samedi 30 janvier 2010

Eloge de la monstruosité urbaine


Jai du goût, je l’ai déjà dit, pour les villes monstrueuses, celles où l’on se perd sans cesse dans d’effrayants labyrinthes d’avenues, de couloirs, de rues ; celles qui vous rejettent toujours plus loin de votre destination ; celles dont l’effrayante densité de population vous oppresse et vous fait concrètement éprouver que vous n’êtes pas grand-chose ; celles qui vous déstabilisent, vous mettent hors de vous.


Mes deux modèles en la matière sont Tokyo et Téhéran. A Tokyo, c’est la gare de Shinjuku. La parcourir le matin ou le soir, c’est vraiment une expérience de désorientation et d’angoisse qui vaut tous les trips à l’acide. Ces couloirs infinis, tous semblables, tous différents, qui ne vous mènent nulle part.




Téhéran, c’est le réseau urbain lui-même, dans son ensemble, sa totalité, qui est monstrueux. C’est drôle, j’ai encore connu, très jeune, il y a environ 30 ans, un Téhéran presque paisible qui était un emboîtement de villages, du moins dans la partie nord du côté de Tajrish ; des marchés de plein air, des maisons entourées d’un jardin, des ruisseaux descendant de la montagne, des avenues ombragées de magnifiques platanes. Il n’y avait à l’époque que 4 millions d’habitants. Aujourd’hui, on ne sait pas très bien, mais on pense qu’il y en a environ 14 millions.


Tout s’est donc très rapidement développé, dans une prolifération insensée, une excroissance continue. Des rues, des avenues infinies qui se croisent à angle droit, submergées par un flot ahurissant de véhicules, des embouteillages apocalyptiques. On ne sait jamais combien de temps il faut pour se rendre d’un point à un autre : 20 minutes, deux heures…, dans une ambiance d’hystérie, de crise, d’affrontement permanent; une espèce d’état de guerre mais tout de même avec certains codes. Etre piéton, ça réclame beaucoup d’héroïsme car il faut avoir le courage, pour traverser une rue, d’affronter la meute des voitures qui, de toute façon, ne daigne stopper qu’au dernier moment.



L’arrivée à Téhéran est un véritable traumatisme pour les rares touristes occidentaux. Dans leur premier taxi, ils ont l‘impression de risquer dix fois leur vie. Dans quel enfer sont-ils tombés ?


Pourtant, il ya une magnifique beauté de Téhéran, justement liée à son gigantisme, sa disproportion, son caractère inhospitalier. A une osmose parfaite surtout avec un environnement montagneux écrasant, dominateur. Du haut de ses 5 000 mètres, la chaîne de l’Alborz semble faire peser une sombre menace sur la ville. Angoisse et démesure.
Je retrouvais toutes ces impressions en voyant le magnifique film « les Chats persans » de Bahman Ghobadi.




J’en ai surtout retiré cette conviction que les villes en apparence les plus hostiles, les moins familières, les plus inhumaines abritent, en elles-mêmes, leur exact négatif, leur propre contestation. A certains égards, Téhéran est ainsi une ville abominable : l’horreur urbaine, la violence et les gardiens de la révolution.


Mais la façade, ça n’apprend généralement pas beaucoup de choses ; il y aussi la partie immergée de l’iceberg. Une vie souterraine, principalement nocturne ; une autre société, conviviale et festive, animée par les jeunes ; une énergie et une force subversive incomparables.




J’ai déjà écrit que si l’on voulait s’amuser et faire la fête, il fallait aussi aller à Téhéran. Ce n’était pas de la provocation.


L’ambiance des soirées à Téhéran donne un excellent indicateur de l’état des mentalités. On y pense sûrement moins à l’Imam caché qu’au plaisir de la séduction, des échanges et des rencontres. C’est là que se mesure la réalité d’un pays. Il y a vraiment l’envers des choses…, c’est pour cela que l’on peut pronostiquer, sans grand risque de se tromper, la prochaine chute des religieux en Iran.



Aydinardash – Images du groupe « le Trottoir bleu » - Raphaëlle Colombi

samedi 23 janvier 2010

« Notre cœur tend vers le Sud »


« Notre cœur, comme nous l’avons constaté, tend vers le Sud, vers les figues, les châtaignes, le laurier, les cyprès, les maisons ornées de balcons, les marchands d’antiquités… ». C’est ce qu’écrivait Sigmund Freud qui avait une passion absolue des voyages même si c’était évidemment dans les limites de l’époque. Toujours vers le sud, l’Italie et la Grèce principalement. Avec des déplacements continuels, frénétiques, souvent dans l’étrange compagnie de sa belle-sœur.



Evidemment, le Sud, c’est la sensualité, le désir, l’architecture, la brûlure des sensations.

Alors, ces derniers temps, je me suis moi-même retrouvée en Italie et je me suis même échappée pour aller à Florence. Il est vraiment exceptionnel que je me rende dans un pays méditerranéen. Je n’y ai plus de repères. Je m’y sens perdue. Alors que je sais me débrouiller à Budapest ou à Tokyo, je ne sais pas aligner trois mots dans la langue de Dante. J’en crève de honte.



Florence, c’est évidemment la Renaissance italienne mais je ne sais pas quoi dire. Ca ne me parle pas. Bien sûr que ce n’est pas seulement une révolution esthétique, c’est surtout un bouleversement anthropologique, l’avènement de l’homme moderne, autonome, responsable, libéré des dieux.





L’Italie, en fait, c’est surtout pour moi le cinéma des années 60-70. A une époque, j’étais une fan absolue de Pasolini mais je ne suis pas sûre que je supporterais aujourd’hui les messages lourdement freudo-marxistes de ses films.

Alors, je grimpe à San Miniato et j'attrape, d'un clin d'oeil, des images fugitives, des poses, des attitudes, des gestes élégants. Beauté des femmes, éclat de la lumière.



Psyché : Pietro Tenerani - Photos Carmilla Le Golem

dimanche 17 janvier 2010

« D’or et de neige »



Les quelques flocons sur Paris ont ravivé ma nostalgie du Japon. Rien n’est en apparence plus neutre que la neige, mais aucun pays ne la perçoit de la même manière, la relation allant de la détestation à l’amour.



Au Japon, quelquefois, même si c’est de plus en plus rare et si ça ne dure que quelques jours (sauf à Hokkaido), le pays est littéralement submergé sous la neige.


La relation à la neige y est entièrement pacifiée et elle devient un élément esthétique d’exaltation de la nature mais aussi de mise en valeur, par une épure prononcée, de l’architecture urbaine et religieuse (les temples shinto).



L’atteinte, donc, d’une nouvelle harmonie.





Tsuchiya Koitsu, Kawase Hasui

vendredi 8 janvier 2010

ESTHER


Evidemment, je me suis précipitée pour aller voir « Esther ». Ce qui est dommage, c’est qu’on a généralement présenté ce film comme un banal film d’épouvante pour ados. On nous annonce même, sur les affiches de promotion, que « nous allons adorer détester Esther ».

Des propos pareils me terrifient surtout lorsque l’on sait que, dans le film, Esther est russe et juive. Ca en dit long sur les fantasmes en vigueur. Etre russe, ça devient de plus en plus difficile. On est en train de forger dans les media une image absolument monstrueuse de la Russie. Etre juif, je n’ai pas besoin de développer.

Surtout, ça montre qu’on a compris le film complètement de travers en se mettant du côté des bien pensants, des braves gens obsédés par leur sécurité, et non du côté de la petite fille criminelle. Seul le journal « le Monde » a fourni une critique très pertinente d’ « Esther » en montrant qu’il s’agissait d’un film profondément subversif.

Moi, j’adore Esther et je suis Esther. J’espère même être aussi malfaisante qu’elle.

Esther est russe, Esther est juive. Esther a des dispositions artistiques, picturales et musicales, exceptionnelles. Esther lit la Bible quand ses camarades s’abrutissent de jeux vidéos et de musique rock. Esther, c’est le combat de l’art et de la culture contre la barbarie moderne : la médiocrité petite bourgeoise, l’enfer aseptisé de la cellule familiale.

La guerre déclarée à l’horreur du monde, sa banalité, son ennui. Tout plutôt que le torrent des bons sentiments, la mièvrerie et l’obsession sécuritaire. Même si cela passe par la désintégration et le crime.

Esther, c’est l’insurrection de « la grande culture de la Vieille Europe contre l'univers sans mémoire et sans histoire du monde nouveau. »

Pour cela, Esther renouvelle le geste de Raskolnikov dans « Crime et Châtiment » (Преступление и наказание) : la gratuité du crime comme œuvre d’art et la transfiguration par le crime.


Photos Carmilla Le Golem (SIGMA DP1) – Place des Ternes

vendredi 1 janvier 2010

"Exhibit A"



Alors oui, à 22 heures c’était « С Новым Годом » à Moscou, puis à 23 heures, c’était « З новим роком » à Kiev et enfin à 24 heures, c’était « Szczęśliwego nowego roku » à Varsovie. C’est ça qui est agréable quand on vit sur trois pays avec trois heures différentes. Ca démultiplie les fêtes.

J’étais évidemment triplement shootée et triplement stone. Pour un peu, je me serais tapée une fille ou même un mec en pleine piste de danse.


Vous me reprochez toujours d’être terriblement morbide. Mais non, je ne parle pas seulement de la mort, je parle aussi et surtout du désir. Si je peux apparaître obsédée, c’est que là-dessus, tout le monde ment. « Les hommes, tous, dissimulent la vérité dans les choses sexuelles », affirmait Freud.


Le sexuel, le désir, c’est la dissimulation par excellence. En plus, la sexualité, c’est, toujours, une activité dangereuse même si on croit qu’aujourd’hui on est en train de lever tous les tabous et d’épuiser le réel sexuel.


La sexualité, le désir, c’est dangereux parce qu’on y joue son rapport à l’autre, son rapport à la mort. C’est donc tragique.


Pour illustrer cela, je commence donc la décennie avec des photographies de Guy Bourdin. C’est très loin d’une vision acidulée, pacifiée, du désir. C’est la sexualité comme trouble, ébranlement.
On rapproche souvent Guy Bourdin de David Lynch. Des figures féminines surlignées et obsédantes, qui viennent continuellement vous hanter, qui reviennent sans cesse…, dans une infinie spirale.


Guy BOURDIN