dimanche 26 juin 2016

Le plombier polonais


En société, je l'avoue, j'ai un certain succès. Y'a beaucoup plus moche, beaucoup plus bête et beaucoup plus vieille que moi. Mais ça se gâte, tout de suite, si j'ai le malheur d'évoquer que je suis d'origine ukrainienne. Ouh la, la ! Quelle dégringolade! Comment ça se fait que je ne sois pas femme de ménage, Femen ou prostituée ? Si je dis que je suis aussi Polonaise, c'est à peine mieux et Russe, c'est juste un petit degré au-dessus.


En plus, il faut bien reconnaître que j'ai la chance de bénéficier d'un niveau de vie sensiblement supérieur à celui de la majorité des Français. C'est simplement parce que j'ai un petit talent avec les chiffres. Mais mon fric, personne ne semble croire que c'est grâce à mon travail. C'est sans doute, pense-t-on,  parce que je trempe dans des trafics inavouables avec les mafias de l'Est.

C'est un peu vexant bien sûr. On vous juge beaucoup selon votre nationalité. Ukrainienne, je ne passe pas, je dois être nulle, trucarde, putasse. Française, c'est plus cool: je suis raffinée, intelligente, sexy, les portes s'ouvrent.

Mais à vrai dire, tous ces préjugés, ça ne m'affecte pas beaucoup, ça me fait même franchement rigoler. Je triomphe d'autant plus. C'est à vous de vous secouer les puces ! J'aime bien me faire passer pour plus Slave que je ne le suis, ça renforce mon côté énigmatique. Intrigante, espionne, femme d'influence, c'est pas mal. Se sentir soupçonnée de mille turpitudes, c'est assez amusant.


De toute façon, je n'y vois pas de méchanceté. Parce que je considère que les Français, quoiqu'on en dise et malgré un Front National à 25 %, ne sont pas racistes. Idem les Britanniques qui viennent de nous quitter en se prononçant, en fait, sur la question de l'immigration. Quels autres pays se sont autant ouverts au monde et ont accueilli autant d'étrangers ? Quels autres pays ont eu la même vocation universaliste ? La montée en Europe du racisme, de la xénophobie et même de l'antisémitisme, ça fait le beurre de beaucoup de journalistes mais je n'y crois pas du tout. On est, malgré tout, sans cesse plus tolérants, plus ouverts.

Je vois tout de suite la différence quand je prends le métro à Moscou, à Kiev, à Varsovie, ou même Tokyo. Là, je ne vois que des Russes, que des Ukrainiens, que des Polonais, que des Japonais. C'est sans doute plus sûr, plus calme, plus reposant, on est tranquilles, on ne va pas se faire voler, agresser. Mais ça devient monotone, étouffant, on en a vite marre de la soupe nationaliste, on sent bien qu'on n'est pas dans le sens de l'histoire.


Je ne me sens pas trop le droit de condamner les Français qui rejettent maintenant l'immigration. Il n'est qu'à visiter les banlieues des grandes villes françaises pour comprendre qu'il y a un problème. Ça non plus, je ne le vois pas à Moscou, Varsovie ou Kiev, c'est bien le comble de l'horreur, de la misère et du spleen et c'est bien une violence symbolique qui est faite aux Français. D'ailleurs, même les militants les plus à gauche s'empressent de rechercher pour leurs enfants les meilleures écoles (surtout pas en banlieue et plutôt à Paris ouest, là où il n'y a pas d'enfants d'immigrés).


Il est de toute manière d'une hypocrisie totale d'aborder le problème de l'immigration au seul nom de grands principes humanistes. Contre la droite populiste anti-immigrée, la réponse ne peut être celle de la démagogie bien-pensante. Accueillir tout le monde de manière indifférenciée, ça n'est pas simplement un problème économique (qui peut, effectivement, être résolu) mais surtout, comme l'a bien souligné le philosophe slovène Slavoj Zizek (qu'on ne peut soupçonner d'être à droite), un problème politique et démocratique. Tous les musulmans ne sont pas des victimes passives, certains ont des projets actifs et être une victime ne fait de toute manière pas de vous le porte-parole naturel de la morale et de la justice. Quid du respect des valeurs d'égalité, de tolérance, du droit des femmes et des minorités sexuelles ?

Beaucoup de gens voudraient, aujourd'hui, proclamer la mort de l'Europe, mais elle existe tout de même bien. Ça me semble une évidence, une réalité profonde. Elle repose sur un certain nombre de valeurs, principalement issues de la période des Lumières, et on ne saurait transiger là-dessus. 


La première image est du grand illustrateur Jean Ignace GRANDVILLE (1803-1847): "La France livrée aux corbeaux de toute espèce". C'est une image que je trouve belle et drôle.

Les autres images sont de Lori PREUSCH (artiste californienne),  Isabelle COCHEREAU (1970).

dimanche 19 juin 2016

Intranquille


Jamais, je ne suis calme, paisible, même si c'est mon apparence générale.


Sans cesse, y compris dans les instants de la vie la plus banale, je suis traversée d'angoisses, rêveries, cauchemars et même de penchants obscènes ou criminels. C'est très fort dans les périodes de grande pression sociale ou professionnelle. Quelquefois, j'ai le sentiment d'être capable de passer à l'acte: tuer ou me tuer. Ou bien, les fantasmes oppressants de débauche... Mourir, baiser, c'est l'obsession habituelle.


"N'avoir pas froid aux yeux", c'est une expression française que je trouve magnifique. Je pourrais en faire ma devise.


Je choque peut-être mais je ne crois pas être bien différente des autres. Simplement, c'est une chose que l'on n'ose pas avouer à une époque où l'on prône le calme, la sérénité, l'harmonie intérieure. On n'ose pas dire que l'on est torturé et que l'on aime renverser les tables. Moi, chaque nuit, chaque jour, un renard me bouffe les tripes. La mort, le sexe, je ne sais pas si c'est mon carburant ou mon frein.


L'idéal du bonheur, aujourd'hui, ce serait la domestication généralisée. La vie comme hygiène! Des individus sains, dépourvus de mauvaises pensées, en accord avec eux-mêmes et la société toute entière. De parfaits citoyens pour une société parfaite. Un monde lisse sans aspérités, expurgé du mal. Le rêve totalitaire d'une société de moutons, écolo-démocrato-responsables, broutant leurs 5 fruits et légumes par jour.


Le mot d'ordre, aujourd'hui, c'est d'être "cool", serein. 


Je me sens complètement à côté de ça. Je suis, tout le temps, désaxée, déconnectée, à côté.

Par exemple, toutes les thérapies de relaxation, ça me fait bien rigoler. Une copine me conseillait, récemment, de faire du yoga. Mais, mais ... je lui ai répondu: je suis bien trop perturbée, bien trop secouée, bien trop libidineuse, pour m'adonner à ce truc. Et puis, j'ai envie de rester comme je suis, je préfère vivre dans la noirceur, la tempête, l'agitation, plutôt que dans la tranquillité. Etre dingue, ça me plaît quand même, j'y trouve mon équilibre.


Les loups, j'aime, j'adore même !


L'angoisse, la peur, plutôt que le silence, l'atonie, l'unanimité !


Images de Charles Vess (1951), Emil Schmidt, Georges Seurat, Christian Chan, Rovina Cai.

Je recommande, surtout, d'aller voir, de toute urgence, le film: "The Neon Demon" de Nicolas Winding Refin (il est Danois et non pas Américain comme on le suppose généralement). Etrangement, les critiques ont été mitigées en France mais je vous assure que c'est magnifique, renversant, dérangeant !

dimanche 12 juin 2016

"Capitalisme énergumène"


S'il est un thème que j'aborde, rarement, avec des Français, c'est bien celui de la politique. D'abord, je n'y comprends rien et puis c'est trop dangereux, on peut se brouiller tout de suite. J'ai l'impression de n'avoir affaire qu'à des idéologues, des dinosaures populo-marxistes. La rancœur, la jalousie, le ressentiment, c'est exacerbé, en France, et ça me terrifie.


C'est bizarre, on est néo-marxistes en France. D'ailleurs, on a longtemps dit que la France était une U.R.S.S. qui avait, plutôt, réussi. Il suffit de consulter les rayons économie des librairies françaises: 95 % des bouquins sont consacrés à la dénonciation virulente du capitalisme et de la finance. Ce qui se vend en ce moment, ce sont les stars de "Nuit Debout":  Yannis Varoufakis ("Et les faibles subissent ce qu'ils doivent ? "Y-a pas un problème de syntaxe dans ce titre bizarre ?), Frédéric Lordon  ("Capitalisme, désir et servitude"), Thomas Piketty ("Le Capital au 21 ème siècle"), "Les économistes atterrés". J'ai fait l'effort de parcourir tout ça mais ça m'a fait rigoler ou débecquetée.



On annonce la fin inéluctable du capitalisme parce qu'il condamnerait les populations à la misère. Le nouveau Pape en a même fait son fond de commerce. Quelle horreur, en effet, le capitalisme ! Personne n'ose rappeler que, depuis 30 ans, la pauvreté a considérablement régressé dans le monde. Il suffit de voyager un peu pour s'en rendre compte. C'est manifeste en Asie, en Amérique Latine, en Afrique. Pour ne parler que de ce que je connais, je puis affirmer que les Polonais, les Russes et même les Ukrainiens ont, aujourd'hui, un niveau et une qualité de vie sans commune mesure avec le Paradis Socialiste.


On éructe contre "la Finance" (c'est le Mal absolu, même si c'est une entité nébuleuse).Pourtant, aujourd'hui, l'argent est quasiment gratuit et on peut emprunter à zéro ou presque: on se croirait dans un pays islamique ou au Moyen-Age quand le prêt à intérêt était proscrit. En plus, le système bancaire est au bord de l'implosion mais il est sommé de financer, aveuglément, notre niveau de vie.


On dénonce les inégalités mais il y a, aujourd'hui, un accès quasiment généralisé à la santé, à l'éducation, à la communication, aux voyages, aux loisirs. Je peux, aujourd'hui, partir pour 100 €, voire moins, à Budapest et je peux échanger, quasi gratuitement, avec tous mes copains dans le monde entier.


On affirme qu'en Europe, les gouvernements conduisent des politiques économiques libérales et même ultra-libérales alors que les dépenses publiques représentent souvent plus de la moitié de la richesse nationale. La France m'apparaît, au contraire, un pays corseté, bridé, ultra-compliqué, vivant sous le poids d'une bureaucratie kafkaïenne, incompréhensible.


Les "Nuits Debout", ça n'est donc pas, de prime abord, ma tasse de thé. Pour moi, ce n'est pas un mouvement révolutionnaire, c'est la simple convivialité beauf et réactionnaire. Des gens pleins de haine, de ressentiment. L'alter-mondialisme, autrefois, je pouvais comprendre ça. L'anti-mondialisme des "Nuits Debout", je déteste.C'est le repli égoïste sur soi, le refus que les choses changent.


Mais je ne crois pas être quelqu'un de droite. Libérale, c'est ce que je suis même si c'est un qualificatif infamant en France. Macron, par exemple, j'aime bien. Mais je comprends aussi la révolte en cours, ce sentiment que le système est bloqué, que rien ne changera jamais parce qu'il y a une conspiration générale pour maintenir en place les petits privilèges. 


Tableaux représentatifs du mouvement de "la figuration narrative" : Jacques MONORY (1924), Yvan MESSAC (1948), ERRO (1932), Valerio ADAMI (1935), Gérard FROMANGER (1939). La figuration narrative, ça a été un mouvement important dans les années 60-70, notamment en France. Je trouve ça très intéressant. Curieusement, c'est beaucoup moins coté, aujourd'hui, que le pop-art américain.

Si vous vous intéressez un peu à l'économie, je vous recommande deux très bons bouquins qui viennent de sortir:

- "Capitalisme, histoire d'une révolution permanente" de Joyce APPLEBY; la puissance révolutionnaire du capitalisme qui remet en cause tous les ordres établis, voilà un aspect trop rarement souligné.

- Jean TIROLE: "Economie du bien commun". Le dernier Prix Nobel d'économie français. Très intelligent, remarquable. Je précise, quand même, que Jean Tirolle est favorable à la Loi El Khomri (1ère version).

Au-delà, voici les économistes que j'aime bien: David Ricardo, Paul Fabra, Jacques Rueff, Maurice Allais, Charles Wyplosz. Beaucoup de Français, en fait, parce qu'il y a d'excellents et véritables économistes français. Curieusement, ils sont peu connus parce qu'on leur préfère les grandes gueules médiatiques.

dimanche 5 juin 2016

Le regard de l'autre


On ne se fait pas tout seuls, on est largement façonnés par l'Autre, les autres; on cherche, malgré tout, leur reconnaissance, leur approbation, on s'efforce de se conformer à leurs attentes, on veut plaire ou du moins ne pas déplaire. Qui est capable de supporter l'hostilité générale ?

C'est aliénant mais c'est également positif: "un monde sans autrui", ce serait un monde inerte, sans désir, sans langage. Ecrivains et philosophes ont écrit des tonnes de choses là-dessus, bien meilleures que tout ce que je pourrais dire. Et autrui, ça n'est d'ailleurs pas seulement mon voisin ou ma famille, ce sont aussi toutes les représentations médiatiques et sociales aux quelles je cherche à m'identifier.


Autrui, c'est donc avec lui qu'on se construit principalement. C'est sécurisant mais c'est aussi traumatisant car il y a une violence de l'autre qui n'est pas toujours bienveillant. 


Je me suis longtemps sentie détachée de ça, du moins jusqu'à la fin de ma vie étudiante. Qu'importe ce qu'on pouvait penser de moi et puis il faut bien reconnaître que peu de gens avaient des raisons de m'en vouloir.

Tout ça, ça a changé avec l'âge adulte, l'apprentissage de la vie professionnelle et la multitude des regards désormais braqués sur moi.


Il y a d'abord l'apparence physique et vestimentaire. Si on en fait trop, si on est trop bien, trop belle, trop bien habillée, on ne sent pas seulement des regards concupiscents sur soi mais aussi des regards glaçants, pétrifiants. Ce ne sont plus les regards du chasseur mais ceux du tueur. Il y a sans doute quelque chose d'intolérable dans la beauté d'une jeune femme, c'est une insulte à l'égalitarisme démocratique. Il y a là-dessus un non-dit absolu: la beauté est une invitation au crime. Une jolie fille, on a envie de la flinguer, de l'assassiner ou au moins de l'humilier. On occulte trop cette haine sourde, régulièrement éprouvée, ce désir qu'ont les autres de vous anéantir. Et d'ailleurs, cette haine, elle ne vient pas seulement des hommes mais aussi d'autres femmes, pleines de ressentiment.



Et puis, il y a la rancœur sociale qui empoisonne la vie de beaucoup de Français. Toujours à se comparer, se jalouser, sur les plus petites choses. On cherche, sans cesse, à vous culpabiliser: votre vie est imméritée, vous n'avez bénéficié que de circonstances exceptionnelles ou d'une chance insensée. C'est sans doute vrai mais à quoi ça sert de ruminer ça et puis on choisit, quand même, largement son destin. Pour avoir la paix, j'ai cessé, il y a longtemps, de dire ce que je faisais, combien je gagnais, où j'habitais, à quoi j'occupais mes loisirs. Tant pis si je passe pour une pétasse.




Il y a enfin la vie professionnelle même si tout se passe, généralement, sous des abords feutrés, policés. L'entreprise cool, fédératrice, c'est un mythe auquel je n'adhère pas du tout. Je vois plutôt, continuellement la "violence des échanges dans un milieu tempéré". Les ambiances sympas, la solidarité affichée, c'est ce dont je me méfie le plus.


 C'est le meilleur terrain d'éclosion des rivalités, des mesquineries, des petits groupes. La duplicité est la règle: on est ouverts, attentifs, bienveillants mais, en réalité, on s'épie sans cesse, on médit continuellement, on trouve son équilibre, on se valorise, en racontant des horreurs sur les autres. C'est dans l'entreprise, finalement, qu'on est le plus soumis au regard des autres. Ça me terrorise souvent parce que je sais que je ne peux tabler sur aucune compassion. Il y a un sombre plaisir à voir l'autre se casser la gueule. Je m'efforce donc simplement de donner le moins de prise possible à l'hostilité: je me mets en retrait, je ne copine surtout pas, je n'entretiens aucune amitié professionnelle, je suis distante.







Tableaux de Leonardo CREMONINI (1925-2010), le grand peintre italien. Il était l'ami de Balthus, Leonor Fini, Kot Jelenski, Paul Delvaux, Michel Butor. J'aime beaucoup.