dimanche 26 mai 2013

Le bipolaire et le pervers narcissique



Depuis deux ou trois ans, il y a plein de bouquins là-dessus et toute la presse en parle, pas seulement « Elle » ou « Cosmopolitan » mais aussi « le Nouvel Obs » ou « Libé ». Il s’agit de deux nouvelles figures de la modernité : le pervers narcissique et le bipolaire.


Le pervers narcissique, c’est un peu la figure New-Age du Mal : masqué, manipulateur, d’autant plus puissant et redoutable. Face à lui, on est forcément sans défense. Les pervers narcissiques, ils chercheraient à vous détruire complètement et ils pulluleraient maintenant. On en rencontrerait partout, surtout dans son milieu professionnel où ils remplaceraient, en plus subtil, les traditionnels harceleurs sexuels et psychologiques qui sont maintenant un peu ringards. Dans la relation amoureuse, c’est pareil, on a sûrement eu deux ou trois amants/amantes qui étaient des pervers narcissiques et si ça a foiré, c’était à cause d’eux.


Le bipolaire, lui, c’est le héros romantique des temps modernes. Il a d’abord les qualités requises par la société libérale : ultra-créatif, ultra-dynamique. Mais il est emporté par une espèce de fatalité ; sa vie, c’est les montagnes russes: après une période de suractivité, il se retrouve, tout à coup, ultra-déprimé, à la ramasse, une loque. C’est l’illustration du petit génie dans ses oscillations, la gloire et la déchéance ; mais son parcours, c’est bien en phase avec les injonctions de la société de consommation qui valorise la surintensité émotionnelle.


Moi, je trouve qu’être bipolaire, ça a l’air pas mal. Ca a un côté classe et un petit peu rebelle, c’est sûrement valorisant. En tout cas, c’est bien mieux que d’être qualifié de pervers narcissique où là, c’est carrément la honte. On appartient à la clique des ennemis du Bien, des personnalités toxiques qui persécutent les autres. Moi, j’imagine bien qu’on me range naturellement dans cette catégorie là.


Ces nouvelles classifications, je trouve ça plutôt rigolo comme je le disais, mais aussi inquiétant. Ca permet, certes, d’animer les conversations dans les soirées entre amis ; on s’y délecte de l’affrontement entre des patrons pervers narcissiques et des salariés bipolaires. C’est la version évoluée et sophistiquée de la lutte des classes.


Mais c’est surtout la généralisation et la dictature de la psychologie de bistrot : on essentialise, on qualifie des individus avec des jugements de valeur.


Ces grilles d’analyse, ça donne probablement l’impression de comprendre le monde et la vie en société. Mais c’est complètement trompeur : un pervers, par exemple, ça n’existe pas en tant que tel, vous n’en rencontrerez jamais un vrai de vrai, un pur et dur. Même Marc Dutroux est plein d’humanité. Le monstre, ça n’existe pas !l n’y a pas de personnalité, d’individu pervers à l’état brut. Il n’y a que des stratégies, des processus pervers aux quels on participe toujours un peu.


Quant à la bipolarité, on sait bien que c’est une « maladie » d’apparition récente, devenue « à la mode ». Dans la plupart des cas, ce n’est qu’une forme banale de déprime à la quelle on confère un habillage plus « fashion ». Sa « fabrique » et sa promotion, ça rencontre surtout, comme l’a démontré Mikkel Borch-Jacobsen, les intérêts de l’industrie pharmaceutique qui peut nous inonder, en toute bonne conscience, pour une maladie si noble, de médicaments psychotropes.


Mais bon ! Ce n’est pas le vrai problème. Ce qui est sûr, c’est qu’avec la promotion des pathologies mentales et de la bipolarité et de la perversion narcissique en particulier, on consacre la médicalisation et la psychiatrisation de nos vies. On abandonne bien volontiers notre libre arbitre et on confie à d’autres, des « spécialistes », le soin de nous dire comment on doit se comporter et comment on doit gérer nos souffrances.


Tableaux de peintres « Sécessionistes » viennois que j’affectionne particulièrement : Alfred Roller, Peter Behrens, Hans Christiansen, Gottlieb Kempf, Holwein, Auchentaller

Par ailleurs, j’ai quand même lu des bouquins consacrés à la bipolarité et je recommande, néanmoins, le livre de Jean ALBOU, paru il y a un an et demi : « Un fou dans l’art ».

samedi 18 mai 2013

"Ryaba, la petite poule"



A la station de métro Madeleine (ligne 14), il y a un très vaste vitrail sur le thème de la Poule aux œufs d’or. Ca a été offert, il y a quelques années, par la Russie au métro de Paris. « Ryaba », c’est évidemment un conte russe ultra connu.


C’est un grand artiste, Ivan Loubennikov, qui l’a réalisé et ça évoque les transformations historiques de la Russie à travers plusieurs symboles : un œuf en or, la faucille, le marteau, des boulons, des étoiles à cinq branches, des fers à cheval et des croix.


Je trouve ça absolument magnifique et ça me remonte le moral quand je passe devant. Je m’attarde à chaque fois sur un nouveau détail.

Mais j’ai l’impression d’être vraiment bien la seule. La foule du métro passe devant ce vitrail gigantesque, totalement indifférente. Visiblement, ça n’intéresse personne : je n’ai jamais vu quelqu’un s’arrêter pour le contempler et je n’ai encore jamais rencontré un Parisien qui l’avait remarqué. Parmi eux pourtant, il y a beaucoup de gens qui se piquent d’être artistes et de courir les expositions.


Evidemment, je pourrais la jouer parano et dire que les Français se fichent complètement de la Russie, ce qui est vrai pourtant. Et c’est sûr aussi que l’amour de l’art, ça n’est pas inné, ça s’inscrit plutôt dans des stratégies de distinction sociale. En fait, la plupart des gens s’ennuient à périr dans les musées. Moi-même, j’ai en horreur les programmes culturels imposés. Ce qui me débecte : les guides, les profs, les spécialistes, les visites organisées.


En réalité, on est renvoyés chacun à sa géographie, son histoire mentales et imaginaires. On n'est finalement pas ouverts à tout, on ne comprend pas tout. C’est ainsi que je ne sais, généralement, trop que dire, qu’échanger avec des Français. Parler de la Russie, de l’Ukraine, de la Pologne : c’est incompréhensible, incommunicable. Mais moi-même, je ne comprends pas non plus grand-chose aux Français.



Photos de Carmilla Le Golem

Pour agrémenter le week-end de la Pentecôte, je vous recommande les films suivants : "Clip" de Maja Milos; "Stoker" de Park Chan-Wook (injustement descendu par la critique mais avec des images magnifiques et une actrice étonnante : la polono-australienne : Mia-Wasikowska); enfin la trilogie dérangeante d'Ulrich Seidl, les trois Paradis : Love, Faith, Hope.

dimanche 12 mai 2013

Pays moches



Les lieux et les pays touristiques, je n’aime pas.


Je n’arrive pas à trouver d’émotion, je suis bloquée par l’admiration imposée, les figures exemplaires de la beauté. C’est un peu pour ça que je connais très mal la France. Il y a trop de belles choses indiscutables.


Je suis aussi allée en Italie, en Espagne, en Grèce. C’était comme si je me promenais dans un film documentaire avec la même distance ennuyée.


La beauté apprise, celle des professeurs, des écoles, des guides, ça ne me touche pas.


La beauté, je veux la découvrir moi-même et je veux qu’elle me saisisse, m’envahisse brutalement. C’est souvent peu de chose : une lumière, des formes, une silhouette mais ça suffit souvent à me transporter hors de moi-même.

En fait, j’aime bien les endroits moches, improbables, qui n’intéressent personne. C’est pour ça que j’ai plein d’affection pour l’Europe Centrale, tous ces anciens pays de l’Est qu’on juge généralement sinistres et ravagés. Pour moi, la vie y est au contraire plus forte qu’ailleurs.


En France, je ne connais donc presque rien…à quelques exceptions près, tout de même : j’aime bien explorer les régions qu’on considère comme nulles. Ca recouvre, en gros, la Picardie et le Nord-Pas-de-Calais. Je n’ai pas attendu le film « les Ch’tis » (que j’ai d’ailleurs détesté) pour me plaire là-bas : Lens, Béthune, Laon, j’adore, ça m’émeut beaucoup.


Par exemple, j’ai passé le week-end dernier à Saint-Quentin. J’y ai écumé les cafés, les brasseries, les musées, je me suis soûlée d’Art Déco. J’ai fait rigoler tous mes collègues avec ça. Ca existe ce bled ? Avec ton fric, tu pourrais pas plutôt aller à Cannes ou aux Seychelles ? Mais à Cannes, aux Seychelles, je dis, il n’y a que des dentistes, des notaires et des fonctionnaires qui croient avoir trouvé une promotion sociale.


Ben oui ! C’est vrai que le Nord, la Picardie, c’est austère et j’y retrouve un peu l’ambiance et l’architecture de mon passé. Mais c’est vrai aussi qu’on peut y faire plein de rencontres et de découvertes. Plus qu’ailleurs, on y court le risque de l’inattendu : des formes, des couleurs, des regards, des musiques qui, tout à coup, vous aspirent, vous fascinent.


Photos de Carmilla Le Golem sur Sigma DP3 Merrill


Saint-Quentin est d’abord la ville de l’Art Déco avec un patrimoine architectural exceptionnel.


A proximité, se situent aussi les lieux où Matisse a vécu dans sa jeunesse. Contrairement à ce qu’on peut imaginer, Matisse a d’abord vécu dans des villes d’une grande mélancolie : à Bohain (où ses parents tenaient une graineterie que l’on peut aujourd’hui visiter) au Cateau-Cambrésis (où il y a un magnifique musée Matisse étrangement méconnu) et à Saint Quentin (où il était clerc chez un avoué).

dimanche 5 mai 2013

LIRE


Keith LOWE : « L’Europe barbare 1945-1950 ». Je l’ai déjà écrit : je suis hantée par la grande guerre qu’on appelle ici la 2nde guerre. A cause de ça, on me considère comme une dingue en France, mais c’est un autre sujet. J’avais appelé l’attention sur l’extraordinaire « Terres de sang » de Timothy Snyder (paru il y a un an) qui réinterprétait l’histoire de l’Europe Centrale de 1930 à 1945. C’est à compléter par ce livre de Keith LOWE qui bouleverse pareillement nos visions de l’histoire. Curieusement, très peu de choses ont en effet été écrites sur les lendemains de la 2nde guerre. Ca n’avait rien de triomphant, c’était effroyable et désespéré.



Andrzej STASIUK (prononcer sstachouk en accentuant sur le a) : « Pourquoi je suis devenu écrivain ». Par l’un des chefs de file (aux côtés de Dorota Maslowska et d’Olga Tokarczuk) de la littérature polonaise, le récit de sa jeunesse dans les années 80. C’est la période de l’état de guerre («stan wojenny») en Pologne. C’est déjanté, déglingué, punk, rock’n’roll. Rébellion, littérature, soûleries, musique. Horreur des institutions, des pouvoirs, de l’armée. Ce qui est amusant, c’est de comparer ce livre coup de poing avec les autobiographies, qui viennent de sortir, de Paul Auster et d’Umberto Eco. Tout ce qui sépare une littérature de « professeurs » d’une littérature nécessité. Les pépés, les idoles, changez de registre. Stasiuk, ça plane mille pieds au-dessus.


Cécile LADJALI : « Shâb ou la nuit”. Shâb en persan, ça veut dire la nuit. Cécile Ladjali est née d’une mère iranienne puis a été adoptée par une famille française de la classe moyenne. Elle a d’abord été cancre à l’école avant de devenir professeur agrégée de français et écrivain. Elle a entretenu un dialogue avec George Steiner. C’est un peu triste, douloureux, comme toutes les enfances. Un livre admirable, un grand livre, sur la construction de soi.


Claire LEGENDRE : « Vérité et Amour ». Par l’auteur du scandaleux « Viande » que j’avais adoré. L’expérience de l’expatriation, en l’occurrence à Prague, et son impact sur la vie personnelle et amoureuse. J’ai beaucoup aimé… d’abord parce que je connais bien Prague mais, pour moi, Prague, ça n’est pas très dépaysant : c’est le monde slave. Plein de remarques très justes, très pertinentes sur «l’étrangéité » : par exemple, à Prague, comme à Moscou ou à Minsk, ou à Varsovie, une fille ne se fait pas draguer dans la rue. Changer de cadre culturel, c’est à la fois déstabilisant et salvateur. Ca rend, en tous cas, beaucoup plus lucide. Et puis, j’aime bien l’écriture de Claire Legendre : c’est sans aucune fioriture, très « punchy », très dynamique.


Clément BENECH : « L’été slovène ». C’est curieux, c’est un livre dont la thématique recoupe celle de Claire Legendre. La Slovénie, j’y ai séjourné à l’automne 2011. J’étais à Bled et à Ljubljana, les mêmes villes que dans le bouquin. C’était brumeux et mélancolique. Comment un voyage dans un pays mystérieux peut-il dénouer une relation amoureuse ?


Jean-Marc ROBERTS : « Deux vies valent mieux qu’une ». « Affaires étrangères » était un grand livre, celui d’un véritable écrivain. Celui-ci est poignant : comment aborder la maladie, la mort, l’horreur des séjours à l’hôpital ? De l’élégance, de l’humour, les souvenirs lumineux des paradis adolescents.


Megan K. STACK : « Tous les hommes de ce village sont des menteurs ». Une jeune journaliste américaine confrontée à la guerre en Afghanistan, en Libye, en Israël, en Palestine, en Arabie Saoudite. Une interrogation essentielle : qui dit vrai ? Tout le monde et personne.

Nicolas WILD : « Ainsi se tut Zarathoustra ». Evidemment, c’est une BD mais je lis aussi des BD. J’avais beaucoup aimé les deux premiers livres de Nicolas Wild relatant son séjour afghan. Cet album est consacré à l’Iran et plus particulièrement au zoroastrisme avec une intrigue politique sous-jacente. C’est vraiment très bien, très juste, très instructif. Je n’ai pas repéré d’erreurs. A lire absolument pour s’initier au zoroastrisme et à l’Iran.


Katia CHAPOUTIER : « Lost in Jerusalem ». Un livre sur Jérusalem, ça me fait généralement peur. J’en connais le contenu à l’avance, suivant la tendance de l’auteur. Katia CHAPOUTIER se présente comme l’ingénue de service qui n’y connaît rien à rien. Libérée de tout parti pris, elle restitue magnifiquement la force d’attraction de la ville, sa beauté, son multi-culturalisme, la coexistence de ses religions. Elle ne donne qu’une envie : partir vite à Jérusalem.


Jean RADVANYI : “Une autre Russie”. Un livre sur la Russie de Poutine qui nous change des clichés habituels. La Russie, ce n’est pas la terreur et la misère comme on l’écrit sans cesse dans les journaux français, c’est plutôt un incroyable bouillonnement culturel, politique et économique. Le déclinisme, là-bas, on ne connaît pas.


Mikkel BORCH-JACOBSEN : « La fabrique des folies ». Evidemment, Mikkel Borch-Jacobsen est surtout connu pour ses positions très critiques vis-à-vis de Freud. C’est cependant un penseur subtil, rien à voir avec Michel Onfray. Dans ce livre, il montre bien que les maladies mentales n’existent pas de toute éternité. Il y a, au contraire, une très forte historicité et une variabilité des troubles mentaux. Mikkel Borch-Jacobsen élargit dans ce livre sa réflexion aux nouvelles folies contemporaines  : dépression, trouble bipolaire, hyperactivité, anxiété sociale. Ces nouvelles folies sont, en fait, très largement promues par l’industrie pharmaceutique. Un livre très décapant à la suite du quel vous n’allez plus prendre ni un somnifère, ni un anti-dépresseur. Quant à vos troubles bipolaires, quelle blague !


Claude LEVI-STRAUSS : « Nous sommes tous des cannibales ». Vous êtes peut-être comme moi ; vous avez calé sur « les Mythologiques ». Quant aux « Structures élémentaires de la parenté », vous vous êtes contentés de l’introduction et de la conclusion. Là, vous avez un recueil d’articles, autrefois dispersés, incisifs, brillants, éclairants : le Père Noël, la vache folle, l’oncle maternel….


Philippe SIMONNOT : « Chômeurs ou esclaves ». J’offre ce petit livre à tous les fachos-populos qui, hélas, commencent à monopoliser la scène politique française : Mélenchon, Le Pen, Montebourg.


Elsa CONESA : « Margarita Louis-Dreyfus – Enquête sur la fortune la plus secrète de France ». Après Liliane Bettencourt, qui est la femme la plus riche de France ? Margarita Louis-Dreyfus. Une Russe de Saint-Pétersbourg, kitsch et caricaturale. Le livre est un peu complaisant pour Margarita Louis-Dreyfus mais illustre bien certaines bizarreries du capitalisme : comment une blonde un peu écervelée, qui n’y connaît rien à la finance, a pu malgré tout, après la mort de son mari, prendre le contrôle, dans son seul intérêt personnel, de la majorité du capital d’un grand groupe.


Un choix hétéroclite de jeunes peintres contemporains : Mijn SCHATJE, Greg SIMKINS, Barnaby WARD, Katleen LOLLEY, Ken WONG, Tomek SETKOWSKI, Melissa HASLAM, Duy HUYNH, Michael HUTTER, Hiro KIYOHARA