samedi 30 septembre 2023

Ma vie à l'envers, ma vie à l'endroit

 

Je consulte parfois les statistiques de mon blog. J'essaie alors d'imaginer un profil général de mes lecteurs mais je me rends compte que c'est impossible. D'abord parce qu'il n'est pas du tout sûr qu'ils adhèrent à mes idées mais qu'ils me lisent plutôt pour trouver un irritant, un urticant. Et ça m'ennuierait d'ailleurs qu'ils se sentent en plein accord avec moi. Ca voudrait dire que je n'évoque que des lieux communs. Mais à quoi bon écrire si ce n'est pour provoquer la dissension ?


De mes lecteurs, je n'ai donc qu'une image très floue et probablement complétement fausse. C'est évidemment réciproque mais j'ai tendance à penser que leur méconnaissance est encore plus grande que la mienne.


C'est l'attrait du blog, c'est un grand jeu de masques. J'évoque souvent la duplicité humaine dans mes textes mais elle est du moins ici assumée. Notre personnalité, elle est une vraie bande de Moebius: une face ou deux faces, à la fois indémêlables et indiscernables.


A l'inverse, l'idéal de transparence véhiculé par les nouveaux supports, Facebook et Instagram, voudrait qu'on soit simplement mono-face. On serait de belles personnes, comme on dit, constituées d'un seul bloc entièrement transparent. Ces vies ripolinées, dégoulinantes de bonheur, laissent, en fait, suinter une profonde insatisfaction. Ces belles âmes, toutes les mêmes, sont prisonnières d'une cage dans laquelle il n'y a plus rien à désirer: plus de rêves aimables ni de cauchemars. Un monde expurgé de notre cruauté et méchanceté.


Mais moi, des rêves et des cauchemars, j'en ai toujours, sans cesse et de plus en plus, et je n'hésite pas à affirmer que je vis dans une complète duplicité. Je suis vraiment bi-face. Il y a d'un côté ma vie sociale, professionnelle, qui occupe quand même la plus grande part de mon temps, et de l'autre ma vie personnelle et secrète.


Du second aspect, vous avez une petite idée à partir de mon blog. Il s'agit pour moi de laisser entrer tous ces monstres et désirs qui me hantent. C'est en quelque sorte ma soupape de sécurité, ce qui me procure un apaisement en m'évitant de sombrer dans la névrose et la frustration complètes.


Quant au premier aspect, celui de ma vie officielle, vous n'en connaissez évidemment à peu près rien et je ne veux, ni ne peux, en parler. 

Mais je dirai quand même que travailler, ça m'a dressée, éduquée, ... presque à mort. Ca m'a d'abord permis de sortir d'une vie étudiante rebelle et presque marginale.


Ca a été un choc parce que j'ignorais tout des codes. Comment se comporter avec les autres, comment traiter et argumenter une affaire, un dossier technique. Au sortir de ses études, on a tendance à croire qu'on est un petit génie et que ça suffira à assurer sa réussite. Il n'en est rien et on découvre bien vite qu'on ne sait à peu près rien faire. C'est une sacrée leçon d'humilité.


Et puis, il faut parvenir à comprendre que la vie professionnelle, elle est enfermée dans un grand jeu de rôles qui est aussi un jeu de pouvoirs. On est contraint d'endosser une fonction, de jouer un personnage et de se conformer aux codes et hiérarchies. On n'est pas dans une équipe de copains qui improvisent joyeusement leur boulot. Le monde du travail, ça ne peut pas être un monde où l'on peut extérioriser sa personne, son affectivité, ses humeurs. Surtout, il ne faut pas y manifester de sentiments: ni sympathies, ni détestations, ni, bien sûr, découragement ou exubérance. 


C'est ce qui m'a le plus troublée au départ. J'ai d'abord eu l'impression, en découvrant mes collègues puis les personnes de mon service, d'avoir affaire à des gens déguisés: pas seulement dans la tenue vestimentaire mais dans l'expression écrite et orale, le comportement et la fausse courtoisie affichée. Je me souviens d'un stage dans une administration, une Préfecture, qui m'avait complétement déprimée. Et le Préfet ! Un pétochard absolu et surtout un sinistre de chez sinistre. Je n'ai rien de commun avec ces gens là, m'étais-je dit. Comment travailler avec des personnes aussi construites, aussi insaisissables, vivant uniquement dans la frousse ? 


Et puis, leur attitude réservée n'excluait pas une certaine méfiance, voire hostilité : "Qui c'est cette jeune péteuse ? C'est le DG qui l'a fait venir. Elle ne s'imagine tout de même pas, cette prétentieuse, qu'elle va nous commander".


Il faut donc apprendre à vivre sous le regard des autres et, pour cela, se contrôler, se maîtriser, sans cesse. Se montrer la plus neutre, la plus lisse possible. Ne rien laisser échapper de sa vie personnelle, privée, parce que c'est tout de suite ça qui alimentera les conversations des bureaux. Etre déguisée soi-même, c'est ce qui vous permet de vous préserver. Tant pis si vous apparaissez incolore.


Et puis résister au stress, à la pression.  De ce point de vue, travailler dans la Finance, c'est idéal. Deux ou trois tuiles à traiter chaque jour et deux ou trois catastrophes dont s'extirper chaque année. Plus tous les risques pénaux. Au début, je n'en dormais pas. Aujourd'hui, je demeure à peu près impassible en toute circonstance. 


On devient soi-même une mécanique plus ou moins bien huilée. C'est une éducation au fer rouge qui vous durcit l'écorce. Mais ça vous procure aussi une étrange satisfaction. Là encore, j'aurais pu me rebeller, envoyer tout balader, rejeter toutes ces contraintes effroyables. Mais je m'y suis pliée, peut-être contre toute attente. Un boulot cool et sympa, ça ne me disait rien de toute manière: j'ai besoin de vents contraires. J'ai besoin de sortir de mes rails. C'est peut-être ce qui permet de se découvrir soi-même.


Comment une dingo comme toi peut-elle supporter de travailler dans un milieu pareil, me demandent ceux qui m'ont connue par le passé ? Entourée d'abrutis de la Finance ? 


D'abord, le milieu est infiniment moins conservateur qu'on ne l'imagine. Bien sûr qu'on n'y rencontre aucun mélenchoniste et qu'on y est "chirurgical". Mais un bon financier est toujours porté par une espèce de folie. Folie des chiffres et des montages compliqués. L'adrénaline, on n'en manque pas. Et  des dingos dans le milieu, capables de planter une boîte sur un coup de tête, on en rencontre régulièrement. C'est même attrayant et inquiétant à la fois. A partir de quel moment l'audace devient périlleuse ?


Mais mon opinion est, peut-être, à contre-courant parce que le travail, il faut bien reconnaître qu'on le perçoit de plus en plus, aujourd'hui, comme une aliénation, une dépossession de soi. Ce serait le bagne, la galère et en être libéré, ça devient le rêve commun car il vous empêcherait d'exprimer votre individualité profonde. 

A mes yeux, au contraire, le travail permet d'opérer une transformation de soi-même, de sortir de sa torpeur et de ses postures. Etre un rebelle en peau de lapin, c'est facile, il suffit de se laisser emporter par son inertie propre en récitant son catéchisme. Le plus compliqué, c'est de parvenir à endosser les habits de l'adversaire, de le battre sur son propre terrain.


Et puis, je ne crois pas trop à cette richesse intérieure innée de chacun. C'est même un peu dérisoire quand on recense les activités "épanouissantes" envisagées. La créativité, ça n'existe pas à l'état brut, comme une qualité que la société brimerait. Ca s'éduque, ça se forge par un contact avec l'adversité.


Je crois surtout, en fait, que le travail peut être un révélateur. Il m'a d'abord permis de sortir de mes gonds et de renoncer, en partie, à celle que j'étais. Mais il m'a aussi permis de me découvrir autrement et sans doute de devenir plus forte. Une vraie dialectique du conflit avec sa synthèse finale. "Ce qui ne vous tue pas vous rend plus fort". C'est une banalité nietzschéenne à la fois odieuse et pleine de vérité.

Au final, Je me dis simplement que la liberté, ce n'est pas de faire ce que l'on aime ou qui vous plaît. C'est peut-être, tout à l'inverse, être capable de faire ce que l'on n'aime pas.


La 1ère image est celle d'un homme marchant sur une bande Moebius généralisée. La bande de Moebius, image de la psychologie humaine. Images, ensuite, de M.C. Escher, Jacques Monory, Daniel Buren, Frank Gehry (son extraordinaire immeuble à Prague), Alexandre Calder, Jean Nouvel, Renzo Piano, Norman Foster. Et puis quelques images d'architecture contemporaine, du quartier de la Défense notamment que j'aime bien et où j'ai eu l'occasion de travailler.

Je recommande un seul bouquin cette semaine:

- Robert MENASSE: "L'élargissement". C'est un pavé mais c'est une critique hilarante de l'Union Européenne à Bruxelles négociant l'entrée de l'Albanie dans la Communauté. C'est formidable même si  c'est, sans doute, caricatural. Robert Menasse fait bien partie de ces écrivains et artistes autrichiens féroces, lucides et bourrés d'humour.

samedi 23 septembre 2023

La Femme et le Monstre

 

J'ai toujours aimé les contes. Ils touchent au cœur même des énigmes du Désir et de la Vie.

Petite, j'étais absolument fascinée par Barbe Bleue. L'histoire d'une jeune fille enfermée dans un château par un époux monstrueux qui lui interdit strictement d'ouvrir une porte. Une porte qui donne accès aux crimes de son mari qui a égorgé toutes ses anciennes femmes. Ca m'excitait jusqu'aux tréfonds parce qu'il est évident que, moi aussi, j'aurais transgressé l'interdit. Aucune femme ne se contente du monde tel qu'on le lui présente. Il y a toujours en elle un attrait puissant pour ce qui est interdit, défendu. 


Jusqu'à aujourd'hui, je demeure fortement imprégnée de cette figure inquiétante de Barbe Bleue. Je ne cesse de rêver de mystérieux châteaux gothiques, baignés dans la brume, au fond de vallées profondes. Traversés de longs couloirs conduisant à des cachots souterrains. 

Derrière une porte close (un interdit), il y a toujours quelque chose. Ce quelque chose, c'est le mystère de la Vie. C'est ce que j'ai compris dès mon enfance et j'ai immédiatement su que ce mystère, je serai toujours à sa poursuite. Les portes, je chercherai toujours à les ouvrir.
 

Des Barbes Bleues, il y en a encore beaucoup aujourd'hui. De gros machos, de grosses bêtes, satisfaits d'eux-mêmes, se dépêchant de boucler et tenir en laisse leur épouse. En contrepartie, ils "assurent" et s'affichent exemplaires. Mais pas question qu'on mette le nez dans leurs affaires. Heureusement, les Barbes Bleues commencent à se faire moins nombreux, ils apparaissent aujourd'hui comme des résidus de l'ancien ordre patriarcal.

Et puis, il y avait évidemment les figures du petit chaperon rouge et de l'Ogre. J'en saisissais bien les connotations sexuelles. Je comprenais que les hommes chercheraient à me bouffer. C'est une peur qui continue de me traverser et c'est toujours un peu ce que j'éprouve lorsque je fais l'amour. J'ai le sentiment que l'autre se dit qu'il a fait un bon repas avec moi, qu'il en a bien profité. C'est, pour moi, l'angoisse d'être réduite à néant par la dévoration. 


C'est l'image animale, presque bestiale, du désir. Le peintre Picasso l'illustre bien. On sait aujourd'hui qu'il ne s'encombrait guère de sentimentalisme avec les femmes et qu'il était même brutal et autoritaire, voire cruel et sadique. Aujourd'hui, il risquerait de gros ennuis judiciaires. Sa peinture est d'ailleurs porteuse d'une grande violence. Il aimait à se présenter comme un Minotaure, cette  bête monstrueuse, tapie au fond d'un labyrinthe, qui se nourrissait de jeunes garçons et de jeunes filles. Ca en dit long sur la personnalité du bonhomme dont la peinture me réfrigère personnellement. Plus misogyne que Picasso, il n'y a pas et je remercie Michel Houellebecq de l'avoir, enfin, récemment signalé.


Les ogres, ils sont très répandus. Ils sont plus que des dragueurs compulsifs, simplement soucieux de se constituer un tableau de chasse, de se rassurer sur leur identité. Ils sont manipulateurs, enjôleurs. Ils veulent d'abord vous bouffer physiquement: au lit, ils vous en font voir de toutes les couleurs, ils aiment bien vous humilier surtout si vous êtes jeune et fraîche. Mais avant toute chose, les ogres veulent vous bouffer mentalement, vous éprouver sous leur complète dépendance affective et intellectuelle. 


On n'est plus dans l'enfermement physique mais dans l'enfermement psychologique. C'est ce qu'a décrit Vanessa Springora dans son célèbre bouquin, "Le consentement", à propos de sa relation avec l'ogre Matzneff. Ce dernier savait jouer de sa supposée supériorité intellectuelle pour lui imposer tous ses goûts et tous ses points de vue. Les ogres, ils se comportent, vis-à-vis d'une jeune femme, comme un instituteur, un instituteur immoral certes, mais un instituteur à l'autorité inflexible qui exige que l'on adopte sa vision du monde. 


Des ogres mentaux, j'en ai, bien sûr, rencontré mais ça n'a jamais duré. Le meilleur antidote: ne jamais se faire battre intellectuellement, ne jamais laisser l'autre occuper tout le terrain. La suffisance des ogres est généralement à proportion de leurs insuffisances. S'affirmer donc d'abord soi-même en détectant les défauts de sa cuirasse, toute la masse de ses ignorances, et en l'attaquant tout de suite à ce sujet. Faire valoir, ensuite, ses propres points forts. Evidemment, c'est plus facile quand on n'est plus une gamine et qu'on a déjà une certaine maturité.


Les Barbes Bleues et les Ogres, deux modèles virils qui demeurent répandus, ça m'a fait comprendre qu'en dépit de tous les propos lénifiants tenus aujourd'hui, il y a bien un combat, une guerre, entre les sexes et que toute jeune fille doit s'y préparer.


Mais dans la guerre des sexes, les femmes détiennent, malgré tout, une supériorité évidente. Parce que, de  la Vie, les femmes en savent quelque chose...., bien plus que les hommes, en tous cas. Tout simplement parce que c'est à elles qu'est échu ce privilège extraordinaire de l'enfantement. 

"Le monde appartient aux femmes", dit-on. Une réalité incontournable qui repose sur un pouvoir de vie inséparable du pouvoir de Mort. 


Mais c'est aussi un pouvoir terrible parce que la Vie, contrairement à ce qu'on voudrait nous faire croire, ça n'a rien de simple. La Vie, c'est au contraire, à ses débuts, effroyablement compliqué, indéchiffrable, indémêlable. Quand elle jaillit brutalement, c'est un grand Chaos protéiforme et indifférencié dont émergera plus tard, à force de discipline et d'éducation, un être humain.


La Vie est d'abord monstrueuse et criminelle. Enfanter, c'est, initialement, accoucher d'un Monstre. Et c'est pour cette raison que les femmes vivent cette dépression du post-partum. C'est une espèce de culpabilité qui les envahit: "Qu'ai-je fait là ? Qu'est-ce qui m'a pris ? Pourquoi est-ce que je viens de livrer à un monde voué au Mal un individu supplémentaire ? De quelles horreurs, de quels forfaits, ce gosse se rendra-t-il coupable ? Ca ne s'arrêtera donc jamais cette folie de l'existence ?"


J'ai déjà exprimé mon admiration pour l'écrivaine britannique Mary Shelley. On a tous entendu parler de son célèbre bouquin "Frankenstein" mais presque personne ne l'a vraiment lu. On le réduit à une espèce de guignolade mettant en garde contre l'esprit démiurgique des savants.


Mais Frankenstein est aussi un livre monstre esquissé une première fois  en 1816, à Genève, par une jeune fille de 19 ans. Dans un contexte presque dramatique: 

- celui d'abord du sentiment d'une apocalypse climatique exactement inverse à celle d'aujourd'hui.1816 a été qualifiée , d'"année sans été" en raison de pluies torrentielles et d'un froid automnal (on sait aujourd'hui que c'était la conséquence de l'explosion d'un volcan indonésien).


- et puis la jeune Mary Shelley état en situation de fuite, de fuite éperdue à travers toute l'Europe, en compagnie du poète déjà très célèbre, Percy Shelley, dont elle était tombée follement amoureuse. Elle avait littéralement "largué les amarres", rompu avec son pays, sa famille, son passé, alors qu'elle avait une vie plutôt privilégiée.


Mais tout se passera mal ensuite et la vie de Mary Shelley sera continuellement marquée par le chagrin et les morts tragiques: la rupture avec ses parents pourtant très modernes, la mort prématurée de trois de ses enfants, le suicide par noyade de l'épouse de Percy Shelley et enfin le décès accidentel, dans un naufrage en mer, de Percy Shelley lui-même. Toute une suite de drames et de catastrophes. Elle-même vivra ensuite longuement handicapée par une lourde maladie (probablement une tumeur au cerveau d'évolution lente).


L'horreur de la vie, Mary Shelley l'a donc particulièrement éprouvée. Et c'est sans doute à partir de cette expérience dramatique qu'il faut comprendre son Frankenstein. Il est la métaphore de son existence. Dans la catastrophe de sa vie, elle donne naissance, par  une écriture salvatrice, à un monstre, un livre-monstre. Son épouvantable enfant qui traversera les siècles. 


Frankenstein est évidemment horrible. Il est un monstre vengeur et destructeur mais il n'est pas, non plus, que cela: il peut aussi, parfois, se montrer doux et aimant. A vrai dire, Frankenstein se comporte comme un véritable enfant. Il est fondamentalement violent mais il peut, peut-être, être éduqué. C'est du moins ce que veut faire entendre Mary Shelley qui exprime une véritable amitié pour lui. Le monstre, ce n'est pas un étranger radical, c'est quelqu'un qui m'est proche, c'est éventuellement mon enfant, un être humain perfectible.


C'est l'affinité, la complicité, des femmes avec les monstres, qui est ici pointée. Elles sont généralement plus tolérantes, plus bienveillantes, que les hommes parce qu'elles connaissent l'horreur du surgissement de la vie et qu'elles sont d'emblée confrontées à de petits Frankenstein, des petits monstres violents, tyranniques et apparemment inéducables.


Il y a une affinité presque "naturelle" des femmes avec le Chaos et le monstrueux tout simplement parce que ce sont elles qui donnent la vie. Et elles demeurent fascinées par cela toute leur vie. Le crime, l'anarchie, la beauté sauvage, c'est ce qui les émeut profondément. Les bouquins des sœurs Brontë en portent témoignage.


Ce sont les réflexions que je me faisais après avoir vu le remarquable film de Catherine Breillat: "L'été dernier". Une bourgeoise aux abords de la cinquantaine, très construite, très forte, qui, sous une impulsion subite, couche avec son beau-fils de 17 ans, un ado moyen buté, borné. C'est un film qui, comme il fallait s'y attendre, a indigné Christine Angot.


Même si je n'ai aucune attirance pour les jeunes garçons (ça viendra peut-être avec l'âge), je comprends tout à fait ça. Ca, c'est à dire cette fascination primitive qu'éprouve toute femme pour le monstrueux.


C'est aussi un peu l'amour de la Belle et de la Bête. Aucun être vivant n'est absolument repoussant. Chaque femme porte en elle une espèce de compassion primitive. Le monstre affreux est d'abord attendrissant. Il devient, petit à petit, attirant, séduisant.


Ca rejoint l'attrait bien connu des mauvais garçons, des voyous, voire des grands criminels, sur les femmes. Ce sont les visiteuses de prison et toutes celles qui entretiennent des correspondances suivies avec des meurtriers (le tueur en série Guy Georges, qui avait la haine des jeunes filles parisiennes, reçoit ainsi de nombreux courriers). Et il ne s'agit pas de pauvres filles. A l'inverse, je ne crois pas qu'une seule femme incarcérée reçoive une seule lettre d'un "admirateur".


Plus simplement, les types détestables, odieux, irresponsables, ont leurs chances auprès des femmes. Je suis ainsi en train de lire le dernier bouquin d'Eva Ionesco et c'en est une éclatante démonstration. Elle parle de celui qui fut son mari, Simon Liberati. Simon Liberati qui est au nombre des très bons écrivains français ("La nouvelle Justine", "Apparitions"). Mais alors quel type épouvantable ! Violent, cogneur, alcoolique, toxicomane,  facho, exclusivement centré sur lui-même. Evidemment, on pourra disserter sur le parcours de vie d'Eva Ionesco: d'une mère maltraitante à un mari maltraitant ! Mais c'est évidemment bien plus compliqué que ça.


Quelle sombre satisfaction une femme peut-elle retirer de la vie en Enfer que lui fait vivre un type dingue ? Il y a vraiment, je crois, cette profond fascination pour la violence primitive antérieure à toute civilisation. Les femmes ne veulent pas rétablir l'ordre en éliminant les monstres, elles sont portées par l'espoir de les pacifier, d'extraire le meilleur d'eux-mêmes. Les anormaux, les déviants, les malades, elles cherchent d'abord à les accueillir.


A l'inverse, la majorité des hommes sont épris d'ordre et de normalité. De leurs origines, du Chaos initial dont ils sont issus, ils n'ont absolument rien à fiche. Les monstres, il faut donc s'en débarrasser, les exterminer.



Et ça a été effectivement la première étape de la civilisation occidentale. Ce fut la victoire d'Athènes et de la pensée grecque sur les ténèbres de la Crète. Un héros, Thésée, a triomphé d'un monstre sanguinaire, terré au fond d'un labyrinthe, le Minotaure.


Tuer le monstre, ce fut la fin de l'arbitraire et de l'anarchie et, surtout, le début d'un ordre politique stable gouverné par la Raison. La naissance de la société "moderne", normale, efficace, pacifiée car débarrassée de ses criminels et de ses déviants grâce à tous ses grands lieux d'enfermement et sa surveillance généralisée. Ce fut d'abord "La République" et ça trouve aujourd'hui son point culminant avec la Philosophie des Lumières et sa volonté de possession et de maîtrise de la Nature. 


Images de: Heinrich FUSSLI, Pablo PICASSO, Gustave DORE, John William WATERHOUSE, Edvard MUNCH, Jérôme BOSCH, William BLAKE, Odilon REDON, Franz Von STUCK, Gustave MOREAU, Paolo UCCELO. Photographie de la villa Diodatti où a été esquissé "Frankenstein".

Mes conseils:

- Lisez d'abord ou relisez Frankenstein. Vous découvrirez que c'est bien plus complexe qu'on ne le croit.

- Un livre de l'écrivaine néerlandaise Anne EEKHOUT: "Mary" vient de sortir chez Gallimard. Il est consacré à Mary Shelley et la rédaction de Frankenstein. Son survol rapide ne m'a malheureusement pas convaincue.

- Gilbert LASCAULT : "Le monstre dans l'Art occidental". Sûrement difficile à trouver mais c'est une référence.

- Pierre PEJU: "Métamorphoses de la jeune fille". Un romancier ("la petite Chartreuse", "Le rire de l'ogre") mais aussi un philosophe et essayiste, excellent connaisseur de la culture allemande (une biographie passionnante de Hoffman). C'est toujours très clair et sans jargon. Ce dernier livre est complétement "inactuel" dans son propos mais d'autant plus remarquable, 

- Eva IONESCO: "La bague au doigt". Eva Ionesco, c'est détonnant, flamboyant. Bien loin des jérémiades féministes actuelles. Il faut au moins avoir lu "Innocence" et vu "My little Princess". Son dernier bouquin est aussi un livre-monstre. Evidemment, c'est long et suffocant : 500 pages. Mais c'est à lire à toute allure.