samedi 27 juillet 2019

À trottinette


Paris désert ! Paris accablé de chaleur !

Je vais donc essayer d'être plus légère ces prochaines semaines.

Je vais d'abord parler de ma passion pour la trottinette électrique. Croyez-moi, par ce temps et avec ce trafic, c'est le moyen idéal pour s'aérer en sillonnant la ville.


Mais il y a quelque chose de bizarre avec les trottinettes ! Depuis qu'elles sont apparues dans la capitale, il y a moins de deux ans, elles sont devenues, paraît-il, le sujet de conversation numéro un des Parisiens. Mais voilà au moins un thème qui ne divise pas ! C'est bien simple tout le monde, médias en tête,  ne raconte que des horreurs à propos des trottinettes: de véritables machines infernales qui terroriseraient la population ! Elles seraient responsables d'un nombre incalculable de morts et blessés. Chacun y va de son anecdote grotesque comme quoi il aurait failli périr écrasé par une trottinette. Et puis elles polluent, elles traînent partout, elles encombrent les trottoirs, elles enlaidissent la ville.


En bref, à peu près tout le monde, à Paris, déteste les trottinettes et ceux qui les utilisent. Ça me sidère, je ne comprends vraiment pas. Voilà qu'on vient d'inventer un moyen de transport pratique, agréable et surtout écolo et voilà qu'on se dépêche de le rejeter, de réclamer sa disparition immédiate. Ça en dit long sur les résistances au changement et aux innovations. Le tournant écologique dont on nous rebat les oreilles, on n'est pas près de le prendre.



Parce qu'on baigne ici dans l'irrationnel complet. Quels que soient les dégâts et accidents provoqués par les trottinettes, c'est infinitésimal en regard des dommages immenses provoqués par les automobiles. On hurle quand on voit une trottinette garée sur un trottoir mais personne ne s'offusque des milliers de voitures garées sur les places ou les grands boulevards (je conseille un voyage à Tokyo ou à Ljubljana pour comprendre l'agrément d'une ville sans stationnement automobile).


Quand je serai Maire de Paris (dès l'an prochain, j'espère), je n'autoriserai qu'un seul véhicule: la trottinette pour une ville calme, sans stress ni pollution. 

Pourquoi les Parisiens aiment-ils donc si peu les trottinettes ?

Il y a bien sûr une part de ronchonnerie de vieillards. La trottinette ressuscite d'abord, en effet, un conflit des générations, un affrontement entre jeunes et  vieux mais des vieux qui comprennent, en l'occurrence, une très vaste classe d'âge, celle des plus de 40 ans.


Les "vieux" ont d'abord une point de vue moral sur la trottinette; ils lui reprochent de ne pas solliciter d'effort physique. Ce n'est pas sain, ce n'est pas un sport, c'est pas comme le vélo. Mais c'est pareil pour le métro, le bus ou la bagnole me semble-t-il. Et puis moi, je n'aime pas le vélo. C'est vraiment pas sexy. Ça vous fait des jambes affreuses et puis vous vous voyez à vélo, en jupe et talons, pour vous rendre à votre boulot où vous arrivez en sueur ? C'est bien une idée d'oisifs.


Ce que j'aime dans la trottinette, c'est qu'avec elle, on change carrément de registre. D'abord, ça ravive les souvenirs d'enfance, la trouble nostalgie des paradis perdus.

Et de l'enfance justement, quand on prend les commandes d'une trottinette, on retrouve le sentiment de toute-puissance. On devient aériens, on a le sentiment de planer au-dessus des foules, d'échapper à la bousculade d'un troupeau sur un trottoir. On se transforme presque en "albatros" baudelairiens survolant, impassibles, les tempêtes du monde et se riant des flèches décochées (je parodie, bien sûr).


C'est évidemment très arrogant comme attitude et on comprend que toutes les petites haines trouvent matière à s'y exercer.

Mais que serait la vie si certains ne cherchaient pas à bousculer les mornes habitudes du quotidien, n'en avaient pas marre de tourner en rond ? Avec ma copine Daria, on n'en a cure. Toutes voiles déployées, robes légères et cheveux dénoués, on se lance, la nuit, dans des courses-poursuites effrénées. On est les figures de proue de vaisseaux sillonnant les "gouffres amers". C'est un triomphe: les regards atterrés, réprobateurs, puritains sont notre récompense. La trottinette, nouvel instrument du féminisme. Toutes, mais aussi tous, à trottinette !

Images de l'illustrateur Didier GRAFFET (1970).

Au cinéma, je recommande, en dépit de certaines réserves: "L’œuvre sans auteur" de Florian HENCKEL

samedi 20 juillet 2019

Une éducation française


Tout le monde vient d'applaudir, en France, au projet de suppression des "grandes écoles" et notamment de l’École Nationale d'Administration (ENA).

Tout ce qu'on reproche à ces grandes écoles, c'est bien connu: elles ne serviraient qu'à fabriquer des technocrates arrogants, bâtis sur le même moule, incapables et déconnectés du terrain. En plus, elles seraient les instruments de la reproduction des hiérarchies sociales.


On vit une époque de passions tristes. On se hait tellement soi-même qu'on en vient vite à haïr les autres: les élites, les riches, Paris, l’État.

Première cause de nos maux, de nos échecs: le système d'enseignement à la française, trop inégalitaire et discriminant. Si tant de gens ne réussissent pas, c'est à cause de lui, à cause de son manque d'ouverture à la diversité et aux réalités sociales.


Peut-être ! mais ce système d'enseignement est-il vraiment si nul que ça ? J'ai eu la chance d'en bénéficier au point d'en devenir un pur produit. M'y adapter n'a pas été facile mais je puis vous certifier que ce que l'on apprend en France, on ne l'apprend presque nulle part ailleurs.

Certes, c'est un enseignement classique, presque académique, dont la modernité n'est pas la première préoccupation (mais faut-il que ça le soit ?).


Mais on apprend en France une chose essentielle: l'abstraction, la pensée abstraite.

On apprend à construire sa pensée, à développer une argumentation logique. On apprend à toujours dépasser son point de vue individuel , son ressenti émotionnel. C'est probablement un héritage de la philosophie des Lumières.


Ça se traduit dans la fameuse épreuve de la dissertation, en littérature puis en philosophie. Croyez-moi, au début, c'est un choc! Cette exigence de rigueur, ça apparaît presque comme un attentat à notre liberté individuelle, un appauvrissement de notre richesse intérieure.

C'est une particularité française. Dans tous les autres pays que je connais, on privilégie la subjectivité de l'étudiant, sa perception individuelle. L'essentiel, ce serait de s'exprimer parce qu'en fait, on serait tous des artistes ou des penseurs spontanés. Mais ce n'est pas du tout ça en France : toutes les opinions ne se valent pas.


Les Français ne le savent généralement pas mais ils sont des gens abstraits (un peu comme les Allemands), c'est pour ça d'ailleurs qu'on les juge souvent arrogants, guindés, peu spontanés. Ils sont des personnalités "construites" dans leur conduite et leur expression intellectuelle. Mais c'est aussi pour ça qu'ils brillent dans des disciplines comme les maths ou la philosophie.

Ce moule éducatif, cette discipline de pensée, ça m'a personnellement tout à fait convenu: je n'ai jamais aimé le pathos émotionnel. Les dissertations, j'ai essayé d'en assimiler les règles: c'est un magnifique jeu.


Et puis, dans l'éducation française, on rencontre également une forte exigence, celle de l'esprit de synthèse et de la rapidité qui lui est associée. A cet égard, je porte en moi deux souvenirs marquants:

- celui d'une prof qui m'a déclaré: on doit être capable de lire en une heure, du moins d'en retenir les idées essentielles, la "Critique de la Raison Pure" de Kant. Elle est folle, je me suis d'abord dit, j'arrive même pas à en lire deux pages en deux heures. Mais après, je n'ai pas cessé de penser à ça même si je n'arrive toujours pas à lire Kant.


- j'ai travaillé, à mes débuts, dans un ministère. Quand est venu le moment de ma première note au Ministre, j'ai rédigé tout de suite un magnifique argumentaire en 5, 6 pages dont j'étais toute fière. Une demi-heure plus tard, le directeur de cabinet m'a retourné ma belle prose avec un commentaire acerbe: "Le Ministre n'aura pas le temps de lire ça... et moi non plus...!"

C'était mortifiant mais j'ai essayé de retenir ces leçons: être rapide, aller à l'essentiel. Ça aussi pour moi, c'est l'esprit français.


Je ne sais pas finalement si j'ai bien assimilé le système français mais j'ai réussi du moins à passer de grands concours. Avec de la chance, beaucoup de chance cependant: en compensant mes faiblesses techniques (notamment en Droit où j'étais d'une ignorance abyssale) par les épreuves de culture générale où je cartonnais.

Parce que la culture générale, j'avais compris que ça aussi, c'était une caractéristique de l'esprit français. Si je voulais m'adapter, il fallait à tout prix que j'en ai un peu. La honte absolue, en France, c'est de passer pour un rustre (cf. le film d'Agnès Jaoui: "Le goût des autres") : même le plus brute des chefs d'entreprise essaiera, à tout prix, de montrer qu'il n'en est pas dépourvu. C'est sans doute une survivance de l'Ancien Régime et ça a des aspects souvent odieux : beaucoup de gens ont effectivement tendance à se comporter comme de petits marquis.  Mais ça rend aussi la vie et les relations humaines plus sophistiquées, plus chatoyantes, en un mot plus séduisantes.


Pour ce qui me concerne, je ne crois vraiment pas que j'avais le profil moyen d'un fonctionnaire d’État. J'étais à moitié dingo, à moitié foldingue, quand j'étais jeune, une provocatrice avec un look de "ravageuse", un hybride de Madonna et de Béatrice Dalle, sur un mode efflanqué. Et c'est vrai que j'étais d'abord complétement perdue quand je me suis retrouvée au milieu de mes nouveaux collègues dont j'allais devoir partager la vie pendant plus de deux ans: j'avais l'impression d'être au milieu de gens déguisés avec qui je n'avais rien à échanger; c'est plus tard que j'ai compris que j'étais moi-moi-même déguisée. Et puis, je ne comprenais rien à l'administration française et, même, ça ne m'intéressait pas du tout. Tout ça pour dire que quand j'entends parler aujourd'hui d'écoles supérieures discriminantes et fermées à la diversité...il me semble que c'est à fortement nuancer.


Mais j'ai le sentiment de parler aujourd'hui d'un temps révolu. On est maintenant unanimes à dénoncer les concours: injustes, inégalitaires, élitistes. Ils seraient presque la cause des malheurs de la France.

De plus en plus, on épouse l'esprit du temps. Les grandes écoles devraient à tout prix accroître la diversité sociale en leur sein et, pour cela, faciliter leurs conditions d'accès.


C'est très bien, c'est un louable objectif, mais j'ai vraiment l'impression qu'emportés par cette belle passion égalitaire, on est en train de jeter le bébé avec l'eau du bain.

Le concours avait pour fonction de vérifier que le candidat avait la "tête bien faite", qu'il savait construire et développer une argumentation. On ne demandait rien de plus et, c'est vrai, on se fichait de ses origines sociales.

Maintenant, on se met à évaluer la personnalité du candidat, son parcours individuel, ses engagements sociaux, son expérience de terrain.

Quant à sa culture générale, sa connaissance des Arts et des Belles Lettres, il est devenu inconvenant et réactionnaire d'aborder ces thématiques poussiéreuses, expressions d'une culture bourgeoise révolue.


L'emblème de cette évolution, c'est Sciences Po (que je n'ai pas fait). Ce qu'on y a mis en place préfigure, me semble-t-il, ce qu'on est en train de préparer pour les grandes écoles. On a ainsi introduit un oral d'admission faisant place à l'expression de la personnalité du candidat et de sa motivation. Surtout, on a supprimé l'épreuve de culture générale qui créait, paraît-il, un obstacle psychologique.


Ça m'apparaît une vaste fumisterie démagogique. Ça a bien sûr permis à Sciences-Po d'augmenter considérablement le nombre de ses élèves mais ça me rappelle presque l'Union Soviétique. Sous prétexte de lutter contre les inégalités sociales, on est en train de créer de nouvelles discriminations qui peuvent être encore plus redoutables.

Quand il ne s'agit plus de simplement sélectionner les meilleurs élèves mais de promouvoir l'égalité sociale, on change de paradigme: on ne va plus former des élites mais des commissaires du peuple. La promotion, au détriment d'intellos-bourgeois, de gens socialement méritants, qui on fait leurs preuves, ça me fait personnellement frémir: le conservatisme assuré grâce à des serviteurs incultes mais dociles.


Ce qui est sûr, c'est que je me ramasserais lamentablement si j'avais aujourd'hui à passer ce type d'examens. L'humanitaire, le social, l'écologie, je n'en ai à peu près rien à fiche. Je n'ai à faire valoir que ma petite culture générale et  mon goût pour les chiffres et la finance. J'imagine donc bien l'évaluation du jury me concernant, surtout si, au cours de l'entretien d'évaluation, j'ai évoqué ma passion pour la Bourse et la spéculation: "superficielle, arrogante, provocatrice, peu engagée, peu motivée par le service de l’État".

Tableaux de Robert DELAUNAY (1885-1941). Fondateur, avec Sonia, du mouvement "Orphiste" qui a initié l'abstraction.

samedi 13 juillet 2019

Dette, Boom, Krach: la Bourse, la vie


1 ère Partie: 

Au Moyen-Age, l'un des pires péchés condamnés par l’Église était l'"usure", le prêt d'argent avec intérêt. Les usuriers étaient voués à l'Enfer aux côtés des voleurs et des assassins. Ce type de punition n'impressionne pas beaucoup aujourd'hui mais, à l'époque, on croyait vraiment à l'Enfer et ses descriptions en étaient terrorisantes; ça faisait  donc hésiter. Ça explique que les chrétiens ont longtemps abandonné aux Juifs toutes les activités de prêt.


Gagner de l'argent avec de l'argent était jugé entièrement immoral. L'intérêt, c'était le poids de la faute, du péché, sur celui qui avait été contraint d'emprunter (en allemand, le mot dette, "schuld" signifie également "la faute"). Et puis, ça revenait à rémunérer le Temps, lui donner un prix, alors que, pour un chrétien, l'horizon de la vie n'est pas la finitude mais l'éternité.



De même, on trouve dans de nombreuses villes européennes des "Rue des Lombards". Elles évoquent ces marchands et prêteurs italiens qui ont inventé la comptabilité en partie double, mis en place les premiers établissements de crédits et les premières banques et initié ainsi, à la fin du 15 ème siècle, rien de moins que le capitalisme. Mais les rues des Lombards ont longtemps été associées, dans l'imaginaire populaire, à des endroits mal famés, des lieux peu recommandables de débauche et de crime.


Je suis ainsi convaincue que l'aversion presque générale des Européens (et spécialement des Français), envers la Finance, les activités bancaires et le capitalisme en général, a des racines profondément religieuses. Beaucoup se croient révolutionnaires mais ne sont finalement que des curés.


Je vais même jusqu'à penser que les actuelles politiques monétaires de la BCE et de la FED, extrêmement accommodantes mais ô combien dangereuses, sont presque une résurgence de l'esprit religieux vis-à-vis de l'argent. C'est le retour au Moyen-Age: on peut emprunter à taux zéro, voire même avec un taux négatif.


L'argent gratuit, c'est un vieux fantasme universellement partagé. On croit pouvoir s'affranchir de la servitude de la Dette, échapper au Temps, se livrer aux délices instantanés de la consommation. Ces banquiers rapaces et voleurs qui nous tenaient dans leurs griffes, on n'en a quasiment plus besoin. On peut maintenant s'offrir à profusion de la camelote chinoise ou des berlines allemandes. Tant pis si dans le même temps, on ponctionne et assèche systématiquement l'économie réelle. Il faudrait d'ailleurs exterminer d'urgence deux groupes sociaux: les épargnants et les détenteurs de capital. Il suffit de piquer leur fric pour procurer du pouvoir d'achat aux classes populaires, c'est ce qu'ont bien expliqué les gilets jaunes et Thomas Piketty.



Vertige de l'immédiateté. Privilège de l'instant et de la consommation au détriment du long terme, de l'investissement. Après nous le Déluge ! Et d'ailleurs, "à long terme, nous serons tous morts", rappelait Keynes.

On préfère vivre dans l'illusion du court terme, du tout, tout de suite, sauf que la réalité se venge bien vite. Ouvrir les robinets de l'argent gratuit, c'est aussi déchaîner les démons de la spéculation. C'est l'"exubérance irrationnelle" des marchés. C'est la multiplication des investissements dans le n'importe quoi: les tulipes en 1637 aux Pays-Bas, les sociétés informatiques et internet à la fin des années 90, l'immobilier, les actions, les obligations aujourd'hui.



Parce que vis-à-vis de l'argent, on n'est pas seulement des "curés", on est aussi des "moutons": on suit la tendance générale, on croit que les arbres peuvent monter jusqu'au ciel. Si ça a marché jusqu'à aujourd'hui, ça va continuer à marcher demain, c'est ce dont on essaie sans cesse de se persuader. C'est comme ça que se forment de magnifiques bulles qui, lorsqu'elles éclatent, nous laissent sur la paille.

2 ème Partie :

Qu'est-ce qui te prend aujourd'hui ? Pourquoi tu viens nous ennuyer avec ce fatras indigeste ? D'ailleurs, on s'en fout !

Je le comprends mais c'est aussi mon histoire personnelle. Les "idées reçues",  les curés, les moutons, j'ai toujours détesté ça, c'est mon tempérament rebelle. C'est à cause de ça que je me suis intéressée à l'économie et à la finance.

Et puis, il y avait le souvenir, transmis par mes parents, d'une humiliation: celle d'avoir vécu dans un pays communiste. Le communisme, ça peut en effet être résumé comme ça: l'humiliation permanente d'une société où tout était lamentable, grotesque, absurde.



J'ai donc pris le contrepied de tout ça: l'argent ne m'a jamais fait peur, sans doute parce que je suis résolument athée ou peut-être simplement immorale. Ce n'est pas facile de confesser ça en France, dans un pays où la quasi-totalité des hommes politiques se vante de ne posséder aucun portefeuille boursier. Personnellement, ça me conduit surtout à les soupçonner d'incompétence.

Je l'avoue donc aujourd'hui: ma première passion, ça a été la Bourse et ça ne m'a pas quitté. Je me souviens de la tête de mon conseiller financier, lorsqu'à moins de 20 ans je suis venue ouvrir un compte-titres. "Vous être sûre de pouvoir l'alimenter et le couvrir ? Vous connaissez un peu les mécanismes financiers ?" qu'il m'a dit. Mon look, mon nom, devaient l'inquiéter:  une fille de l'Est qui vient blanchir du fric, se disait-il sans doute.


Et puis, la grande rigolade, ça a été avec mes amants gauchistes  (il y en avait bien sûr d'autres possibles dans les grandes écoles, mais ils étaient bêtes à manger du foin, archi-conservateurs, le degré zéro du glamour). Quand ils découvraient que je consultais frénétiquement la cote, que je dévorais les publications financières, c'était l'accablement et la honte. Ils auraient préféré que je les trompe avec leur frère, voire même leur sœur. "J'aurais jamais cru ça de toi, je te croyais progressiste" qu'ils me disaient."Je serais incapable de donner un centime à ces crapules, à Arnaud, à Bolloré, à Pinault". "Pauv' patate !" que je répondais, "en mettant mon fric en Bourse, je fais plus pour la classe ouvrière que tes ridicules manifestations altermondialistes".


Évidemment, ces relations loufoques, ça se terminait très vite à grands fracas. Mais moi, je continuais, imperturbable, de me laisser emporter. Il faut dire que jouer en Bourse, ça apporte d'abord un piment et une coloration nouvelle à votre vie. Tout devient plus intense, on est parcourus sans cesse des frissons de l'inquiétude et de l'exaltation. Mais les émotions, ça devient vite dangereux, ça vous conduit à faire des bêtises, il faut apprendre à les maîtriser, de manière à acquérir une espèce d'impassibilité. On doit être capables d'avoir un rapport absolument neutre et dépassionné à l'argent, on doit être capables d'accepter indifféremment de perdre ou de gagner. C'est une formidable leçon de vie, on en sort transformés. J'ai bien sûr gagné de l'argent mais j'ai aussi perdu, parfois, des sommes effroyables : parfois plus que les revenus annuels de mon travail. Ça vous aide, du moins, à surmonter cette universelle "aversion à la perte" qui caractérise l'esprit humain.



Et puis la Bourse, c'est l'occasion de rencontrer des gens singuliers, extraordinaires, des "lone wolfs", des braconniers, dont la vie se situe à cent lieux de celle des gens du commun. Les spéculateurs effrénés, ce sont surtout ou bien des gens âgés ( plus de 50 ans) ou bien des gens jeunes (moins de 30 ans). Leur ambition: consacrer leur vie à la Bourse et en vivre. Leur fierté: découvrir le titre que tout le monde avait oublié, la martingale ou la botte secrète qui va permettre de passer à l'abordage. Quand on se rencontre, on bavarde à l'infini, on se refile nos tuyaux, on  échafaude des stratégies délirantes: par exemple attaquer Google et Facebook en les vendant à découvert. On n'a malheureusement toujours pas trouvé l'opportunité.



Pour ce qui me concerne, je me suis pas mal rangée depuis quelque temps, je suis devenue plus prudente. Mais la fièvre ne m'a pas quittée. J'ai toujours toute la cote dans la tête et je suis toujours prête à intervenir. Je guette sans cesse mes proies, parfois pendant des mois, j'attends simplement le bon moment pour leur tomber dessus.

Chacun a sa petite idée en matière de stratégie boursière. La grande mode aujourd'hui, c'est le gain à court terme avec les systèmes de simulation par ordinateur ou les modèles mathématiques qui jouent sur les écarts quotidiens de cours. Ça ne m'intéresse pas du tout et je n'y crois même pas. Ça revient, in fine, à faire comme tout le monde, à adopter les mêmes recettes et c'est ça qui conduit aux blocages et au krachs.


A rebours de ces techniques sophistiquées et stériles, je suis une "contrarienne" et "longtermiste" résolue. Un principe simple me guide: on ne peut gagner sur les marchés financiers qu'en allant à contre-courant des tendances générales, qu'en achetant ce que tout le monde vend et en vendant ce que tout le monde achète. Ce qui est plus que tout décisif, c'est le moment où on entre ou sort d'un marché. C'est pour ça qu'il faut savoir ne pas se précipiter et bien repérer les sociétés massacrées ou gonflées pour intervenir.

Je me vis donc comme une chasseresse: les situations de retournement (les "recovery") ou les baudruches, c'est ça qui m'excite et que je traque. Le danger, c'est l'esprit de troupeau, l'instinct moutonnier. Pour gagner, il ne faut être ni un curé, ni un mouton, il faut être un rebelle ! Ça peut paraître du nietzschéisme à deux balles, mais je suis convaincue que c'est valable aussi bien à l'échelle d'un individu que d'une société. Il y a bien les pays moisis et les pays dynamiques, ouverts à la diversité et la contradiction.


Tableaux de Jacques MONORY (1924-2018)

J'imagine que ce post déconcertera, irritera beaucoup, creusera, peut-être, mon image détestable. Mais comment ne pas parler, quelquefois, de ce qui fait une part importante de mes préoccupations ? Mon blog n'est qu'une petite fraction de ma vie et on est tous un mélange d'odieux et d'attirant. L'important, c'est
de savoir le reconnaître.

Il n'y a quasiment pas de bonne littérature ou de bons films consacrés à la Bourse. Ce ne sont généralement que des trucs boursoufflés, des catalogues de clichés et de stéréotypes dont les auteurs ignorent tout des marchés financiers et de ses acteurs. Je fais exception pour le livre "L'argent" d'Emile Zola que j'ai lu l'an dernier. Il décrit très bien les passions qui agitent les joueurs en Bourse. Surtout, j'ai été étonnée par les prodigieuses connaissances qu'avait Zola des techniques financières. Rien n'est faux, il sait même comment truquer un bilan ou une comptabilité: impressionnant !

Si vous souhaitez enfin vous initier à l'économie mais que vous ne savez pas par quoi commencer, je vous recommande un bouquin remarquable qui vient de sortir:

- Niall KISHTAINY: "Une petite histoire de l'économie- De l'Antiquité à nos jours". Un bouquin très clair, jamais ennuyeux, passionnant même. Un panorama complet de la pensé économique. Un véritable tour de force.

Je rappelle aussi deux bons bouquins que j'ai déjà recommandés:
- Fabrice Houzé: "La facture des idées reçues";
- Tim Harford: "L'économie mondiale en 50 inventions"

Enfin, même si ça n'a absolument rien à voir avec ce qui précède, je recommande très vivement le film de Chanya BUTTON: "Vita et Virginia". Un coup de foudre littéraire fait de beauté et de sensualité. Incontestablement, l'un des grands films de ces derniers mois, à mes yeux.

samedi 6 juillet 2019

Tueurs par amour: les érotomanes



































J'aime bien aller chez le coiffeur parce que c'est aussi pour moi l'occasion de consulter la presse féminine: c'est d'une niaiserie addictive.

Je m'intéresse surtout à la rubrique "psychologie" mais je vois que rien ne change: depuis des années, on ressasse des histoires de harceleurs, de pervers narcissiques et de bipolaires. Est-ce qu'on en sortira un jour de ces bêtises ? Comment s'étonner que les femmes soient de plus en plus pétochardes puisqu'on leur dépeint sans cesse un monde effrayant où elles sont le jouet de forces maléfiques, de pauvres victimes impuissantes ?


J'aimerais vraiment qu'on sorte de ces radotages, qu'on évoque des figures un peu plus complexes et surtout plus affirmées, plus actives.

Par exemple, moi j'aime bien "les érotomanes". Les érotomanes, généralement on ne sait pas ce que c'est, on les confond avec les "obsédés sexuels", les nymphomanes ou les "sex-addicts". Pourtant ça n'a à peu près rien à voir parce que l'érotomanie n'a presque rien de sexuel: c'est la fascination obsédante, hallucinée, d'un autre.

Après vous avoir parlé, la semaine dernière, des tueurs mythomanes, je vais  vous parler aujourd'hui d'autres tueurs, les tueurs par amour.



Les érotomanes, ce sont ceux qui, justement, deviennent, à la fin,  des tueurs (ses) par amour. Ils sont habités par une passion excessive qui se retourne en haine destructrice. Leur crime s'exerce alors contre l'autre ou contre eux-mêmes (suicide).


 
Les érotomanes, on les connaît très mal, ils n'alimentent guère les magazines ou le conversations en société. On n'y  prête généralement pas trop attention parce qu'on ne perçoit pas bien en quoi ils diffèrent de banals amoureux éconduits. Pourtant, on risque véritablement sa vie quand on a affaire à un véritable érotomane et c'est moins rare qu'on ne le croit.


Le point de départ de la passion de l'érotomane, c'est qu'il a la certitude qu’il est secrètement aimé par la personne qui est l’objet de son délire (l'érotomanie, c'est la "conviction délirante d'être aimé"). Et cette personne est, systématiquement, d'un rang social supérieur: homme politique, chef d'entreprise, journaliste, star, avocat, médecin, enseignant, etc.. Cette structuration du désir autour de la hiérarchie sociale explique que les érotomanes soient surtout des femmes mais les évolutions sociales font que c'est en train de changer.


L'amour érotomane est donc un amour impossible mais celui qui le vit voit partout des signes de cet amour interdit:  dans les actions de la personne, dans ses paroles, dans des regards que lui seul comprend, et parfois même dans des messages codés qu’il est le seul à pouvoir déchiffrer.



"L’érotomane retourne à son « admirateur » ou « admiratrice » l’affection dont il croit être l’objet par des messages, des coups de téléphone, et des cadeaux. Et, quand on rejette ses avances, il est incapable d’accepter et de comprendre le refus. Au contraire, il le voit comme un test, ou un stratagème permettant de cacher la relation interdite au reste du monde. Ainsi, quoi que fasse la personne sur laquelle il a fixé son attention, l’idylle imaginaire continue… et peut durer pendant des années".


Et puis, un jour, il y a le "retournement fatal". L'amour fou se renverse en haine folle. L'érotomane passe à l'acte et devient un assassin potentiel, de l'autre parfois, de lui-même plus souvent. Le crime, le suicide, la dépression profonde, c'est la conclusion tragique d'un amour qui n'a pourtant souvent jamais eu de réalisation concrète, a fortiori sexuelle.


Ce sont des histoires qui me fascinent. D'abord parce qu'elles me touchent personnellement.

Je me suis longtemps demandé, en effet, si je n'avais pas, moi-même, été une érotomane. Il faut dire que lorsque j'étais adolescente et jeune étudiante, j'étais entreprenante avec les hommes, une terrible allumeuse. Mais je ne m'adressais pas aux types de mon âge, je ne m'intéressais qu'aux hommes "supérieurs". Je draguais comme ça effrontément d'abord mes profs (ceux des disciplines reines, les maths et la philo) et puis tous les hommes de l'entourage de ma mère qui avaient réussi, surtout des médecins. Je me renseignais sur eux, leur famille, leur domicile, leurs goûts, leurs voyages. Qu'est-ce que je n'ai pas fait pour partir en week-end au Grand-Hôtel de Cabourg ou me retrouver sur la banquette arrière d'une belle Mercedes ?


Mais je plongeais aussi ceux que je tourmentais dans des abîmes de perplexité et de culpabilité. Et puis ça ne marchait pas toujours et certains, qui n'en avaient rien à fiche de moi, ont cru devoir signaler ma conduite "inappropriée" aux autorités scolaires et à ma mère. Heureusement, j'étais très bonne élève mais ma mère, ça l'a quand même terrassée: "Tu me fais honte, je ne t'ai pas élevée comme ça, tu vas nous attirer des ennuis, on n'a surtout pas besoin de se faire remarquer ici". Quant à ma sœur qui était le contraire de moi et n'aimait que les "bad boys", les voyous, elle se moquait bien de moi avec mes "vioques".


Et puis ça m'a passé, à peu près au moment où j'ai commencé à travailler. Aujourd'hui, les hommes de pouvoir ne m'attirent  pas plus que ça. Et puis on m'a rassurée en me disant que mes aventures, ça faisait partie des étapes normales de la construction amoureuse d'une jeune fille.

Plus tard, j'ai eu une autre "aventure" au sein, justement, de mon activité professionnelle.


Il s'agissait d'une de mes collaboratrices, du même âge que moi. J'ai d'abord remarqué qu'elle copiait la façon dont je m'habillais:  des robes Alaïa, des vestes de cuir Aurelia Stouls, un sac Tod's, une montre Péquignet. "Bah ! ce ne sont que des trucs de nanas, je me suis d'abord dit". Ça m'a énervée quand j'ai remarqué qu'elle avait adopté mon parfum Mitsouko puis troublée quand elle m'a présenté sa nouvelle voiture: une BMW série 1. Je suis devenue carrément inquiète quand elle m'a dit qu'elle avait commencé à étudier le russe et qu'elle aimerait que je luis donne des conseils de vacances en Europe Centrale. J'ai eu l'imprudence de le faire et elle m'a ensuite, à son retour, submergée de cadeaux, de mails et d'appels téléphoniques à tout moment. Elle était convaincue que nous étions deux véritables sœurs intellectuelles.


Le problème était qu'elle était irréprochable dans son travail et qu'elle ne cessait de proclamer alentour que j'étais une grande star qui allait sauver la boîte. Elle m'a cependant fait suffisamment peur pour que je demande au directeur général sa mutation loin de moi. Ça a été un choc terrible pour elle et je ne sais pas si elle s'en est jamais remise. Elle n'a alors plus répandu que des horreurs sur moi: que j'étais une infâme salope qui n'avait réussi que grâce à son cul, que j'étais nulle, que ma comptabilité était fausse, que je multipliais les malversations, qu'avec moi la boîte allait au-devant de la catastrophe.


Ces deux expériences ont été pour moi très formatrices, instructives. Ça m'en a d'abord appris beaucoup sur le sentiment amoureux dont l'érotomanie est probablement la matrice. On est tous en fait un peu érotomanes et j'en veux pour preuve trois caractères essentiels de l'"amour érotomane" qui ne sont pas en fait différents de ceux de l'amour courant.

 - Les érotomanes, sont d'abord convaincus qu'on les aime et cela même en l'absence de tout élément tangible. Ils sont, à cet égard, le contraire des paranoïaques, persuadés que tout le monde leur veut du mal. Je trouve ça intéressant parce qu'on a tous en fait un petit côté érotomane. On est toujours un petit peu prétentieux, présomptueux, on est presque tous convaincus qu'on ne peut que nous aimer. En notre for intérieur, on ne doute pas qu'on est formidable, exceptionnel.


- le désir est structuré par les rapports de classe. Quoiqu'on en pense, quelles que soient nos belles convictions démocratiques, nos désirs sont électifs, discriminants. Le pouvoir, la puissance, qu'ils soient liés à l'argent ou à la beauté, c'est ça qui fait vibrer.


- le moteur du désir, c'est un peu l'amour mais c'est surtout la haine et la folie. On prête d'abord à l'autre des qualités qu'il n'a bien sûr pas dans la réalité. On attend ensuite une réciprocité amoureuse de la part de la personne élue. On se venge enfin, éventuellement dans un bain de sang, de la personne qui nous a déçu en amour. Ce qui est en fait inquiétant, c'est que cette trajectoire de l'érotomane n'est que la forme exacerbée d'un banal amour.

Images principalement de Man Ray (1890-1976) mais aussi de Hans Bellmer (1902-1975), Horst P. Horst (1906-1999), Peter Tscherkassky (1958), W.T. Benda (1873-1948).

Si vous vous intéressez à l'érotomanie, vous pouvez vous reporter au psychiatre Gaëtan de Clérambault, personnalité singulière (je conseille absolument la lecture du livre de Douwa Draaisma: "Quand l'esprit s'égare" aux éditions du Seuil) qui, le premier, a théorisé l'érotomanie, au début du 20 ème siècle au sein des Urgences de l'Hôtel Dieu de Paris.

Il y a évidemment aussi la thèse de médecine (1932) de Jacques Lacan: "De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité". Elle évoque le cas clinique d'une érotomane, le cas "Aimée". Ça se trouve facilement en poche (Seuil) mais il faut reconnaître que c'est un peu hard.

Pour comprendre l'érotomanie et les "tueurs par amour", je conseille plutôt des romans:

- Camilla Grebbe: "Un cri sous la glace". C'est un récent polar suédois dont j'ai déjà parlé mais que je juge, en tous points, remarquable.

- Ian Mc Ewan: "Délire d'amour". L'ouvrage littéraire de référence sur l'érotomanie.

- Nathalie Rheims: "Maladie d'amour"

- Florence Noiville: "L'illusion délirante d'être aimé".

Il y a aussi quelques films traitant de l'érotomanie: "L'histoire d'Adèle H." de François Truffaut (avec Isabelle Adjani); "Anna M." de Michel Spinosa; "Un frisson dans la nuit" de Clint Eastwood; "Liaison fatale" d'Adrian Lyne; "A la folie... pas du tout" de Laetitia Colombani.

Enfin, si j'ai dit du mal, au début de ce post, des magazines féminins, je précise cependant que je suis, personnellement, une fan du mensuel "Vanity Fair" (version française). Les articles sont toujours originaux et bien écrits et peuvent intéresser aussi bien les femmes que les hommes. Comme j'ai l'impression d'être à peu près la seule à le lire et que je ne voudrais surtout pas qu'il disparaisse, je lui fais aujourd'hui de la publicité.