléphone et surtout l'avant-garde artistique littéraire, picturale, musicale (Mallarmé, Ravel, Debussy, l'Impressionnisme).
 

Enfin, je me suis personnellement intéressée à ce qui est "dans mes cordes" : son rapport à l'argent. Ça m'a beaucoup plu parce que je me suis découvert si ce n'est des points communs, du moins des affinités. 
 

Proust avait ainsi la chance d'être rentier mais n'était nullement économe ou avare. D'ailleurs, il détestait les chiffres et les budgets et il ne connaissait jamais trop la situation de ses comptes. Il ignorait même le prix des choses les plus simples, tout simplement parce qu'il ne faisait jamais, lui-même, de courses. Il offrait ainsi des cadeaux ou des pourboires insensés et il lui arrivait de perdre des sommes folles dans les casinos. Les économies, ça n'était vraiment pas sa préoccupation.
 
 
Il avait en fait la "fibre financière", celle qui vous pousse à savoir dépenser plutôt qu'à économiser. Il fréquentait de nombreux banquiers et agents de change. Sa fortune, il l'investissait en Bourse (et pas dans l'immobilier).  Étonnamment, il connaissait bien la Cote et les principaux mécanismes boursiers : il usait et abusait ainsi des "facilités" du marché à terme mais comme il était perpétuellement indécis, ça lui coûtait finalement très cher. Seul gros problème : il manquait de sang-froid, était trop émotif, affectif. Il se laissait séduire par des "valeurs exotiques" (du style Rio de la Plata ou Doubowaïa) ou abuser par des obligations à haut rendement. Et puis, il intervenait à contretemps, se laissant emporter par les fièvres acheteuses ou vendeuses. Amusant, non ?

Images, principalement, de Leon BAKST (1866 à Grodno-1924 à Rueil ), peintre et décorateur (en particulier des Ballets russes). Proust l'avait beaucoup apprécié. Je l'adore mais il est, étrangement, tombé dans l'oubli en France (il est enterré au cimetière des Batignolles à Paris 17ème).
 
Enfin, mes petits conseils de lecture :
 
- Joseph CZAPSKI : "Proust contre la déchéance-Conférences au camp de Griazowietz". Un livre d'une étonnante clarté. Comment Proust peut nous aider à vivre, survivre.
 
- Laure HILLERIN : " Proust pour rire".  Bréviaire jubilatoire de "A la Recherche du Temps Perdu". Si vous avez jusqu'alors échoué à lire Proust, essayez du moins cette anthologie qui vous fera passer des moments réjouissants.
 
-Jean-Yves TADIE : "Le lac inconnu-Entre Proust et Freud" . La proximité de Freud et de Proust est évidente. Ils sont contemporains mais on ne croit pas qu'ils aient entendu parler l'un de l'autre. Un très joli livre, presque poétique.
 
- Michel ERMAN : "Les 100 mots de Marcel Proust". Un petit "Que sais-je ?" tout nouveau mais remarquable de précision, concision.
 
Je signale enfin aux Parisiens que le Musée Carnavalet (entièrement réaménagé) consacre une Exposition à Marcel Proust jusqu'en Avril prochain. Mais ces mêmes Parisiens feront tout aussi bien de se rendre sur les lieux qu'il a fréquentés.


samedi 8 janvier 2022

L'ombre de Yalta

 

 C'était récemment (le 25ème décembre dernier), le 30ème anniversaire du décès de l'URSS.

On n'en a guère parlé  à l'Ouest sauf pour évoquer une nostalgie et un désenchantement qui seraient généralisés.  Ça me gêne beaucoup cette analyse journalistique tant elle s'impose maintenant comme un cliché. J'ai vraiment l'impression que, pour je ne sais quelles obscures raisons, la Fable est en train de supplanter le Réel. Je me sens donc obligée d'exprimer mon petit point de vue, peut-être pas plus illégitime que beaucoup d'autres.

- Il faut d'abord rappeler la joie délirante des populations au lendemain de la Chute du communisme, une joie dont on ne peut guère avoir idée ici tant elle était unanime et tant l'événement était inespéré. Le Parti avait réussi à dissoudre le Peuple et, brusquement, d'un simple coup de pied, comme dans un rêve, le Peuple parvenait à dissoudre le Parti. C'étaient même deux siècles de "servitude" qui, pour certains pays (la Pologne, les États Baltes), s'effaçaient tout à coup. 


 - Et puis ensuite, les choses n'ont, certes, pas évolué sans mal...C'est incontestable mais tout de même...! Il y a eu un décollage économique impressionnant de la quasi totalité des pays de l'ancien bloc soviétique. On a pris l'habitude de considérer un peu de haut tous ces pays subalternes que l'on confond plus ou moins. Mais il suffit de voyager aujourd'hui un peu. 

Sait-on que la République Tchèque, la Pologne, l'Estonie ont maintenant des niveaux de vie tout proches de la moyenne européenne et que leur croissance continue de battre, chaque année, des records ? Que la Roumanie devient une grande usine de l'Europe ? Qu'il n'y a, nulle part, de chômage ? Que dans tous ces pays (et notamment en Ukraine et Bulgarie), on assiste à l'éclosion d'une nouvelle génération d'informaticiens de premier plan ? Ce qui a posé problème, c'est qu'au cours de ces 30 dernières années, ces pays se sont massivement vidés de leurs population (le record, la Bulgarie : 2 millions d'habitants en moins sur un total initial de 9 millions). Mais on constate aujourd'hui un retour des "expatriés" avec, enfin, un solde positif des migrations.


 - Partout, on vit matériellement beaucoup mieux. C'est avec amertume que je pense à mes parents dont la majorité de l'existence a été une humiliation permanente Aucun des besoins de base n'était satisfait : une alimentation rare, infecte et anti-hygiénique, des vêtements d'une grotesque laideur, des réseaux d'eau et d'électricité redoutables ( toujours prêts à vous inonder ou vous électrocuter quand ils n'étaient pas en panne), des logements minuscules dans les quels il fallait s'entasser, un téléphone rare et dans le quel il fallait hurler, des transports chaotiques et cahotants. Et que dire des possibilités de voyages, de la culture, des librairies ? Seul point positif : le système était très égalitaire mais ça peut faire réfléchir à une époque où une nouvelle démagogie, à l'Ouest, dénonce, avec beaucoup d'approximations (Piketty et consorts), les intolérables inégalités de la société capitaliste. 

- Quand j'entends donc parler de nostalgie, de désenchantement, ça me fait bien rigoler. Quoi qu'on en dise à l'Ouest, ça n'est pas le sentiment de l'immense majorité des populations. Les imbéciles qui le sont, c'est de leur jeunesse. Et puis, ils appréciaient sans doute le côté peinard, paresseux et parfaitement sûr, sans imprévu, de la société soviétique. Je ne crois pas non plus à cette idée, développée par Svetlana Alexievitch, d'un "Homme Rouge", désintéressé et pétri d'idéaux collectifs, qui serait aujourd'hui désorienté au sein de l'anarchie capitaliste. 


 En réalité, "L'Homme Rouge" n'a jamais existé. Des communistes à l'Est, c'était vraiment une espèce rarissime. "Personne, à part les idiots, ne croyait plus en l'idéologie soviétique" souligne plutôt, fort justement, Boris Akounine. Les dirigeants, on les considérait comme de ridicules pantins et on n'arrêtait pas de s'en moquer. Quant à la fin du communisme, il m'apparaît faux, également, de dire qu'elle a été impulsée par le Parti lui-même et quelques intellectuels. La société toute entière était devenue une marmite bouillante, prête à exploser. Gorbatchev et tous les autres ont été débordés par une population exaspérée, par une vraie Révolution.

- Alors, où est le problème aujourd'hui ? Le problème, il est surtout russe. Il faut dire que si le communisme ne s'est pas écroulé plus tôt, c'est parce que le régime a pu s'appuyer sur la Guerre Froide en faisant peur à la population en lui racontant qu'ils étaient menacés par l'Occident. Et ça excusait tout et surtout les difficultés économiques. On était pauvres mais ça n'était pas de notre faute (il fallait notamment soutenir tous ces fainéants de pays satellites). Et puis, si on était pauvres, on était du moins respectés et on faisait peur aux pays capitalistes.

 C'est exactement ce scénario qu'essaie de rejouer Poutine. Il s'agit de garantir la pérennité du régime et surtout de contenir les aspirations démocratiques et libérales, synonymes de décadence. C'est pour cette raison qu'il déteste l'Ukraine qui, il le sent bien, lui échappe de plus en plus. A cette fin, il cherche à faire peur (aux autres et à sa population), à défaut d'impressionner par les performances économiques de la Russie (l'économie russe, victime de la malédiction des matière premières, ça n'est jamais que l'équivalent de celle de l'Italie, 2,5 fois moins peuplée). Ça lui permet de raviver la nostalgie de beaucoup de Russes convaincus, effectivement, qu'ils étaient une super-puissance (l'actuelle détestation de Gorbatchev est, à cet égard, significative: on lui reproche d'avoir rabaissé la Russie). 


.Ça passe d'abord par la volonté de recoller les morceaux de l'ancien glacis soviétique avec ses satellites et ses "pays tampons". Ça impliquerait d'abord l'arrêt de tout élargissement de l'Otan (notamment pour l'Ukraine, la Géorgie, voire la Finlande). Cela au nom de "prétendues" garanties (dont il n'existe aucune trace) qui auraient été fournies par les États-Unis en 1990. Il s'agirait, en fait, de ressusciter les accords exorbitants et aberrants de Yalta qui garantissaient à la Russie des pays à sa solde. Il faudrait donc refuser à certains pays le droit  d'exprimer ses aspirations européennes et libérales. On saura, la semaine prochaine, si les pays occidentaux ont encore suffisamment de force et de conviction démocratique pour refuser cet odieux chantage.

 On est dans un engrenage dangereux parce que les médias russes (on ne le sait pas trop à l'Ouest) n'arrêtent pas de marteler aujourd'hui que les armées occidentales n'ont qu'un rêve : envahir prochainement la Russie et défiler sur la Place Rouge. Bref, la paranoïa complète mais c'est aussi la vieille tactique russe (qui a aussi été celle de Hitler) : celle de l'agresseur qui se dit agressé. Et puis Poutine a adopté des positions radicales (avec ses "lignes rouges") qui, s'il n'obtient pas complète satisfaction, peuvent le contraindre à engager une guerre en Ukraine.

Quelques-unes de mes photographies  de l'exposition Ilya Répine (1844-1930), peintre qui a traversé les périodes les plus mouvementées de l'Empire des Tsars. C'est au Petit Palais et je la recommande car elle est très complète. Elle rencontre d'ailleurs un grand succès même s'il s'agit d'une peinture "réaliste". Un motif d'irritation toutefois: on fait la publicité de cette exposition en disant de Répine qu'il est "le Peintre de l'âme russe".  D'abord, cette idée d'âme russe, je trouve ça idiot mais surtout, je me permets de signaler que Répine n'était pas Russe mais ...Ukrainien. Cette bourde, c'est vraiment fâcheux aujourd'hui mais il est vrai que si l'on avait évoqué l'âme ukrainienne plutôt que l'âme russe, ça aurait beaucoup moins attiré les foules.

Sur la chute de l'URSS, des tonnes de livres ont été publiés. Mon point de vue, c'est quand même que la Révolution est venue d'en bas, du Peuple, et non pas d'en haut, de la classe politique. Je suis donc très réservée sur beaucoup d'analyses produites. Je recommande néanmoins :

- Vladimir Fédorovski : "Le roman vrai de Gorbatchev". Fédorovski a bien connu, personnellement, les principaux dirigeants soviétiques et il dresse, ici, un portrait intéressant de Gorbatchev (il était vraiment l'anti-Poutine), un homme malheureusement détesté aujourd'hui par les Russes.

Et puis la Russie, ça n'est pas que l'URSS et le communisme. Pour vous aérer l'esprit, je vous conseille aussi des romans policiers.

- Boris AKOUNINE, très célèbre, vit aujourd'hui à Londres. Ses romans évoquent généralement généralement  la Russie entre 1850 et 1914. Je sélectionne 2 titres : "La ville noire". Ça se passe à Bakou avant la 1ère guerre mondiale."Avant la fin du monde". Quatre nouvelles qui sont des hommages au grands noms de la littérature policière.

- Leonid Youzefovitch : "Le Prince des vents". Très célèbre également. Un grand spécialiste de l'Asie Centrale.