samedi 24 février 2024

Délinquantes et Criminelles


 Les médias font leurs choux gras d'une montée de la violence et de la criminalité dans les sociétés occidentales.

C'est leur fonds de commerce et peu importe que les données chiffrées et leur évolution dans le temps (Steven Pinker: "La part d'ange en nous") indiquent exactement le contraire. On vit, en fait, dans des sociétés de plus en plus sécurisées et sécuritaires.


Et puis, on omet toujours complétement que l'exercice de la violence, il est quasiment le monopole d'un seul sexe, le masculin.

C'est général, ça concerne pareillement tous les pays et tous les comportements de la vie en société, aussi bien les infractions que les délits ou les crimes.


De manière globale, en France, les femmes ne représentent qu'un peu plus de 15% des personnes mises en cause par les forces de police. Et elles ne représentent qu'un peu plus de 10 % des condamnations judiciaires (les femmes font l'objet d'un traitement judiciaire moins lourd compte tenu de la moindre gravité de leurs infractions) et environ 4 % des personnes incarcérées (les femmes bénéficient de davantage d'aménagements de peines en raison de leurs enfants). Ces proportions sont à peu près stables dans le temps et se retrouvent dans tous les pays occidentaux.


Quant aux types de crimes et délits,  les femmes ne sont quasiment jamais mises en cause pour des cambriolages ou vols avec violence (7%), pour des vols de voitures (5%), pour des affaires de stupéfiants (9%), pour des destructions et dégradations (12 %), pour des violences physiques sur personnes de plus de 15 ans (15%).  


Ce qui est même étonnant, voire problématique, c'est qu'elles semblent n'être pratiquement pas concernées par les infractions de caractère sexuel (3%). Au regard du Droit pénal, les femmes sont ainsi, en matière sexuelle, généralement présupposées innocentes: des victimes mais pas des porteuses de vices. C'est bien sur un progrès par rapport à l'image moyenâgeuse de la sorcière dévorée par sa lubricité. Mais on enferme aujourd'hui les femmes dans une vision angélique, une image presque infantile. 


Elles ne sont pourtant pas moins fascinées que les hommes par l'interdit sexuel. Mais elles continuent, à l'inverse des hommes, de bénéficier d'une relative compréhension en la matière. Le très récent film "May, December" de Todd Haynes, qui remporte un grand succès, relate ainsi tout de même la séduction et l'emprise d'une femme mûre sur un jeune garçon. La description d'une relation inverse est devenue inimaginable. Mais le film a le courage de n'émettre aucune condamnation et se montre très nuancé, se gardant bien de juger. Si aberrant soit-il, on ne peut pas comprendre un amour, énonce-t-il. Je suis bien d'accord mais ça ne reflète vraiment pas, aujourd'hui, l'opinion de la rue. 


En matière sexuelle, la seule exception, c'est le proxénétisme. La participation des femmes s'y révèle inhabituellement forte: 30% c'est énorme et ça montre qu'il n'y a pas que des hommes impliqués dans la prostitution. Les mères maquerelles semblent d'ailleurs apprécier, sans états d'âme, leur profession. Ca en dit long sur l'appétit de domination et de sujétion de femmes par d'autres femmes. La solidarité féminine, est-ce que ça existe vraiment ? J'aimerais vraiment savoir quel sombre plaisir retirent les mères maquerelles mais on manque vraiment de témoignages à ce sujet. Quoiqu'il en soit, le proxénétisme est bien la seule infraction sexuelle (même si ce n'est pas classé dans cette rubrique) dont seraient coupables les femmes. 



Ce qui, en réalité, fait surtout l'actualité judiciaire des femmes, c'est qu'elles sont davantage mises en cause d'abord pour des escroqueries et petits délits économiques (32%) et pour des vols sans violence (27%). 


Mais c'est surtout dans les atteintes à la personne qu'elles deviennent majoritairement impliquées (55%). Ces atteintes portent sur leur sphère domestique et leur entourage proche. Principalement, cela recouvre la maltraitance envers le cercle familial (les parents, l'époux ou les amants, les jeunes enfants) mais aussi les menaces, chantages, outrages exercés sur des tiers (amis, voisins, collègues et supérieurs de travail). 


Pour simplifier, on peut dire que les hommes "exportent" plutôt leur violence à l'extérieur de leur domicile et environnement, tandis que le crime féminin relève surtout de la sphère intime et se passe, principalement, en famille. Quant une femme tue, c'est un parent, un mari, un amant ou un enfant. La tueuse en série qui assassine au hasard les hommes rencontrés ou bien les copines qui effectuent une grande cavale meurtrière, ça n'existe pas. Mais c'est quand même un puissant fantasme ainsi qu'en témoigne l'énorme succès de "Under the skin" de Jonathan Glazer et de "Thelma et Louise" de Ridley Scott qui sont devenus des films cultes du féminisme. 


Probablement parce que cette idée du meurtre d'un homme par une femme procure une satisfaction aux deux sexes: aux femmes d'abord bien sûr mais aussi aux hommes pour qui l'idée d'être tué par une femme plutôt que par un homme est probablement plus acceptable et moins terrifiante. Parce que dans l'inconscient, la femme est bien sûr celle qui donne la vie mais, en même temps, celle qui donne la mort. L'un des tableaux les plus bouleversants de l'histoire de la peinture, c'est ainsi Judith massacrant Holopherne. On est tous hantés par cette image.


Néanmoins, ce qui est absolument incontesté par tous les criminologues, c'est qu'il y a un immense écart de la criminalité entre les sexes. Et que l'on vive dans un pays réputé calme comme la Suède ou un pays réputé violent comme les Etats-Unis, les hommes sont, partout, responsables d'au moins 90 % des homicides et féminicides.


Et cette proportion demeure constante, dans le temps et dans l'espace. Il n'y a pas, dans le monde ou certains des pays qui le composent, d'émergence d'une "nouvelle femme criminelle".


On avait pu craindre, en effet, que la plus grande égalité des sexes et l'accès généralisé à toutes les professions (armée, police) et à toutes les disciplines sportives(même la lutte et la boxe) conduiraient un nombre croissant de femmes à rejoindre le monde du crime. Et qu'un jour, peut-être, il y aurait une répartition 50/50 des crimes. 


Et bien non, pas du tout ! C'est inchangé. Les femmes ne deviennent pas de vrais mecs. Leur nouvelle éducation "moderne" n'y change à peu près rien. Et si on peut constater parfois un rétrécissement des proportions criminelles, masculines et féminines, c'est simplement parce que les hommes, à l'inverse, se civilisent et deviennent moins violents. Les jeunes garçons considèrent différemment, aujourd'hui, la masculinité et ses conduites associées et ils s'éloignent ainsi, progressivement, de la délinquance.


Au total, la disproportion criminelle ne bouge pas d'un pouce et il y a donc bien une énigme: celle d'une non-violence féminine fondamentale. Une non-violence qui semble presque "de nature"(une moindre force physique) combinée à une éducation sans doute plus conservatrice et inhibante. 


Néanmoins, les femmes ne sont pas toujours des victimes. Quelques-unes se métamorphosent soudainement en bourreaux. Leur singularité, leur cruauté effraient alors d'autant plus.


Il y a d'abord toutes celles qui viennent d'un monde lointain: Médée, l'infanticide, Clytemnestre, la tueuse de mâles, les Danaïdes qui profitent de leur nuit de noces pour décapiter leur nouvel époux, les Ménades qui dépècent leur corps, Salomé et la tête de Saint Jean Baptiste et enfin Judith et Holopherne.


Plus près de nous, il y a la fameuse empoisonneuse, la Marquise de Brinvilliers (dont subsiste aujourd'hui, à Paris, l'Hôtel particulier, ci-dessous, au 12, rue Charles V). La mort de cette parricide (sous Louis XIV, le 17 juillet 1676) dans la plus grande dignité, malgré d'abominables tortures, impressionna à ce point la foule qu'elle fut, ensuite, selon le témoignage de Madame de Sévigné, considérée comme une sainte.


Mais aujourd'hui, parmi les grandes tueuses, quelques figures féminines émergent. Ce qui est intéressant, c'est qu'on éprouve aujourd'hui pour elles de la compassion, sans doute parce qu'elles mettent à jour les grandes hypocrisies de nos sociétés.


1) Il y a d'abord Violette Nozière, condamnée à mort en 1934 (peine ensuite commuée en prison à perpétuité). Une jolie fille élégante, séduisante. Bref le portrait de la jeune femme émancipée d'aujourd'hui. Dévergondée, dissolue, dirent les conservateurs. Violette Nozière empoisonnera ses parents. Le père succombera, la mère en réchappera. Elle a donc été une parricide, le crime social suprême. Mais elle a laissé entendre que son père avait, avec elle, des relations incestueuses. Les milieux artistiques et littéraires ont pris parti, avec véhémence, pour Violette Nozière tandis que les traditionnalistes ne voyaient en elle qu'une image de la jeunesse décadente.


2) Il y a ensuite les soeurs Papin, deux "domestiques" qui, dans la ville de province du Mans, ont, dans un déchaînement subit de fureur, assassiné, avec une effroyable cruauté, leur patronne et sa fille. Deux monstres qui, tout à coup se révoltent. Cela s'est passé en 1933 et Jacques Lacan a consacré une étude à leur sujet. Ce crime sidérant interroge, en fait, sur les rapports de classe et de sujétion. Sur la lutte à mort que se livrent, en fait toujours, maîtres et serviteurs, oppresseurs et opprimés (sans aller, bien sûr, jusqu'à de telles extrémités.


3) Une nouvelle figure est aujourd'hui réhabilitée. Celle de Pauline Dubuisson, "la petite femelle". Personnellement, j'adore cette femme, je me sens proche d'elle. A l'occasion de son procès, en 1953, pour le meurtre d'un ancien amant, elle fait mauvaise impression. On juge cette étudiante en médecine (ce qui était très rare à l'époque) hautaine, froide, orgueilleuse. Elle refusait de jouer le rôle de la faible femme, malmenée et manipulée par les hommes.  Surtout, elle a été une dépravée, couchant avec des Allemands et, bien sûr, tondue à la Libération. Fière et intransigeante, elle a, inévitablement, été lourdement condamnée, échappant simplement de peu à la mort. Ca en dit long sur les metalités d'une époque pas si ancienne que ça.


4) Une plus récente affaire témoigne de l'évolution des mœurs en France. Cela s'est passé en 2006 et il s'agit de Véronique Courjault, une femme éduquée, sans problèmes de couple, bénéficiant d'un niveau de vie supérieur. Elle a pourtant assassiné, à la naissance, trois de ses enfants, en brûlant le premier dans la cheminée et en mettant les deux autres dans un congélateur à Séoul (c'est là que le mari découvrira, fortuitement, les corps). Un triple infanticide donc qui, en d'autres temps, eût été payé très cher. Mais Véronique Courjault n'a finalement été condamnée qu'à 8 ans de prison (n'en effectuant finalement que 4), un verdict jugé plutôt clément. Mais les avocats de la défense ont su mettre en avant les troubles, peu connus, de la dénégation et du déni de grossesse. Ca recadre en effet toutes nos idées sur la maternité forcément heureuse.


5) Il faudrait enfin évoquer les "infirmières tueuses". Elles sont (au même titre que les médecins) plus nombreuses qu'on ne l'imagine au point que, dans tous les hôpitaux, on scrute avec attention, toutes les morts suspectes. L'affaire la plus célèbre est celle de Christine Malèvre soupçonnée d'avoir commis, dans les années 90, plus de 30 homicides. Elle a finalement purgé 4 ans de prison. Le problème, avec les infirmières tueuses, c'est qu'on ne sait pas vraiment si elles sont des bienfaitrices ou des tueuses en série. Christine Malèvre était ainsi une professionnelle attentionnée et appréciée; elle affirmait se sentir investie d'une mission secrète de délivrance auprès des patients. Ca interroge à une époque où on envisage d'instaurer un droit à mourir.


Que penser de tout cela ? La violence féminine, les rares fois où elle s'exerce, est porteuse d'effets de vérité. Elle n'est pas purement gratuite mais elle s'effectue toujours en réaction, en riposte, à une oppression, un interdit que l'on souhaite abolir. Elle est donc le symptôme des soubresauts de nos sociétés. C'est pour cette raison que les femmes criminelles sont généralement des révolutionnaires à leur manière. C'est pour cela aussi qu'elles fascinent tant.


Et pour clore, je formulerai une ultime interrogation: faut-il aller jusqu'à souhaiter un monde "Peace and Love", débarrassé de la violence et du crime ? 

Bien sûr que non. Un monde entièrement pacifié serait un monde immobile, d'un effroyable ennui. La violence, il faut, malgré tout, s'en accommoder dans une certaine proportion. Parce que la violence, c'est le conflit et la passion, le mouvement et l'histoire. 

Et puis, quoi qu'on en pense et même si c'est inquiétant, des sœurs Papin prêtes à occire sauvagement tous les bourgeois, il y en a beaucoup autour de nous aujourd'hui.






































Images de Ginevra Cantofoli (tableau de la belle parricide Béatrice Cenci), Jeff Wall, Artemisia Gentileschi, Alfons Mucha, Le Caravage, Lucas Cranach, Henri de Toulouse-Lautrec, Giovanni Boldini, Henri Regnault, Piero Francesco Foschi, Franz Von Stück.

Les données chiffrées de ce post sont simplement issues d'une parution de l'Insee en décembre 2021.

Je recommande:

- Gabrielle WITTKOP: "Hemlock". Par l'auteure du "Nécrophile", l'une des grandes de la littérature française. Elle se proclamait descendante du divin Marquis, mais aussi de Lautréamont et de Villiers de l'Isle Adam. C'est vrai que ses bouquins sont effrayants, dérangeants mais toujours d'une qualité de plume remarquable. "Hemlock", c'est probablement son meilleur livre, l'un de ceux qu'on regrette de terminer tant on est imprégné de son atmosphère. C'est l'histoire de trois empoisonneuses: Béatrice Cenci, la Marquise de Brinvilliers et Mrs Fulham. 

- Jean-Baptiste PONTALIS: "Un jour, le crime". Un grand psychanalyste qui est, aussi, un grand écrivain. Il s'exprime sans jargon en partant de son vécu propre. J'adore.

- Camilla GREBE: "L'énigme de la stuga". Je ne lis pas de romans policiers, sauf ceux de la suédoise Camilla Grebe. J'avais adoré "Un cri sous la glace" et "L'archipel des larmes". C'est toujours très retors et très psy. Celui-ci est son dernier paru en poche.

Je vous invite enfin à voir, revoir, le film de Claude Chabrol :"Violette Nozière" ainsi que celui de Jean-Pierre Denis: "Les blessures assassines" (consacré aux sœurs Papin). Sans oublier "Under the skin" de Jonathan Glazer et "Thelma et Louise" de Ridley Scott, des films qui m'ont tellement plu qu'ils ont décidé de mon goût pour les voitures de sport.



samedi 17 février 2024

Psychologie des temps de guerre

 

Dans la plupart des pays, on mène une existence que l'on juge normale. Normale parce que pacifiée, ordonnée, réprimée. On croit que ça va de soi mais on a généralement effacé que la normalité des relations entre les hommes et les nations, ça a d'abord été un état de guerre quasi permanent. 


Et puis, si on se risque à un examen de conscience, il faut bien reconnaître que les individus se détestent tous en réalité. Chaque jour, presque chaque heure, on est ainsi parcourus d'envies de meurtre: ce passant qui m'a bousculé(e), cette Dame de la Préfecture ou du Centre des Impôts qui m'a envoyé(e) promener. 

Dans une plus vaste perspective,  la guerre, ça ne se traduit pas seulement par des massacres et des destructions matérielles, ça provoque  surtout un fantastique bouleversement des mentalités. Chaque individu y révèle, pour le meilleur et pour le pire, une autre part de lui-même, celle des sombres tréfonds qui l'agitent et qu'il parvenait à réprimer jusqu'alors. Car la guerre n'autorise plus l'hypocrisie antérieure, celle des belles proclamations altruistes et désintéressées. La civilisation n'a pas effacé ceci: on est, certes, à force d'éducation, devenus éclairés, animés d'intentions généreuses. Mais le cul du monde, et le nôtre propre, est plein de merde.


Et la guerre, au plus profond de nous-mêmes, on la désire et on s'y est préparés mentalement depuis de longues années. Ca s'exprime par le biais de tous les discours déclinistes et anxiogènes dont on nous abreuve aujourd'hui. Le monde courrait à sa perte emporté par un effondrement économique et une surchauffe climatique. Une idée absurde, irrationnelle, se propage : l'Apocalypse est pour demain, ne cesse-t-on de marteler. Mais impossible d'argumenter car cette perspective donne, en fait, satisfaction à la plupart des gens.


Pour quelle raison ? Sans doute parce que le plus intolérable dans l'idée de notre mort propre, c'est de penser que nous ne serons plus rien, plus que poussière, tandis que les autres, les survivants, continueront de vaquer joyeusement à leurs occupations et loisirs. Cette disparité est absolument insupportable et c'est pour ça que l'idée d'une fin du monde est réconfortante. Au moins, on sera tous frappés du Néant de manière absolument égalitaire.


Une guerre, ça n'est, certes, pas une fin complète du monde mais psychologiquement, c'est bien ainsi que c'est vécu. Et il est vrai que ça rebat complétement les cartes.


D'abord sur le plan économique. La guerre, c'est un effondrement général du niveau de vie et surtout une "euthanasie des rentiers" (selon l'expression du célèbre économiste Keynes pourfendeur des situations acquises). Les "grandes familles" n'ont plus que leurs yeux pour pleurer la perte de leur patrimoine. 

Mais les "entrepreneurs" sont, dans leur immense majorité, pareillement touchés. Que la logique du capitalisme conduise à la guerre, ça n'est qu'une ânerie de Lénine. Dans la réalité, de larges pans de l'économie officielle s'écroulent. A sa place, fleurit une économie souterraine manipulée par des truands et des escrocs. Et il faut bien dire que cette nouvelle économie de combine, de débrouillardise et de  corruption est loin de déplaire à tout le monde. Un banal trafiquant peut devenir rapidement aussi riche qu'un industriel. C'est aussi une revanche sociale, celle des malins sur les "messieurs", les experts. 


Toutes les hiérarchies sociales sont ainsi bouleversées. On peut se permettre de regarder "de haut" les anciens riches. Psychologiquement, c'est très gratifiant pour "les masses" et ce bouleversement complet sera même éventuellement bénéfique, porteur d'une nouvelle dynamique, quand la paix sera revenue. Rien de pire pour l'économie que les situations acquises et figées.


Mais le renversement des hiérarchies en temps de guerre va très loin. Peut-on imaginer les regards échangés, sur un boulevard parisien, entre une famille déchue et leur ancienne domestique rencontrée au bras, tenu fièrement, d'un soldat allemand ?


Ou bien, le développement de nouvelles haines et jalousies: en Ukraine, par exemple, on se met à considérer avec hostilité, voire envie, les veuves de guerre. Il faut savoir que l'Etat ukrainien les indemnise généreusement: 370 000 euros pour un époux mort au combat. Une somme qui est un pactole dans un pays où le salaire mensuel moyen est inférieur a 400 euros. "Ne te plains pas trop" dit-on aux veuves, "ton mari est mort, mais, au moins, tu es riche". Ca a même donné lieu à un sketch sinistre : "Comment appelle-t-on les femmes les plus riches et les plus heureuses en Ukraine aujourd'hui ? les veuves". Il va de soi que les dites "veuves" se sentent doublement rejetées.


C'est encore plus effroyable en Russie même si l'indemnité y est moindre:  un peu plus de 100 000 euros. Dans un petit village sibérien, c'est, néanmoins, une vraie manne et avoir un héros mort pour la patrie, ça apparaît finalement une très bonne affaire pour la famille concernée. Elle en devient même reconnaissante à Poutine parce qu'elle a pu s'acheter, grâce au prix de la Mort, cette belle voiture autrefois inenvisageable. Et quel plaisir de parader maintenant à son volant devant les voisins. On se dit finalement que la guerre, ça a des aspects positifs. Ca permet à de pauvres gens de sortir de l'ornière de la pauvreté.


On touche bien sûr ici à l'ignominie. On est prêts à sacrifier ses proches, à offrir un cadavre à l'Etat,  pour un peu d'argent. On vend son fils, son époux, son père, dans l'espoir (?) d'un joli gain. Les vivants en viennent à se nourrir des morts. Mais qui peut vraiment condamner ? La guerre, c'est la légalisation du crime et, partant, l'inversion de toutes les valeurs.


Et il faut ajouter qu'en plus des hiérarchies économiques, la guerre bouleverse les hiérarchies de genre. Les femmes sont, tout à coup, propulsées sur le devant de la scène: ou bien, elles suppléent à l'absence des hommes partis sur le front, ou bien elles prennent l'ascendant sur des hommes que la défaite militaire a dévalorisés (France: 1940; Allemagne: 1945): des types qui n'ont pas été à la hauteur.   


Cette promotion des femmes est sans doute l'un des rares aspects positifs de la guerre. Mais ça a aussi contribué, par contrecoup, au développement d'une sinistre "haine des femmes". Les hommes, éloignés ou mis à l'écart, se sont mis à fantasmer sur la lubricité de leurs épouses et amies: toutes des putes, des chiennes ou des comtesses de la Gestapo. Il y a  eu un retour de bâton et les femmes ont, finalement, payé très cher cette courte période d'affranchissement. Au delà du nombre de ses victimes, l'épisode des "tondues de la Libération" a, ainsi, eu une portée symbolique extraordinaire qui continue de glacer les consciences. Comment cela a-t-il été possible, surtout en France ?



C'est évidemment ineffaçable, impardonnable. 



Mais il est vrai que la guerre, c'est un état de schizophrénie perpétuelle. Des monstres viennent assaillir notre cerveau et prennent parfois le pouvoir. On vit constamment dans deux réalités; celle qui est vécue et celle qui est imaginée. Il y a d'abord une énorme disparité entre la guerre sur le front et la guerre à l'arrière. 

La guerre sur le front, c'est une hallucination permanente, un univers d'effroi où plus aucune Loi ne subsiste. C'est aussi une suspension de la morale. Velibor Colic, enrôlé, dans les années 90, dans l'armée croato-bosniaque, rapporte ainsi qu'un soldat peut y jeter une grenade sous une vache, juste pour rire, et qu'un autre peut voler à un vieillard son appareillage respiratoire pour le revendre. 


Et puis c'est l'infinie détresse seulement apaisée par une infecte mangeaille et des beuveries interminables. Et aussi, la crasse immonde et la boue partout. Et cet abandon absolu ne trouve pour distraction que le plaisir de voler, de violer, de tuer. 


Mais, dans le même temps, aussi, cette effroyable cruauté est tempérée "par la douceur des souvenirs d'avant - en particulier des souvenirs amoureux". Dans la guerre, l'abject côtoie ainsi le rêve et le merveilleux. Dans la nuit la plus noire, on continue de percevoir une petite lueur qui nous permet de ne pas totalement désespérer.


La guerre à l'arrière, elle est d'apparence presque normale. Parfois même, cafés, commerces, dancings, spectacles, tournent à plein. L'ambiance est même débridée, on se lâche, on cesse d'être "coincés". On a ainsi pu constater qu'en temps de guerre, ceux qui sont à l'abri, pas trop exposés, se sentent mieux psychologiquement. Ils reprennent du poil de la bête. Freud en a donné une explication : la guerre donne satisfaction au sentiment de culpabilité des obsessionnels et névrosés (c'est à dire l'immense majorité d'entre nous); elle leur procure un excellent objet sur le quel reporter leur souffrance intérieure. La guerre comme "doudou" sur lequel on évacue ses peines.


Le livre le plus singulier sur la guerre vécue à l'arrière, c'est "le Temps retrouvé" de Marcel Proust, le dernier tome de "La Recherche" qui évoque Paris durant la 1ère guerre mondiale. C'est, évidemment, déconcertant, la dissymétrie est évidente: si les soldats du front peuvent imaginer, sans difficultés, la vie à l'arrière, les gens de l'arrière n'ont, eux, absolument aucune idée de la vie du front. Tout est pour eux dans un brouillard complet. A l'arrière, tout est indécis en fait : même les gens que l'on côtoie, qui sont-ils finalement ? des patriotes sincères ou bien des trafiquants, des collabos, des espions ?


L'incompréhension entre les deux camps est forcément totale. C'est ce qui explique qu'aujourd'hui, de nombreux soldats ukrainiens écourtent ou même renoncent à leurs permissions. Ils ne supportent plus cette vie urbaine qui leur apparaît  totalement artificielle.


Et c'est bien la question essentielle qui est ainsi posée: qu'est-ce qui est vrai, qu'est-ce qui est faux ? Dans la vie, où se situent la vérité et le mensonge ? Dans la paix ou dans la guerre ? 


Peut-être que l'une et l'autre (la paix et la guerre) sont, en fait indissociables; que chacune n'est qu'un moment de notre histoire et de nos conflits intérieurs et qu'on aime la guerre autant qu'on la déteste.


Mais ce dont je suis sûre, c'est que la guerre n'a aucune vertu rédemptrice, qu'elle ne rend pas les hommes meilleurs. Il est ainsi significatif que la majorité des Allemands se sont considérés, au lendemain de leur défaite, non pas comme des criminels ou des complices de criminels mais comme des victimes (victimes des bombardements et de l'écrasement du pays). Il en va de même des Russes aujourd'hui (victimes de l'OTAN et de l'Occident). Et que dire des Français qui, dans un tout autre registre, n'ont pas cessé de ruminer une honte inavouée ? La défaite continue d'imprégner leurs mentalités.


Quant aux véritables victimes, on ne les entend guère, elles s'expriment à peine. Elles sont simplement anéanties, tétanisées, tellement traumatisées qu'elles sont probablement incapables de revivre. C'est ce qui me rend très pessimiste pour l'Ukraine.


Tableaux de Francisco de GOYA (1746-1828). J'appelle votre attention sur son tableau le plus énigmatique (image 9). Que signifie ce petit chien perdu dans une masse de sable ? Rien de convainquant n'a encore été écrit à ce sujet. 

Je souligne que ces quelques réflexions sur la guerre, principalement puisées dans les deux guerres mondiales, ne s'appliquent pas à l'Ukraine (même si j'en évoque les veuves). La psychologie de guerre n'y est pas la même: le pays n'avait aucune intention belliqueuse quand il a été agressé.

Je recommande:

- Sarah CHICHE: "Les alchimies". Un livre paru en août dernier (donc presque ancien). Il se réfère beaucoup au peintre Goya, grand explorateur des ténèbres de l'âme humaine, hanté par la guerre et la mort. Il est à noter que la peinture de Goya était, à ses débuts, assez académique. Mais soudain, un accident neurologique majeur, qui l'a rendu complétement sourd, l'a conduit à changer radicalement de style et à se faire le peintre de l'horreur. 

- Velibor COLIC: "Guerre et pluie". Un écrivain croato-bosniaque dont je lis toutes les parutions (il écrit en français). Il évoque notamment la guerre dans laquelle il a été enrôlé dans les années 90, alors qu'il n'avait absolument pas l'âme d'un soldat. Il parvient aujourd'hui à l'évoquer sur un mode halluciné et drolatique. L'absurde et l'effroi ne cessent de se côtoyer. On pense évidemment beaucoup à l'Ukraine mais le temps n'est évidemment pas à l'humour en ce moment en Ukraine.

- Julie HERACLES: "Vous ne connaissez rien de moi". Un livre incandescent, trop peu remarqué par la critique cet automne dernier, sur une femme tondue à la Libération.

- Philippe JAENADA : " La petite femelle". Je rappelle ce livre, paru en 2017, qui m'avait beaucoup impressionnée. Le magnifique portrait d'une femme, tondue elle aussi, devenue plus tard, accidentellement, une criminelle. L'un des grands romans français de ces dernières années.

- Anne SEBBA : "Les Parisiennes - Leur vie, leurs amours, leurs combats - 1939-1949". Une grande fresque, très vivante, faite de gloire et d'indignité.

- Cyril EDER: "Les comtesses de la Gestapo". Une galerie de femmes vénales qui vécurent un étrange conte de fées qui se termina en cauchemar.

- Harald JAHNER : "Le temps des loups - L'Allemagne et les Allemands (1945-1955)". Je rappelle ce livre exceptionnel et de référence.