samedi 30 octobre 2021

Le pays d'Aphrodite : Chypre

 

 Chypre, c'est d'abord pour moi un souvenir d'enfance-adolescence. Quand on faisait les voyages entre l'Europe et l'Iran, ma famille et moi, on prenait la British Airways (l'une des rares compagnies à desservir alors Téhéran) qui faisait escale à Larnaca. C'était très curieux, presque drôle, parce qu'à bord de l'avion, il n'y  avait pas plus dissemblables que les touristes en goguette qui partaient bronzer sur les plages chypriotes et les quelques voyageurs iraniens, dont certaines femmes voilées, habillés de manière sinistre. Larnaca, c'était alors pour moi, le dernier (ou le premier) regard sur cet Occident  haï/adoré.

 

Je voulais donc absolument découvrir, un jour, le pays. C'est maintenant chose faite. J'ai pris prétexte de l'intérêt que je portais aux pays qui avaient connu un "miracle économique". C'est une question qui, effectivement, me passionne : comment des pays, autrefois pauvres et déshérités, sans ressources naturelles, comme la Suisse, l'Islande, l'Irlande, le Japon et même le Liban, ont pu devenir riches ? 

Chypre est du nombre : malgré une faible population (1,2 million d'habitants), une absence d'agriculture (en raison d'une sécheresse continuelle), une industrie inexistante (compte tenu de son isolement géographique) et, surtout, les ravages de l'occupation militaire turque,  les habitants chypriotes bénéficient d'un niveau de vie dans la moyenne de la Communauté Européenne. C'est une performance remarquable compte tenu des handicaps subis.

 

Certes, il s'agit d'une richesse fragile (mais pas forcément non plus), largement dépendante de la sphère financière et notamment des investisseurs russes, mais il y a quand même plein de leçons à tirer de cette expérience, en particulier en France, où les candidats à la proche élection présidentielle rivalisent, en ce moment, d'âneries économiques. Aux innombrables zélateurs de Piketty, on peut ainsi rappeler que c'est essentiellement la quantité de capital et d'épargne disponibles qui détermine la richesse des nations.

Mais j'avoue que j'ai quand même été très surprise en débarquant à Chypre. Partout des Russes ! Dans les rues, sur les plages, dans les commerces, les hôtels, les restaurants, une vraie colonie. Et puis toute l'Europe Centrale, en premier lieu des Polonais mais aussi des Baltes, des Hongrois, des Bulgares. Peu d'Européens de l'Ouest (Français, Allemands, Italiens etc...) en revanche. 


Qu'est-ce que c'était étrange pour moi d'être directement interpellée (parce qu'on s'identifie immédiatement, entre nous, à l'apparence physique) par un sonore "diévouchka" ou un murmurant "prosze Pani" ! J'avais l'impression de me retrouver à Lviv mais un Lviv tout à coup écrasé de lumière et de chaleur, partagé entre la mer et la montagne. Du coup, à ma grande honte, je n'ai pas appris un seul mot de Grec, je me suis juste exercée à lire l'alphabet.

Mais Chypre recèle bien sûr de multiples autres centres d'intérêt. Si vous commencez à me connaître, vous devez savoir que la cuisine et la plage, ce ne sont vraiment pas mes trucs. J'ai quand même nagé un peu dans une eau à 26 ° (ce qui est, pour moi, le minimum acceptable) mais la mer et la piscine, ce n'est vraiment pas pareil. J'y perds mes repères, ma technique, je m'ennuie.

 

Je me suis donc rabattue sur du "culturel". Chypre, c'est d'abord un grand morceau de Grèce Antique. C'est  dans ses montagnes que se trouve un deuxième "Mont des dieux", le "Mont Olympe de Chypre" (1 952 mètres). Surtout, Chypre, c'est le lieu de naissance de la déesse Aphrodite qui apparut, un jour, sur la plage de Petra Tou Romiou. De magnifiques mosaïques et des sanctuaires ont été consacrés, en bord de mer, à la déesse de l'Amour. Tout un périple érotique à effectuer. 

Mais Aphrodite a, au fil du temps, été supplantée par la Vierge. Chypre est ainsi devenue l'un des hauts lieux de l'orthodoxie. On recense ainsi une dizaine de monastères et petites églises byzantines (la plupart du XI ème siècle) complétement perdues dans la montagne avec des fresques murales exceptionnelles.

 

Moins connu, Chypre, c'est aussi un morceau de France. Les Croisés ont utilisé l'île de Chypre comme base de conquête de Jérusalem et y ont construit de multiples remparts et forteresses. Le comble de la bizarrerie, c'est la cathédrale (aujourd'hui mosquée) Saint Nicolas à Famagouste. Elle est d'architecture gothique française (début du 14 ème siècle) et ressemble furieusement à la cathédrale de Reims (qui l'a inspirée) mais une cathédrale de Reims aujourd'hui flanquée d'un minaret. Il est bizarre qu'en France, on se désintéresse complétement de cette cathédrale.

Plus récemment, le poète Arthur Rimbaud a séjourné, à deux reprises (1878 et 1880), sur l'île de Chypre, dans les monts du Troodos,  avant d'embarquer pour Aden. Il en vante, dans ses lettres, le climat sain. Je m'y suis rendue (dans le village de Platrès, précisément) mais vraiment, plus perdu, il n'y a pas. Comme l'écrit d'ailleurs Rimbaud, "il n'y a sur la montagne que des sapins et des fougères". Que pouvait-il donc bien y fiche ?

Je conclurai en précisant qu'un voyage, ça ne se déroule jamais de manière idyllique. Ca n'est pas toujours une partie de plaisir et il y a toujours les déceptions et les incidents. Le réel ne se conforme jamais à nos attentes. On peut donc toujours être tentés de râler, pleurnicher pour justifier sa décision de rester dorénavant chez soi.


Chypre n'est, ainsi, sûrement pas le plus beau pays que j'aie jamais visité. On peut trouver mieux en matière de paysages maritimes et montagnards, de sites archéologiques, d'architecture urbaine, d'Art byzantin, de forteresses médiévales, d'églises gothiques... Mais c'est justement la concentration de tout ça en un même lieu réduit qui fait l'intérêt du pays. Et puis, il y a la confrontation/juxtaposition des cultures grecque, turque et russe.

Quant aux incidents, anicroches, j'en ai eu plein mais ça fait partie de l'expérience du voyage. 

D'abord, j'ai expérimenté pour la première fois la conduite à gauche. On y arrive bien sûr mais, au volant d'une voiture qu'on connaît mal, sur d'étroites routes de montagne ou dans les ruelles labyrinthiques des villes, on n'est jamais bien loin de la crise de nerfs.

 

Surtout, j'ai vécu une expérience humiliante. Moi qui ai franchi une multitude de frontières compliquées, j'ai été rejetée et renvoyée, comme une malpropre, par la police des frontières turque. On m'a invitée à aller me faire voir chez les Grecs, sous un motif complétement futile. Visiblement, ma tête ne leur revenait pas. J'étais folle furieuse.

Mais qu'importe ! La déception, les avanies, sont, finalement, plus instructives que le contentement. C'est finalement ça un voyage : s'enrichir des difficultés, comprendre les déceptions.

 

Quelques-unes de mes petites photos chypriotes (sauf celle de la cathédrale de Famagouste, du côté turc dont j'ai été expulsée).

Je n'ai pas de conseils de lecture directement liés à mon voyage parce que je n'ai pas vraiment  identifié la littérature chypriote. Je peux simplement vous recommander les livres que j'avais emportés avec moi :

- William DARLYMPLE : "Anarchie - L'implacable ascension de l'East India Company". Le nouveau Darlymple, un livre magnifique croisant l'histoire et l'aventure. Un des grands bouquins de cette année.

- Jean-Marc DANIEL : "Histoire de l'économie mondiale - Des chasseurs-cueilleurs aux cybertravailleurs". Un livre agréable à lire, très pédagogique, s'adressant à tous (pas besoin d'avoir fait de hautes études économiques). On y apprend plein de choses et c'est plus pertinent qu'un indigeste Piketty.

- BALZAC : "Les illusions perdues". Je suis simplement en cours de lecture (c'est le plus gros livre de Balzac) mais j'en profite pour vous recommander les deux récents films actuellement sur les écrans : "Eugénie Grandet" de Marc Dugain et "Les illusions perdues" de Xavier Gianolli.

- Catherine CUSSET : "La définition du bonheur". Je lis régulièrement les livres de Catherine Cusset, toujours agréables et iconoclastes. 

- Jakuta ALIKAVAZOVIC : "Comme un ciel en nous". Une nuit au Louvre pour redevenir la fille de son père, Serbe, arrivé en France dans les années 70.

vendredi 15 octobre 2021

Mary Shelley et "l'année sans été"

C'est à Grenoble que j'ai commencé à travailler. J'y ai été très heureuse, notamment parce que je  retrouvais une ville entourée de montagnes comme à Téhéran. 

 De Grenoble, je me rendais fréquemment à Genève. J'en adorais le cosmopolitisme. Il me suffisait de m'asseoir à la terrasse d'un café pour entendre parler toutes les langues. De quoi éprouver aujourd'hui un regret. C'est dommage ! Combien de langues maîtriserais-je aujourd'hui si je m'étais installée là-bas ? 

Et puis, je ne manquais pas, à Genève de me rendre en deux endroits chers à mon cœur : l'Hôtel Beau-Rivage (en face duquel l'impératrice d'Autriche-Hongrie, Sissi, a été assassinée en 1898 par un anarchiste italien) et la villa Diodati. La villa Diodati, c'est moins connu, c'est là que Mary Shelly a ébauché, en 1816, un roman qui allait devenir un mythe moderne : "Frankenstein". 

Sissi, Mary Shelley, mais aussi Theodora, Emily Brontë, voici quelques femmes qui m'inspirent aujourd'hui. Elles n'ont pas grand chose à voir avec ces femmes puissantes (estampillées Léa Salamé) dont on fait aujourd'hui la ridicule promotion. Ce sont plutôt leurs lignes de faille, leurs lignes de fuite, qui me fascinent.


 La villa Diodati a donc servi de refuge, durant l'été 1816, à Mary Shelley, accompagnée de son amant, le poète Percy Shelley, et de leur bébé. Mary Shelley, qui s'appelait encore Mary Godwin, était alors âgée de 18 ans. Ils étaient accompagnés de leur ami, le célèbre poète John Byron, de son amante, Claire Clairmont, la jeune demi-sœur de Mary,  et du médecin, John Polidori.

 Ces jeunes gens, tous poètes romantiques, s'étaient enfuis en Suisse pour échapper à l'atmosphère glaciale qui régnait sur l'Angleterre, cette année là.  Mais ils n'y ont finalement pas trouvé une météo plus clémente.

 L'année 1816 a en effet été caractérisée par "un climat de fin du monde", un temps lugubre, voire terrifiant. Un blizzard accompagné de pluies incessantes, des tempêtes, des inondations catastrophiques, des digues emportées, des ponts détruits, des températures très basses (inférieures de 7° aux moyennes habituelles). Et surtout une ruine de l'agriculture avec des champs submergés. Il s'en est suivi une dramatique famine en Europe avec des populations hâves, squelettiques, monstrueuses, qui parcouraient les campagnes telles des fantômes. Il y aurait eu des millions de morts. La souffrance était telle que les mendiants ne craignaient plus la Loi et attaquaient les maisons bourgeoises. Ou bien, certaines familles abandonnaient ou tuaient leurs enfants.

Le souvenir de cette année dramatique a bien sûr été effacé d'autant qu'elle faisait suite à la longue période de chaos des guerres napoléoniennes. Et puis, ce climat apocalyptique a été, à l'époque, interprété comme une punition divine. C'est seulement aujourd'hui que l'on sait que ce complet dérèglement climatique est la conséquence directe d'une éruption cataclysmique, en avril 1815, du volcan Tambora situé près de Java. Sa formidable explosion a projeté dans la stratosphère un voile de poussière qui va obscurcir le ciel et filtrer le rayonnement solaire pendant plusieurs années. 

C'est dans ce contexte effroyable, anxiogène, qu'il faut comprendre la genèse de "Frankenstein". C'est au cours de la nuit du 18 juin 1816, une nuit importante dans l'histoire littéraire, alors qu'une tempête s'abattait sur eux,  que Lord Byron a proposé que, pour passer le temps, chacun écrive une histoire d'épouvante. Lord Byron entame alors un brouillon qui sera repris, plus tard, par John Polidori et publié sous le titre "Le vampire" (qui inaugurera le genre). Le récit le plus élaboré sera celui de Mary avec "Frankenstein ou le Prométhée moderne" (finalement publié en 1818). 

 Mais qui était cette jeune fille, Mary Shelley (1797-1851) ? On peut peut-être résumer en disant qu'elle était une personnalité radicale, tant sur le plan politique que celui des mœurs. Fille d'une philosophe féministe (c'était peu banal à l'époque) et d'un père, théoricien politique ("Justice politique") aspirant à une société civile reposant sur la coopération et la solidarité. Sous l'influence de ses parents, Mary voyait notamment le mariage comme un monopole tyrannique. Elle fut ainsi l'une des premières prophétesses de "l'amour libre".

Ça explique qu'elle n'ait pas hésité à séduire le poète Percy Shelley (1792-1822), déjà célèbre mais père de famille. Celui-ci était une personnalité impétueuse, adepte d'une vie entièrement libre, une espèce de hippie avant l'heure : surnommé "le fou", "l'athée", il se passionnait pour la chimie et l'occultisme. Épris de Nature, il était devenu végétarien par respect pour les animaux. Il méprisait bien sûr l'argent mais ne voyait pas non plus d'inconvénient à devenir héritier. Il était enfin adepte des "paradis artificiels". Il avait donc vraiment tout d'un jeune d'aujourd'hui.

De la vie de Mary Shelley, il faut surtout retenir qu'elle a été marquée par une incroyable série de morts tragiques : la mort de sa mère peu de temps après sa naissance, le décès des trois premiers enfants qu'elle a eus de Percy Shelley (seule, le quatrième, un fils, survivra), le suicide de la première épouse de Percy,  le décès accidentel de son mari (en 1822) dans un naufrage dans le Golfe de la Spezia, à bord d'un bateau d'agrément. Et elle-même endurera pendant 10 ans les souffrances d'une longue maladie (tumeur au cerveau ?) avant de décéder en 1851.

Quant à son roman-iconique, Frankenstein, il est, pour moi, plus que jamais d'actualité. D'abord, il se déroule au pays de Jean-Jacques Rousseau (le monstre est ainsi d'abord le type même de "l'homme naturel"), la Suisse, puis en Arctique et enfin sur la Mer de Glace, des lieux dont on ne cesse de parler aujourd'hui. Et puis, il ne s'agit pas d'un récit d'épouvante au sens classique, faisant appel au surnaturel. Mary Shelley est, au contraire, quelqu'un de très rationnel. Elle nous invite à réfléchir à notre volonté démiurgique de redéfinir les limites de l'Homme. C'est en effet aujourd'hui notre obsession : on ne cesse de vouloir repousser les frontières entre les sexes (transgenres), entre l'homme et l'animal (antispécistes), entre la vie et la mort (transhumanistes). On n'arrive plus à accepter notre finitude mais est-ce que ça n'est pas une folle illusion ? On vit plutôt dans un fantasme, dans un déni : le refus du Réel, le refus de la Mort. Le Monstre, c'est en fait notre Double !

Tableaux de Frederic Edwin CHURCH (1826-1900), peintre paysagiste américain, de Joseph Mallord William Turner (1775-1861) et de Caspard David Friedrich (1774-1840).

Portrait de Percy et Mary Shelley

La villa Diodati (photo ci-dessus), située précisément à Cologny, existe toujours mais elle n'est qu'exceptionnellement ouverte aux visiteurs.

Mes préconisations de lecture :

- Gillen D'Arcy Wood : "L'année sans été - Tambora, 1816 Le volcan qui a changé le cours de l'Histoire". Un livre absolument remarquable, publié en 2016 mais que l'on trouve facilement en poche.

- De Mary Shelley, il faut bien sûr lire "Frankenstein ou le Prométhée moderne" (ce n'est pas une lecture de gosse). Mais je recommande également vivement : "Le dernier homme" (publié en 1826). C'est la description postapocalyptique d'un monde vidé de ses habitants par une épidémie ravageuse. La fin de l'Histoire... j'ai l'impression que c'est d'actualité.

- Jeannette Winterson : "Frankisstein, une histoire d'amour".  Coïncidence ! Ce livre d'une écrivain anglaise, qui s'était fait connaître avec "Pourquoi être heureux quand on peut être normal ?", vient tout juste de sortir. Il est une adaptation moderne du chef-d'œuvre de Mary Shelley. Je n'ai pas eu le temps ni de feuilleter ni de lire ce bouquin. Mais le journal "Le Monde" vient d'en faire une critique élogieuse, presque dithyrambique, en première page de son supplément littéraire. A vous, peut-être, de tester.

Comme illustration d'une Mary Shelley moderne, je recommande, par ailleurs, le dernier film de Joachim Trier : "Julie (en 12 chapitres)". Je me reconnais moi-même dans son insatisfaction permanente.

Enfin, je pars ce soir, pour arpenter d'autres horizons. Je ne pense pas avoir de disponibilité d'esprit suffisante pour mon blog. Vous devrez donc attendre 15 jours mon nouveau post.  Mais vous pouvez, bien sûr, toujours m'écrire.


samedi 9 octobre 2021

François Mitterrand, Benito Mussolini et Clara Petacci

 

On vient de révéler le dernier secret de Mitterrand : une certaine "Claire", étudiante en Droit, de  50 ans sa cadette qui l'a "accompagné" durant ses dernières années.

On peut bien sûr ricaner là-dessus. La comédie du pouvoir qui s'effondre en vaudeville bourgeois : Mitterrand, nouveau Félix Faure avec une épouse officielle, une maîtresse semi-officielle et une maîtresse secrète. Cet "enfantillage" ne cadre bien sûr pas avec les contraintes et la dignité requise de la fonction présidentielle mais je me garderais bien de juger : comme tous les amours, c'est à la fois insensé et désolant. Ce n'est d'ailleurs pas le scandale sexuel qui est troublant, c'est sa dissimulation. Que penser du personnage public quand le personnage privé est tellement compliqué et insincère ? 

Et puis comment pouvait-il trouver le temps, sauf à décrocher par ailleurs, de s'adonner à des fredaines ?

Qu'est-ce qui peut conduire un homme âgé à rechercher les faveurs d'une jeune fille ? Peut-être pas le désir, l'attirance éprouvée, mais surtout une façon de se prouver qu'il est encore en vie. Et c'est vrai qu'on ne peut rien comprendre au personnage de Mitterrand sans cette angoisse de la Mort qui l'a taraudé dès le lendemain de son premier septennat. On lui a en effet annoncé, presque tout de suite, un cancer de stade avancé qui ne lui laissait entrevoir qu'une courte espérance de vie.

 De l'autre côté, qu'est-ce qui peut conduire une jeune fille à rechercher les faveurs d'un homme âgé mais puissant ? Je l'ai déjà précisé mais je crois vraiment que les femmes s'intéressent assez peu aux hommes concrets. Peu importe leur apparence. Les hommes sont surtout le support de leur satisfaction narcissique, de la valorisation de l'image qu'elles ont d'elle-même. Une conquête masculine, c'est d'abord un moyen de s'aimer davantage soi-même. C'est au point qu'une femme cesse d'aimer quand elle en vient à ne plus s'aimer elle-même.

J'avoue, même si je n'ai quasiment pas connu les années Mitterrand,  que le personnage ne m'est jamais apparu sympathique. Absolument pas moderne, un côté notable de province, moisi, cauteleux. Je crois vraiment que si je l'avais rencontré, je n'aurais quasiment rien eu à lui dire. Littérature, économie, langues étrangères, je n'ai aucun point commun. 

 Mais j'avoue être sensible à son long combat contre la Mort qui, contre tous les pronostics, a finalement duré 14 ans. Il y avait, dans sa Présidence, un côté funèbre. Il se momifiait, se statufiait de plus en plus. Hautain, hiératique, il s'appliquait à porter le masque d'un Empereur romain. D'où son goût des commémorations et la construction de multiples monuments parisiens destinés à entretenir son souvenir. Durant les deux dernières années, il était, d'après le témoignage de son médecin personnel, le Dr Gubler, complétement détaché, en état d'apesanteur, dévoré par l'angoisse. La raison aurait pu lui commander de se retirer mais il savait que cela ne ferait que hâter sa fin. 

Ce masque mortuaire qu'il portait sur son visage lui avait valu un surnom : "le Sphinx". Et même, infiniment plus féroce et rapporté par la journaliste du "Monde", Claude Sarraute, celui de "Mittolini". Ça l'avait, paraît-il, mis en fureur.  


 Il est vrai qu'être comparé à ce rustre de Mussolini peut apparaître profondément insultant. Mais tout de même, les deux personnages ont goûté, dans un ordre inverse, aux deux pôles de l'engagement politique : fervent socialiste puis délirant nationaliste. Comment oublier, en effet, que Mitterrand a adhéré aux Croix de Feu et a reçu, de Pétain, la Francisque ? Mais au final, il s'est révélé entièrement démocrate ce qui n'a jamais été le penchant de Mussolini. 

 Et puis il y avait aussi dans le Fascisme italien quelque chose de profondément funèbre, une sombre exaltation de la Mort et de son affrontement. Et d'ailleurs, tout se délitait en Italie, le Fascisme a été une lente Apocalypse. Chaque année, Mussolini était plus déprimé, plus angoissé, se sentant minable par rapport à Hitler. Il y a surtout eu ces défaites militaires humiliantes et ridicules en  Éthiopie, en Albanie, en Yougoslavie, Grèce. Les années Mitterrand, ça n'a évidemment rien à voir mais ça a quand même été un long glissement économique.

 

 Surtout Mussolini, comme Mitterrand, multipliait les doubles voire les triples vies avec le même souci d'apaiser son mal-être et de conforter son ego tout en préservant les apparences bourgeoises. Il est, malgré tous les remous, demeuré indéfectiblement lié à son épouse officielle (depuis 1915), Rachele Guidi (une femme simple issue d'une famille de paysans). Mais il a fréquenté longuement deux maîtresses exceptionnelles : 

- d'abord Margherita Sarfatti, une Juive (!) vénitienne, femme de lettres liée aux artistes d'avant-garde; de la 1ère guerre mondiale au début des années 30, elle a ainsi été l'égérie de Mussolini;  la longue fréquentation de cette remarquable femme juive explique d'ailleurs les réticences du Duce à suivre la politique antisémite des nazis (le régime ne deviendra officiellement antisémite qu'en 1938 ); 

- à Margherita Sarfatti a ensuite succédé, du milieu des années 30 jusqu'à la fin, Clara Petacci, née en 1912. Elle avait un tout autre genre, elle appartenait, plutôt, au registre des jeunes bourgeoises "scandaleuses" et sexy.

Disons le tout net : les maîtresses de Mussolini étaient nettement plus "piquantes" que celles, très conventionnelles, de Mitterrand. Quant à la personnalité du Duce, elle était au moins aussi trouble et ambiguë que celle du "Sphinx". A quoi tient, en fait, un Destin ? Les bifurcations d'une vie, du saint au salopard ou inversement, montrent plutôt que rien n'est jamais tracé.

 

Surtout, je voudrais que l'on réhabilite un peu la mémoire de Clara Petacci. Elle ne méritait certainement pas sa mort ignominieuse, le 28 avril 1945, fusillée sans procès puis pendue par les pieds aux côtés de Mussolini, comme à un croc de boucher,  Piazzale Loreto à Milan. On raconte que la foule prenait plaisir à exhiber son sexe et il fallut la pudeur outragée d'un religieux pour que l'on se décide à fixer sa jupe. La nouvelle de cette exécution macabre de Mussolini et de sa compagne aurait décidé Hitler à se suicider en même temps qu'Eva Braun.

 

 La France a eu ses femmes tondues. C'était abominable mais ce n'était rien en regard de la haine déversée sur le cadavre de Clara Petacci. Je trouve que les images de son exposition à Milan constituent un sommet de l'horreur. A chaque fois que je les vois, je suis révulsée, j'éprouve une terrible nausée.

Elle n'était, pourtant, sûrement pas une criminelle. Son seul tort a été d'être une midinette entièrement dévouée à son grand homme. De rêver d'abord de lui comme nombre de jeunes italiennes, de le rencontrer à 20 ans, de devenir sa maîtresse à 24 (il avait 29 ans de plus qu'elle). Et ensuite de se plier à toutes ses exigences, d'accepter toutes les contraintes, d'attendre infiniment ses venues, ses appels téléphoniques, d'aller jusqu'à divorcer pour lui (sans réciprocité, bien sûr, de sa part). Pourtant elle était issue de la haute bourgeoisie de Rome (son père était médecin auprès de la Cour Pontificale) et pouvait envisager, sans difficultés, une vie plus facile et plus confortable.

Il est à noter que Clara Petacci tenait, chaque jour, un journal. Il n'a été publié qu'en 2009 en Italie (non traduit en France). Elle y décrit notamment, avec détails, ses ébats sexuels plutôt audacieux, teintés de sado-masochisme, avec le Duce. Elle a sans doute fait découvrir un "autre monde" au Duce. 

J'espère vraiment qu'on aura bientôt la même chose de la part des maîtresses de Mitterrand parce que, sur ce plan là, dans ses "Lettres à Anne" (Anne Pingeot) puis, maintenant, ses mots doux à Claire, c'est le grand Zéro, c'est complétement éthéré, asexué. Ce ne sont que des clichés et de grands sentiments. Ca n'a curieusement pas été relevé par les critiques-thuriféraires français.

 

Images (principalement Giovanni Dottori) de la peinture futuriste italienne. Un mouvement artistique qui me semble important, trop peu connu en France sans doute en raison de la compromission de nombre de ses représentants avec le Fascisme.

Photographies de Margherita Sarfatti et Clara Petacci.


Je recommande enfin les lectures suivantes :

- Le livre "Le dernier secret" de la journaliste Solenne de Royer consacré à la dernière relation amoureuse de François Mitterrand paraît la semaine prochaine. D'après les extraits que j'en ai lus dans "le Monde", je ne vais sûrement pas acheter. Ça n'est surtout pas sulfureux, c'est même étonnamment mièvre.

- Sylvie Lausberg : "Madame S". J'ai déjà évoqué ce livre d'une psychanalyste et historienne belge, paru fin 2019, mais je me permets d'insister. Il parle de Mme Steinheil qui a été la maîtresse du Président Félix Faure, décédé  subitement dans ses bras. Elle n'était sûrement pas une cocotte mais une femme remarquable. 9 ans après la mort du Président, elle a été accusée de la mort de sa mère et de son mari, puis emprisonnée. Un livre qui m'a appris une foule de choses sur une période-charnière : la fin du 19 ème siècle et le début du 20 ème.

- Le journal sulfureux de Clara Petacci n'a pas été traduit mais les Éditions "Acte Sud" ont fait paraître, l'an dernier, une excellente et très fidèle bande dessinée : "Le Journal de Clara" par Pauline Cherici et Clément Xavier. Je recommande vivement.

Enfin, la rentrée littéraire d'automne nous fournit quelques romans consacrés à la passion amoureuse. J'ai notamment bien aimé :

- "Feu" de Maria Pourchet. Un livre qui a enflammé les critiques. L'écriture est en effet étonnante, totalement novatrice. Malheureusement, je n'ai pas trouvé le fond à la hauteur de la forme mais c'est quand même un excellent bouquin.

- Agnès Desarthe : "L'éternel fiancé ". Très beau ! A quoi ressemble une vie ? A une déclaration d'amour entre deux enfants de 4 ans suivie d'une rencontre, quarante plus tard, dans une rue de Paris en plein hiver.