samedi 27 mai 2023

Libertine

 

Je revisitais récemment quelques-uns de mes plus anciens posts (même si ça me déplaît parce que le passé, c'est définitivement le Passé et qu'il n'est pas de sentiment plus pernicieux que la nostalgie). C'est sûr que j'étais beaucoup plus légère autrefois. 


Je me préoccupais davantage d'émotion, de sensualité. Aujourd'hui, je n'ose plus parler de mes aventures sulfureuses, de mes rêves libidineux. Je suis devenue plus pesante, grave, pas du tout rigolote. J'ai probablement été moi-même contaminée par l'Air du Temps, cette atmosphère oppressante de moraline et de réprobation générale qui empoisonne les sociétés européennes.


Je me souviens ainsi que lorsque j'étais gamine, j'aimais fredonner la chanson de Mylène Farmer: "Libertine". Ca exaspérait ma mère: "Arrête avec cette idiotie; tu ne sais même pas ce que ça veut dire". C'était vrai mais ça excitait d'autant plus ma curiosité. Qu'est-ce que c'était ce truc que je ne comprenais pas ? Evidemment, Mylène Farmer, ça apparaît maintenant complétement kitsch. Mais une artiste pourrait-elle faire carrière aujourd'hui avec de telles chansons pécheresses ?


Les passions et l'audace érotiques, ça semble complétement effacé. On préfère promouvoir l'idéologie du genre sans se rendre compte que ça revient à évacuer l'Autre et donc oblitérer le Désir entre les sexes.


Mais j'ai eu récemment un déclic. Ca s'est produit après avoir vu le film de Maïwen : "Jeanne du Barry". J'ai été enthousiasmée par la vie "exemplaire" de cette dernière favorite de Louis XV, ancienne prostituée qui faisait usage de ses charmes esthétiques et intellectuels. C'était certes pour échapper d'abord à sa condition mais aussi, il faut le reconnaître, rencontrer finalement l'amour. Enfin, un film qui cesse de pleurnicher sur la misère du monde. Un film qui ose évoquer les plaisirs du luxe et du libertinage. Qui voit dans la séduction et la sexualité un instrument de pouvoir, un outil d'émancipation, pour les femmes.
 

Soyons honnêtes, ce n'est pas forcément un schéma avilissant car il réclame beaucoup d'intelligence et d'habileté. La du Barry ne s'est pas seulement fait remarquer par ses charmes mais aussi par son "bon goût" artistique et son sens de la répartie et du bon mot ("Après nous le Déluge" et "Encore un instant, Monsieur le bourreau" restent célèbres aujourd'hui encore). Mais séduire, adorer séduire, on ne comprend plus ça aujourd'hui. On préfère se présenter aux autres comme quelqu'un de spontané, pas compliqué, sincère et transparent.


Significativement, ce film a été descendu par les médias bien-pensants ("Le Monde", France-Inter, Télérama). Et d'ailleurs, il est fait moins question des qualités du film que du choix de l'acteur Johnny Depp accusé (en dépit d'une décision de justice) de violences conjugales. 


Il est vrai qu'il ne fallait pas attendre autre chose dans un pays qui se voudrait sans milliardaires et  déteste  son n°1 mondial du luxe et de la mode (Bernard Arnault PDG de LVMH); un pays qui s'offusque également de l'interview de la ministre Marlène Schiappa dans la revue "Play Boy" ou des écrits érotiques du ministre de l'économie Bruno Lemaire. La France ne manque pas, du moins, de bigots et de dames patronnesses. On se dit parfois que les "passions tristes", celles de la rancœur et de la vengeance, y ont pris le pouvoir. Peut-on espérer, un jour, voir poindre un peu d'allégresse et d'humour, un peu d'ambition personnelle et collective ?


L'erreur, je crois, c'est de considérer Madame du Barry avec tous les préjugés du 21 ème siècle. Ceux à l'encontre d'un Ancien Régime qui exerçait sur les faibles une violence sociale et sexuelle inimaginables.


Cela est vrai bien sûr. La cruauté, la violence, l'absence de compassion signent bien le 18ème siècle et l'ordre nobiliaire. Je me dis même parfois que la fin de la monarchie en France ressemble furieusement à la Russie d'aujourd'hui où tout est permis aux puissants.


Mais on ne peut pas non plus considérer que notre époque traduise, en toutes matières, un Progrès par rapport au 18ème siècle. Ce serait négliger des pans entiers de sa culture et de sa splendeur.


Jamais peut-être, l'effervescence et intellectuelle et la liberté de pensée n'ont été aussi puissants qu'à cette époque. Le 18ème siècle, c'est tout de même l'esprit des Lumières, l'affirmation de l'individu qui, guidé par le pouvoir de la Raison, prend en main son Destin en s'affranchissant de l'ordre divin.  C'est énorme, plus rien n'est immuable, c'est l'entrée de l'humanité dans l'Histoire, le bouleversement continu et la démocratie. Diderot, Voltaire, Rousseau, ça n'est pas rien, il y a bien eu un "admirable 18ème siècle".


Et puis le 18ème siècle, c'est aussi celui d'une extrême civilité des relations sociales qui voit se développer l'art de la conversation, du mot d'esprit et surtout de l'écriture. Jamais on n'a aussi bien écrit qu'au 18ème siècle pas seulement dans la grande littérature mais aussi dans les simples lettres entre particuliers. En regard, on fait aujourd'hui figure d'analphabètes avec nos SMS, nos mails et notre "écriture plate".


Ce raffinement de l'expression verbale se retrouve dans l'état des mœurs et notamment dans les relations amoureuses. Rien n'est lourd, rien n'est pesant, c'est la recherche du seul plaisir qui doit nous guider. On peut aimer profondément quelqu'un tout en le trompant par ailleurs, effrontément, avec de multiples partenaires. Ca n'a d'ailleurs généralement pas de conséquences. La pire des choses, c'est d'être une personne jugée insignifiante, de ne pas faire rêver, de ne pas être désiré. Il faut, à tout prix, séduire.

La liberté des mœurs n' a peut-être jamais été aussi importante que dans la France du 18ème siècle. C'est pour cette raison qu'on a qualifié cette période de "siècle des Libertins". On pense tout de suite évidemment au Marquis de Sade, à Casanova (qui écrivait en français), à Choderlos de Laclos.

On pourra objecter que ça ne touchait que la caste très réduite des nobles. Mais non ! Les contes, nouvelles et romans libertins sont largement diffusés car innombrables avec une foule d'auteurs parfois même publiés dans la presse. Pourquoi ce succès ? Parce que l'écrivain libertin ose tout dire et que l'expérience de la sexualité intervient pour dénoncer les règles, les conventions du monde et la turpitude des Grands. L'écrivain libertin est, en fait, le premier porte-parole de la Révolution à venir. Le libertinage, c'est avant tout une remise en cause de l'ordre social. "On est dédommagés de la perte de son innocence par celle de ses préjugés", écrit Diderot.


Le 18ème siècle a donc sans doute beaucoup à nous apprendre. Parce qu'il faut bien le dire, les mentalités actuelles sont aussi éloignées que possible du siècle des Libertins. Aujourd'hui, tout est grave et sinistre, on s'interdit la joie, la plainte est notre seule expression. On s'est engagés, comme le disait Philippe Sollers, dans la voie du "contre-désir" ou de l'anti-désir. "Là règnent la défiance, les passions négatives, les opinions changeantes, l'erreur."


 Les femmes ne cessent d'être choquées par les hommes et les hommes s'ennuient avec elles. Finalement, l'homme et la femme du contre-désir se répugnent l'un à l'autre. On est tellement épris de sécurité qu'on est devenus d'effroyables puritains. 

Quel espoir d'en sortir ? Je ne suis, malgré tout, pas totalement pessimiste. Pourquoi ? Parce que  les femmes sont toujours fatales.

Tableaux de Dorothea Tanning, Dora Maar, Mildred Burton, Remedios Varo, Leonor Fini, Toyen, Paula Rego, Valentine Hugo.  Des femmes qui ont porté, au 20ème siècle, l'expression sexuelle à une forte intensité mais qui sont aujourd'hui des figures un peu oubliées. Est-ce un symptôme du nouveau puritanisme ambiant ?

Un post qui me correspond bien mais j'ai quand même l'impression de plaider pour une cause dès aujourd'hui perdue. On évite soigneusement de poser cette question: qu'adviendra-t-il de la Passion, du Désir, dans les décennies à venir ? J'ai l'impression qu'il n'y aura plus rien à désirer parce que tout deviendra interchangeable et donc indifférent. L'amour, c'est quand même ce qui est sans prix, hors échange marchand.

A lire :

J'ai déjà évoqué, dans mon dernier post, Philippe Sollers qui se réclame du 18 ème siècle.

Il en va de même pour Chantal Thomas (rien à voir avec l'une de mes marques de lingerie préférées qui s'écrit d'ailleurs avec deux s), une écrivaine que j'aime beaucoup. Je conseille en particulier : "Un air de liberté - Variations sur l'esprit du 18ème siècle", "L'échange des princesses". Et puis ses essais sur Sade et Casanova.

Benedetta Craveri : "L'âge de la conversation" et "Les derniers libertins". Une grande essayiste italienne, une référence.

A titre plus personnel, je considère qu'il faut absolument avoir lu: "Jacques le Fataliste et son maître" de Diderot, "Les liaisons dangereuses" de Choderlos de Laclos, "Les romans et contes" de Voltaire", "Juliette ou les prospérités du vice" du Marquis de Sade.

On peut ajouter "Point de lendemain" de Vivant Denon, "Manon Lescaut" de Prévost, "Les égarements du cœur et de l'esprit" de Crébillon, "Félicia ou mes fredaines" de De Nerciat.

On trouve enfin, dans les collections "la Pléiade" et "Bouquins" d'excellentes anthologies des écrivains libertins du 18 ème.



samedi 20 mai 2023

Les bienfaits/méfaits de la lecture


J'ai une vilaine habitude. Lorsque je me rends, pour la première fois, chez quelqu'un, je regarde d'abord s'il a une bibliothèque (ce n'est, curieusement, pas toujours le cas en France). J'essaie ensuite d'en identifier les titres. Ca me permet alors de "situer" les gens à qui j'ai affaire. Mais je commence à me demander, aujourd'hui, si j'ai raison de procéder ainsi. Est-ce que ça ne relève pas d'une arrogance de classe ou de certitudes trop bien ancrées ?


J'entendais ainsi, récemment, Delphine Horvilleur qui s'interrogeait sur la lecture. 

A contre-courant de l'analyse commune, elle disait que c'était peut-être un préjugé de penser que lire faisait forcément de nous quelqu'un d'intelligent, de fiable et d'humaniste.


Il y a aussi des lectures qui renforcent nos préjugés, qui nous rendent petits et haineux.

A tel point que la lecture peut, aussi, être le prélude à la violence et à l'assassinat.



A preuve, Hitler dont la bibliothèque, à la fin de sa vie, comprenait 16 000 ouvrages (ce qui représente tout de même, compte tenu de sa mort à 56 ans, la lecture d'un peu plus d'un livre par jour depuis l'âge de 6 ans).


On en a récupéré 1 300 environ presque tous entreposés aux USA et qui font l'objet d'une analyse.

Comment relier, en effet, la formation intellectuelle de Hitler aux crimes de masse qu'il a ordonnés (mais aux quels il n'a jamais physiquement participé, se gardant bien, par exemple, de visiter un seul camp de concentration) ?



Ca vaut aussi pour son bras droit, Joseph Goebbels, son ministre de l'éducation (?) et de la propagande. Il était tout de même titulaire d'un doctorat avec une thèse consacrée à un écrivain romantique (Wilhelm Von Schütz). Croyait-il un seul instant aux âneries qu'il débitait ?


On peut parler aussi des sinistres "Einsatzgruppen", ces groupes d'intervention qui, dans le sillage de la Wehrmacht, pratiquaient le nettoyage ethnique et ont initié la Shoah par balles. Ils ont, à leur actif, 1,5 million de morts. Beaucoup étaient universitaires (en Droit notamment).


Staline, lui aussi, était un grand lecteur et avait, dans son bureau, une impressionnante bibliothèque. L'un de ses meilleurs biographes, Simon Sebag Montefiore, le qualifie même carrément d'intellectuel. Il s'intéressait notamment au roman français du 19ème siècle. Son prédécesseur Lénine était également un lecteur appliqué (annotant scrupuleusement les paragraphes) et un bibliophile passionné. Et même le terne mais cruel et rancunier Viatcheslav Molotov, numéro deux de l'URSS sous Staline, a accumulé une bibliothèque prodigieuse.


Quant à Poutine, s'il ne se pose pas en intellectuel, il prend quand même soin d'afficher ses références culturelles. Surtout, comme l'a parfaitement démontré Michel Eltchaninoff, il a bien l'intention de reconstruire la Russie sur des bases non seulement historiques mais aussi philosophiques. Poutine trouve notamment l'appui du célèbre cinéaste Nikita Mikhalkov ("Les yeux noirs", "Urga") qui a réintroduit des penseurs russes du 19 ème siècle, en particulier les philosophes Ivan Ilyine (1883-1954) et le conservateur et antilibéral, Constantin Leontieff (1831-1891). 


Parmi les contemporains, il faut évidemment citer le "penseur" ultra-nationaliste Alexandre Douguine (né en 1962), dont la fille, aussi timbrée que le père, vient d'être victime d'un attentat. Tous ces "philosophes" ne valent pas tripette mais ils ont pour point commun de présenter la Russie comme "la troisième Rome", le rempart de la tradition contre la décadence occidentale. C'est l'idée de la voie russe et de l'Empire eurasiatique: celle d'un "homme nouveau" animé par un messianisme panslave (qui n'est, en fait, qu'un messianisme russe auquel tous les Slaves devraient se rallier).


Tous ces "massacreurs" épris de livres et de culture nous font évidemment frémir. Comment comprendre alors qu'il est dit que la culture et l'éducation font de nous des hommes meilleurs ? On s'interroge d'abord évidemment sur soi-même: est-ce qu'à force de lire, je ne vais pas devenir cruelle et indifférente comme ces "monstres froids" ? Et c'est vrai que moi-même, je suis sans cesse "déstabilisatrice" et sûrement pas rigolote. Me supporter, c'est sans doute difficile.


C'est Hitler qui, à mes yeux, fournit le plus d'éléments de réponse.


Il était terriblement complexé par son échec scolaire et voulait, en compensation, se présenter en défenseur des Arts et des lettres. Mais dans sa bibliothèque, on ne trouve quasiment pas de fiction littéraire ou de romans, hormis des lectures d'enfance (Don Quichotte, Robinson Crusoe, Fenimore Cooper, Carl May). Il y a quand même une grosse exception : Shakespeare qu'il considérait comme le plus grand écrivain de tous les temps. 


Sinon, la bibliothèque d'Hitler est surtout composée d'ouvrages techniques (architecture en particulier),  de stratégie militaire et de biographies d'hommes illustres (Frédéric le Grand, Alexandre, Napoléon). Et puis évidemment, une foule d'ouvrages traitant de religions, d'occultisme, de races et de leur déclin. 

Il ne craignait pas le ridicule en affichant de nombreux philosophes allemands alors qu'il n'avait évidemment pas la formation pour les lire et les comprendre. On sait qu'il a rencontré la sœur de Nietzsche dont les nazis se sont, ensuite, réclamés. Il possédait également un buste de Schopenhauer. Mais que pouvait-il bien penser des théories du Droit et de la morale de Kant ?


Finalement, il ressort que Hitler n'a jamais rien lu pour acquérir des connaissances et se cultiver, être dérouté, surpris. Il ne cherchait qu'une chose: la confirmation de ses propres idées, de ses préjugés. En résumé, il lisait "utile".


C'est un peu la même chose chez les autres grands dictateurs. Lénine et Staline passaient tout à la moulinette du marxisme et de la lutte des classes. S'il leur arrivait de lire un roman français, ce n'était pas pour explorer les affres de la passion amoureuse mais pour étudier les comportements et la domination de classe.


Quant à Poutine, tous les penseurs qu'il sélectionne correspondent à son obsession, celle d'une vision messianique du monde avec des prophètes slaves (i.e. russes).

Au total, lire ne vous apportera pas grand chose et ne contribuera sûrement pas à vous élever si vous vous contentez de rechercher ce qui est conforme à vos idées.

Lire c'est à peu près inutile si ça n'ébranle pas vos convictions, si ça ne vous irrite ni ne vous bouleverse. Lire, ça doit vous faire découvrir "autre chose", un nouveau point de vue, une nouvelle manière d'appréhender les relations humaines et affectives. C'est à cette seule condition que lire peut vous rendre plus tolérant, moins radical, plus humain.


Et au total, ceux qui ne lisent pas se privent de beaucoup de choses: de rêveries, d'émotions sensuelles, de voyages immobiles, d'esprit de résistance. La banalité, l'enfermement, la répétition du quotidien, son ennui, deviennent moins pesants. Et surtout, un livre peut, tout à coup, insuffler en nous une énergie folle, celle qui permet de nous sauver, de traverser une épreuve, de retourner une situation.


Tableaux de Jean-Jacques Henner, Ramon Casas y Carbo, Edward Hopper, Antoine Wiertz, Tamara Lempicka, Kent Nelson, Auguste Renoir, Berthe Morisot, Camille Corot, Gustave Courbet, Henri Matisse, Vincent Van Gogh, Toyokuni Utagawa, Felix Valloton, Morris Kantor, Peter Jensens Elinga, Alexander O.Levy, Rembrandt, Arcimboldo, Pablo Picasso

Pour illustrer le thème de la lecture en peinture, il est intéressant de constater que l'on trouve une foule de tableaux représentant des femmes s'adonnant à la lecture mais bien peu d'hommes. Et il est vrai que les femmes lisent davantage que les hommes et préfèrent surtout la fiction et les romans tandis que les hommes choisissent plutôt des ouvrages techniques et utiles. Et puis, il y a, chez les femmes, une dimension érotique de la lecture. Il y aurait beaucoup d'analyses à développer sur tout cela.

A lire :

- Thimoty W. RYBACK : "Dans la bibliothèque privée d'Hitler". Un livre remarquable qui éclaire beaucoup sur la personnalité et la rigidité mentale du Fürher.

- Michel Eltchaninoff : "Dans la tête de Vladimir Poutine". Rédigé au lendemain de l'invasion de la Crimée, ce livre précise les références culturelles de Poutine. Il apparaît aujourd'hui prophétique. Il est à compléter par "Lénine a marché sur la lune", un bouquin très étonnant évoquant le "cosmisme" russe. 

- Rachel Polonsky : "La lanterne magique de Molotov". Rachel Polonsky a pu découvrir l'ancien appartement de l'apparatchik qui s'est, alors, révélé un bibliophile fervent. Chaque livre de Molotov devient alors une invitation à un voyage à travers la Russie et son histoire. Un bouquin extraordinaire.

Il n'existe pas, à ma connaissance d'ouvrage français consacré aux bibliothèques de Lénine et Staline.

Enfin, je soulignais que la bonne littérature était nécessairement dépaysante. A cet égard, je rends hommage à Philippe Sollers, récemment décédé. Un personnage et des bouquins irritants, déroutants, dérangeants. Mais quelle écriture et quel humour ! Incontestablement, l'un des écrivains marquants de ces dernières décennies. J'ai bien aimé "Femmes", "Portrait du joueur", "Les folies françaises", "Le lys d'or", "L'étoile des amants", "Trésor d'amour". Et puis toutes ses critiques littéraires absolument remarquables  ("La guerre du goût" et "Eloge de l'infini"). On peut aussi signaler, de sa plume, un remarquable "Dictionnaire amoureux de Venise" sans lequel on ne peut plus se rendre dans la Cité des Doges.

samedi 13 mai 2023

De l'amour de l'Art à la fin de l'Art



L'amour de l'Art, ça ferait partie des codes distinctifs des classes dominantes. Bourdieu a ressassé cette idée à l'infini. 


C'est à la fois complétement vrai (presque personne n'a l'érudition suffisante pour rattacher une œuvre à son contexte historique) et complétement faux (ça n'empêche pas, en certaines occasions, le surgissement d'un instant de grâce qui vous secoue les tripes; et puis, il y a bien, en chacun de nous et même à un niveau modeste, un plaisir de la création. En attestent l'Art Brut ou bien les peintures de Séraphine ou du Douanier Rousseau).


Il reste que la visite des musées et expositions fait partie des figures imposées de tout parcours touristique et de toute vie en bonne société. Et tant pis, ou plutôt tant mieux (ça nous valorise d'autant plus), si ça s'est transformé en une véritable épreuve physique: de longs moments à patienter dans une file d'attente suivis d'une bousculade dans des salles où l'on s'efforce d'entrapercevoir des œuvres au milieu d'une nuée de "photographes" sur smartphone.  


C'est vrai qu'on oublie trop souvent qu'on a une vision extraordinairement restrictive de l'Art. L'Art, ce serait tout ce qui serait enfermé dans un musée. Mais le musée et l'amour de l'art qui va avec, c'est une institution finalement très récente: juste un peu plus de deux siècles, c'est à dire au lendemain de la Révolution française. Et la plupart des objets entreposés dans un musée n'étaient pas, auparavant, considérés comme de l'Art mais comme l'ouvrage d'artisans qualifiés qui travaillaient sur commande. 


Au total, ce qui est exposé comme Art, c'est un ensemble d'œuvres (peintures, sculptures, objets anciens) qui ont été sélectionnées comme telles par des spécialistes et des marchands. Et peu importe que la fonction ou l'apparence de ces œuvres ne soient plus du tout les mêmes: les statues grecques et romaines  n'étaient, par exemple, pas destinées à être admirées et étaient grossièrement peintes.


Ca explique qu'il y ait, avec le temps, un recyclage permanent de ce que l'on désigne comme œuvre d'Art. Le Beau d'aujourd'hui n'a pas grand chose à voir avec le Beau d'hier.


Mais de cette constatation banale, on s'empresse de ne tirer aucune conséquence. On est tellement assurés de nos valeurs, on est tellement certains d'être absolument "modernes". On ne doute pas que nos grandes icônes actuelles (Mondrian, Rothko, Pollock, De Kooning, Hartung, Basquiat, Warhol, Gerhard Richter) feront l'objet d'une même vénération dans un siècle. Il faudrait vraiment être complétement inculte pour ne pas être illuminé par leur génie. 


On sous-estime d'abord l'énorme capacité de récupération par la société capitaliste de ce qui, initialement, la subvertissait au point de faire scandale: l'impressionnisme, Gustav Klimt, par exemple, font aujourd'hui partie de l'Art petit bourgeois. 


Quant au bourgeois de catégorie supérieure, le bourgeois éclairé d'aujourd'hui, pour décorer, avec classe, son intérieur, il se met à la recherche d'une œuvre abstraite  dont la subtilité, les nuances vibrantes, témoigneront, auprès de ses amis, de son bon goût en même temps que de son originalité et même de ses propensions à la spiritualité. Emettre des réserves sur Soulages ou sur Braque, c'est passer tout de suite pour un beauf.


Dans l'espace public même, on assiste à un triomphe de l'abstraction et du formalisme. Toute l'architecture urbaine en témoigne. Ce qui est sanctifié, c'est l'épure avec un rejet de la surcharge: de simples opposition de volumes et de couleurs en jouant, le plus possible, sur la lumière et la transparence. Qui ose s'interroger sur cette tendance massive de l'architecture en disant simplement que c'est peut-être beau mais que c'est sinistre ? Car personne ne prend plaisir, sauf la première fois, à flâner sur le Parvis de la Défense ou à arpenter les grandes avenues de Dubaï ou Los Angeles. 


L'architecture "moderne", c'est peut-être la forme d'expression insidieuse d'un nouveau totalitarisme. J'exagère sans doute mais elle est quand même bien le support le plus efficace d'une complète banalisation de nos vies, dévouées désormais entièrement au culte de la transparence. Mais quoi qu'en disent les grands promoteurs, la transparence et la clarté , on n'aime pas du tout ça, en fait. Ce que l'on aime dans une ville, c'est sont ses ombres, ses endroits louches, son exubérance et son mystère. Un Eugène Sue, un Zola, sont presque impossibles aujourd'hui.


Quant aux valeurs montantes (Daniel Buren, Jeff Koons, Damien Hirst, David Hockney, Maurizio Cattelan, Yayoi Kusama, Anish Kapoor ) on se réjouit que de grands mécènes et galeristes (Gagosian, Bernard Arnault, François Pinault) en assurent la promotion.  


Cette rencontre de l'Art et de la "Finance" n'est d'ailleurs pas inédite. Il suffit de se reporter au 2nd Empire français qui donnait, au monde, "le la" en matière artistique. Comme aujourd'hui, toute la bonne société se pressait aux "grandes expositions". Grandes expositions inaugurées par l'Empereur et l'Impératrice en personnes et financées par les grands capitaines de l'industrie : les frères Pereire, la famille Schneider.


On prisait alors des "valeurs sûres", sans doute immuables: Cabanel, Bouguereau, Gérôme. La peinture avait alors une fonction décorative. Le Beau, c'était le tableau qu'on pouvait accrocher dans son salon pour témoigner de son goût pour l'Art. 


On trouvait carrément ridicules Manet et Cézanne, on n'aimait pas Courbet et ce fou de Delacroix. Quant aux impressionnistes, quelle laideur. En musique, c'était à peu près pareil. On ignorait quasiment Wagner et Berlioz mais on adorait Offenbach.

Est-ce qu'aujourd'hui, on n'a pas justement, vis-à-vis de l'Art que l'on qualifie de moderne, une mentalité de 2nd Empire ?


Il faut bien constater d'abord que depuis le Pop Art et Warhol, on a abandonné un certain intellectualisme en matière d'approche artistique. Le Pop Art, avec l'acceptation des valeurs culturelles ambiantes, c'est le début d'un nouveau conformisme.


Est-ce une stagnation ou un retour en arrière ? Quoi qu'on en pense, de l'Impressionnisme jusqu'au milieu des années 80, on a assisté, en très peu de temps, à un bouleversement complet, inédit dans l'histoire des sociétés, de toutes nos valeurs esthétiques. Le Beau était supposé être une valeur pérenne, immuable, il a été renversé de son piédestal.


On a déplacé les perspectives. Ce qui s'est trouvé questionné, avec l'Art Moderne (initié par l'Impressionnisme), c'est notre approche de ce que l'on appelait le Réel. On croyait que c'était une évidence, mais on s'est rendu compte que ça n'était qu'une construction mentale parmi d'autres. Il s'est alors agi de bouleverser les points de vue pour s'ouvrir à de nouvelles approches, de nouvelles sensibilités.


J'ai parfois exprimé des réserves sur l'Art moderne. L'abstraction, le formalisme, le conceptualisme, bref le refus de la "figuration", qui dominaient les décennies de l'après-guerre, traduisaient aussi, à mes yeux, un nouveau puritanisme redoutable. Et on en perçoit d'ailleurs aujourd'hui les conséquences alors que "les masses" ont finalement intégré une approche formaliste du monde. Et au final, l'Art abstrait, comme les "peintres pompiers" d'autrefois, est devenu décoratif au point qu'il agrémente, de manière raffinée, nos intérieurs.


Il n'empêche que, jusqu'au milieu des années 80 et le Pop Art, l'Art moderne a bien assumé une fonction révolutionnaire. Révolution effective dont on n'a pas toujours conscience car révolution des mentalités et des sensibilités qui a affecté chacun de nous. On ne voit plus de la même manière le monde, ses paysages, la société qui nous entoure, les individus qui la composent.


Mais cela est peut-être terminé. Le rideau s'abaisse. Finis les artistes, place aux promoteurs. Vive l'Art consensuel et populaire qui, à coups et aux coûts de grandes exhibitions, déplace les foules.


D'abord, l'Art sort du musée, ce qui n'est sans doute pas une mauvaise chose. Mais le nouvel écrin de l'Art, c'est, en quelque sorte, devenu le Parc d'Attractions. On reprend les recettes d'un Jean-Michel Jarre en musique: l'Art comme grand spectacle immersif.


L'œuvre isolée (le homard ou le chien de Koons), à la limite, on s'en fiche aujourd'hui. Ce qui importe maintenant, c'est le dispositif spatio-temporel dans son ensemble, l'installation générale.


A cet égard, on prise beaucoup aujourd'hui la confrontation d'une oeuvre moderne avec un patrimoine ancien: la Pyramide du Louvre, les colonnes de Buren et le Palais Royal, Jeff Koons, Kappor et Murakami à Versailles. Je comprends mal cet iconoclasme mais il s'agirait surtout de provoquer un choc esthétique.


Il s'agirait aussi d'offrir au visiteur une expérience multi-sensorielle globale et même de solliciter sa participation et sa réactivité.


Ce qui importe, c'est l'esthétisation générale de nos milieux de vie. L'Art doit se répandre partout, dans les villes et dans la Nature. On remodèle les monuments et les paysages pour "envelopper" le spectateur dans un autre environnement. L'Art n'est plus un objet mais un environnement "gazeux", une atmosphère. Il s'est en quelque sorte vaporisé. Son ultime achèvement, c'est peut-être le Land Art avec le remodelage des paysages.


Et ça marche à fond. Même si on crie parfois au scandale ou à l'imposture face à leurs provocations de potache,  on se précipite tous pour voir l'emballage par Christo de l'Arc de Triomphe, la main tenant un bouquet de tulipes de Jeff Koons, la grande statue de Yayoi Kusama devant la Samaritaine, les animaux conservés dans du formol ou les fausses sculptures antiques à Venise de Damian Hirst, le "plug anal" de Paul McCarthy place Vendôme, le "vagin de la reine" d'Anish Kappor à Versailles. Et on a tous entendu parler, bien sûr, de la banane à 120 000 dollars de Maurizio Cattelan (ci-dessous).


L'esprit du temps s'exprime bien là. J'avoue que je me rends moi-même à ces événements et que ça ne me déplaît pas du tout. Je trouve ça plutôt rigolo, voire sympa. Et puis l'ambiance est complétement différente de celle d'un musée où tout le monde observe un silence religieux. Là, tout le monde s'exprime, fait des ah et des oh, ricane ou exprime son indignation. Quoi qu'on en pense, cet Art dans la rue est un Art populaire qui attire les masses.


Mais on peut aussi s'interroger. Tout est plaisant, agréable, excitant. L'Art devient sympa. Jeff Koons est, paraît-il, un personnage hyper-cool, aimant plaisanter, qui ne se prend absolument pas au sérieux. Rien à voir avec tous ces artistes torturés qui nous déprimaient avec leurs œuvres énigmatiques et angoissantes.


Tout est désormais sur le même plan, celui des équivalences: tout se vaut puisque plus rien n'est grave. L'agréable, le fun, le ludique, l'interactif, ça devient les nouveaux mots d'ordre de la production esthétique. Il s'agit de consacrer un monde lisse, sans aspérités, pas compliqué. Un peu comme sous le second Empire où la bourgeoisie cherchait à s'étourdir de clinquant, de fêtes et de plaisirs.


Tout doit devenir calme, "joliesse" et plaisir. Il ne faut surtout plus "se prendre la tête". L'important, c'est de se distraire et de s'amuser dans un bel environnement. On en a marre des artistes intellos. C'est maintenant le temps des artistes entrepreneurs. 

Mais c'est peut-être aussi l'auto-destruction de l'œuvre d'Art. Banksy a su la mettre en scène (ci-dessous).


L'Art comme expression révolutionnaire, comme bouleversement continuel des sensibilités, a existé pendant près de deux siècles. Mais cette période vient peut-être de s'achever. 


L'Art confiné dans les musées, accroché à des cimaises, l'Art élitaire, est, probablement, en voie de disparition. L'esthétique se diffuse, se vaporise, maintenant, dans tout ce qui nous entoure. Faut-il s'en réjouir ? Je crains qu'on ne rentre dans une nouvelle ère, celle d'un conformisme insidieux manipulé par des spécialistes de l'"entertainment", du divertissement. 

Images de John Foreman, Anish Kapoor, Daniel Buren, Paul McCarthy, Yayoi Kusama, Takashi Murakami, Jeff Koons, Damian Hirst, Maurizio, Cattelan, Bernard Venet, Christo, Banksy, la nouvelle Bourse du Commerce de François Pinault.

Je ne sais pas si j'ai légitimité à parler d'Art alors que je n'ai aucun talent particulier en ce domaine. Je n'y connais sans doute pas grand chose, je m'intéresse seulement à quelques peintres et musiciens. Mais j'aime bien l'histoire et il me semble que l'histoire de l'Art accuse aujourd'hui, depuis deux décennies, une rupture profonde avec l'esprit révolutionnaire qui la portait au 20ème siècle.

Quelques lectures :

- Yves MICHAUD: "L'Art, c'est bien fini". Paru fin 2021, ce livre annonce la Mort du Grand Art au profit d'une esthétique généralisée du plaisant et du lisse.

- Francis SOLET: "L'art pauvre des riches". Un livre tout nouveau. Finis l'avant-garde et l'audace. Place au conformisme tapageur et mercantile.

- Pierre LAMALATIE: "L'Art des interstices". Paru en 2017. Un excellent écrivain français trop peu connu. On le compare trop à Michel Houellebecq (en raison d'un même parcours universitaire), ce qui le dessert probablement. Il a surtout, à mes yeux un humour ravageur et il est, de plus, un excellent et très pertinent critique d'Art.