samedi 20 juillet 2019

Une éducation française


Tout le monde vient d'applaudir, en France, au projet de suppression des "grandes écoles" et notamment de l’École Nationale d'Administration (ENA).

Tout ce qu'on reproche à ces grandes écoles, c'est bien connu: elles ne serviraient qu'à fabriquer des technocrates arrogants, bâtis sur le même moule, incapables et déconnectés du terrain. En plus, elles seraient les instruments de la reproduction des hiérarchies sociales.


On vit une époque de passions tristes. On se hait tellement soi-même qu'on en vient vite à haïr les autres: les élites, les riches, Paris, l’État.

Première cause de nos maux, de nos échecs: le système d'enseignement à la française, trop inégalitaire et discriminant. Si tant de gens ne réussissent pas, c'est à cause de lui, à cause de son manque d'ouverture à la diversité et aux réalités sociales.


Peut-être ! mais ce système d'enseignement est-il vraiment si nul que ça ? J'ai eu la chance d'en bénéficier au point d'en devenir un pur produit. M'y adapter n'a pas été facile mais je puis vous certifier que ce que l'on apprend en France, on ne l'apprend presque nulle part ailleurs.

Certes, c'est un enseignement classique, presque académique, dont la modernité n'est pas la première préoccupation (mais faut-il que ça le soit ?).


Mais on apprend en France une chose essentielle: l'abstraction, la pensée abstraite.

On apprend à construire sa pensée, à développer une argumentation logique. On apprend à toujours dépasser son point de vue individuel , son ressenti émotionnel. C'est probablement un héritage de la philosophie des Lumières.


Ça se traduit dans la fameuse épreuve de la dissertation, en littérature puis en philosophie. Croyez-moi, au début, c'est un choc! Cette exigence de rigueur, ça apparaît presque comme un attentat à notre liberté individuelle, un appauvrissement de notre richesse intérieure.

C'est une particularité française. Dans tous les autres pays que je connais, on privilégie la subjectivité de l'étudiant, sa perception individuelle. L'essentiel, ce serait de s'exprimer parce qu'en fait, on serait tous des artistes ou des penseurs spontanés. Mais ce n'est pas du tout ça en France : toutes les opinions ne se valent pas.


Les Français ne le savent généralement pas mais ils sont des gens abstraits (un peu comme les Allemands), c'est pour ça d'ailleurs qu'on les juge souvent arrogants, guindés, peu spontanés. Ils sont des personnalités "construites" dans leur conduite et leur expression intellectuelle. Mais c'est aussi pour ça qu'ils brillent dans des disciplines comme les maths ou la philosophie.

Ce moule éducatif, cette discipline de pensée, ça m'a personnellement tout à fait convenu: je n'ai jamais aimé le pathos émotionnel. Les dissertations, j'ai essayé d'en assimiler les règles: c'est un magnifique jeu.


Et puis, dans l'éducation française, on rencontre également une forte exigence, celle de l'esprit de synthèse et de la rapidité qui lui est associée. A cet égard, je porte en moi deux souvenirs marquants:

- celui d'une prof qui m'a déclaré: on doit être capable de lire en une heure, du moins d'en retenir les idées essentielles, la "Critique de la Raison Pure" de Kant. Elle est folle, je me suis d'abord dit, j'arrive même pas à en lire deux pages en deux heures. Mais après, je n'ai pas cessé de penser à ça même si je n'arrive toujours pas à lire Kant.


- j'ai travaillé, à mes débuts, dans un ministère. Quand est venu le moment de ma première note au Ministre, j'ai rédigé tout de suite un magnifique argumentaire en 5, 6 pages dont j'étais toute fière. Une demi-heure plus tard, le directeur de cabinet m'a retourné ma belle prose avec un commentaire acerbe: "Le Ministre n'aura pas le temps de lire ça... et moi non plus...!"

C'était mortifiant mais j'ai essayé de retenir ces leçons: être rapide, aller à l'essentiel. Ça aussi pour moi, c'est l'esprit français.


Je ne sais pas finalement si j'ai bien assimilé le système français mais j'ai réussi du moins à passer de grands concours. Avec de la chance, beaucoup de chance cependant: en compensant mes faiblesses techniques (notamment en Droit où j'étais d'une ignorance abyssale) par les épreuves de culture générale où je cartonnais.

Parce que la culture générale, j'avais compris que ça aussi, c'était une caractéristique de l'esprit français. Si je voulais m'adapter, il fallait à tout prix que j'en ai un peu. La honte absolue, en France, c'est de passer pour un rustre (cf. le film d'Agnès Jaoui: "Le goût des autres") : même le plus brute des chefs d'entreprise essaiera, à tout prix, de montrer qu'il n'en est pas dépourvu. C'est sans doute une survivance de l'Ancien Régime et ça a des aspects souvent odieux : beaucoup de gens ont effectivement tendance à se comporter comme de petits marquis.  Mais ça rend aussi la vie et les relations humaines plus sophistiquées, plus chatoyantes, en un mot plus séduisantes.


Pour ce qui me concerne, je ne crois vraiment pas que j'avais le profil moyen d'un fonctionnaire d’État. J'étais à moitié dingo, à moitié foldingue, quand j'étais jeune, une provocatrice avec un look de "ravageuse", un hybride de Madonna et de Béatrice Dalle, sur un mode efflanqué. Et c'est vrai que j'étais d'abord complétement perdue quand je me suis retrouvée au milieu de mes nouveaux collègues dont j'allais devoir partager la vie pendant plus de deux ans: j'avais l'impression d'être au milieu de gens déguisés avec qui je n'avais rien à échanger; c'est plus tard que j'ai compris que j'étais moi-moi-même déguisée. Et puis, je ne comprenais rien à l'administration française et, même, ça ne m'intéressait pas du tout. Tout ça pour dire que quand j'entends parler aujourd'hui d'écoles supérieures discriminantes et fermées à la diversité...il me semble que c'est à fortement nuancer.


Mais j'ai le sentiment de parler aujourd'hui d'un temps révolu. On est maintenant unanimes à dénoncer les concours: injustes, inégalitaires, élitistes. Ils seraient presque la cause des malheurs de la France.

De plus en plus, on épouse l'esprit du temps. Les grandes écoles devraient à tout prix accroître la diversité sociale en leur sein et, pour cela, faciliter leurs conditions d'accès.


C'est très bien, c'est un louable objectif, mais j'ai vraiment l'impression qu'emportés par cette belle passion égalitaire, on est en train de jeter le bébé avec l'eau du bain.

Le concours avait pour fonction de vérifier que le candidat avait la "tête bien faite", qu'il savait construire et développer une argumentation. On ne demandait rien de plus et, c'est vrai, on se fichait de ses origines sociales.

Maintenant, on se met à évaluer la personnalité du candidat, son parcours individuel, ses engagements sociaux, son expérience de terrain.

Quant à sa culture générale, sa connaissance des Arts et des Belles Lettres, il est devenu inconvenant et réactionnaire d'aborder ces thématiques poussiéreuses, expressions d'une culture bourgeoise révolue.


L'emblème de cette évolution, c'est Sciences Po (que je n'ai pas fait). Ce qu'on y a mis en place préfigure, me semble-t-il, ce qu'on est en train de préparer pour les grandes écoles. On a ainsi introduit un oral d'admission faisant place à l'expression de la personnalité du candidat et de sa motivation. Surtout, on a supprimé l'épreuve de culture générale qui créait, paraît-il, un obstacle psychologique.


Ça m'apparaît une vaste fumisterie démagogique. Ça a bien sûr permis à Sciences-Po d'augmenter considérablement le nombre de ses élèves mais ça me rappelle presque l'Union Soviétique. Sous prétexte de lutter contre les inégalités sociales, on est en train de créer de nouvelles discriminations qui peuvent être encore plus redoutables.

Quand il ne s'agit plus de simplement sélectionner les meilleurs élèves mais de promouvoir l'égalité sociale, on change de paradigme: on ne va plus former des élites mais des commissaires du peuple. La promotion, au détriment d'intellos-bourgeois, de gens socialement méritants, qui on fait leurs preuves, ça me fait personnellement frémir: le conservatisme assuré grâce à des serviteurs incultes mais dociles.


Ce qui est sûr, c'est que je me ramasserais lamentablement si j'avais aujourd'hui à passer ce type d'examens. L'humanitaire, le social, l'écologie, je n'en ai à peu près rien à fiche. Je n'ai à faire valoir que ma petite culture générale et  mon goût pour les chiffres et la finance. J'imagine donc bien l'évaluation du jury me concernant, surtout si, au cours de l'entretien d'évaluation, j'ai évoqué ma passion pour la Bourse et la spéculation: "superficielle, arrogante, provocatrice, peu engagée, peu motivée par le service de l’État".

Tableaux de Robert DELAUNAY (1885-1941). Fondateur, avec Sonia, du mouvement "Orphiste" qui a initié l'abstraction.

4 commentaires:

Alban Plessys a dit…

Bonjour Carmilla,

Très beau billet. Très réussi. Et bravo à vous pour vos réussites.

Il y a peu de temps en France, les parents avec peu de moyens et forts d’une éducation du bon sens de l'époque, rêvaient d’avoir un enfant dans les ordres, un autre militaire et un troisième reçu aux grands concours de la fonction publique de l’Etat. L’enfant anonyme devenait quelqu’un. On évoquait les Mines, l’X, l’Ecole des Ponts ou l’Agrégation dans un silence quasi religieux. C’était un formidable ascenseur social, un pur produit de la Révolution et de la nuit du 4 août qui, il est vrai, rendait un peu schizophrène les lauréats quand ils étaient d’origine modeste. Le Président de la République signait les décrets individuels de nomination et ils étaient conservés dans les tiroirs à clés des buffets en bois de merisier. Ca pouvait sentir fort la naphtaline.

Ces hommes, puis ces femmes (qui ont du beaucoup lutter pour avoir accès à cette forme de prêtrise républicaine) étaient le produit d’une certaine forme d’éducation, vous avez raison. On était d’abord classé dans sa capacité à écrire correctement français, puis dans sa maîtrise parfaite de l’arithmétique et de la géométrie, dans sa connaissance de l’histoire et dans la maîtrise de toutes les formes d’expression. On faisait de la rhétorique, l’art suprême du commandement des troupes. Il fallait évidemment disposer de capacités mnésiques et analytiques bien au-dessus de la moyenne et le tout était réglé sous l’anonymat des copies (qui sera bientôt levé).
Bien sûr, il y avait des ratés comme dans tout système social, du piston, de la fraude, des contenus manipulés (sur les femmes, les homo, les boches, les nègres…). Mais honnis soit celui qui se faisait prendre. Répudié. A jamais.

Aujourd’hui les choses changent. Etre un intello qui réussit, c’est pas fun et ça peut conduire à un entre-soi dommageable. Beaucoup de gamins font en sorte de minimiser leurs résultats pour ne pas être taxés d’ « intello ». C’est devenu L’Insulte. Et c’est aussi ce qui conduit certains parents à faire le choix d’inscrire leurs enfants dans des structures dites élitistes, souvent privées, pour ne pas risquer de condamner leurs enfants à la médiocrité de l’éducation par Snap, et où surtout on ne fait qu'enseigner ce qui a toujours fonctionné.

Oui, les choses changent. Aucun regret. Juste un vertige, car nous sommes entrés dans une ère postrévolutionnaire. C’est évident. Alors de la diversité, des minorités, des parlementaires hors sol, le « ph » trop compliqué, comme le « s » et le « er », le subjonctif plus enseigné, la licence pour tous, pourquoi pas? De toute façon, nous n'y pouvons rien. Et encore moins ici, dans ce paysage médiéval.

Bien à vous.

Alban

Richard a dit…

De la part du gars de l'ouest, à la fille de l'est, superficielle, arrogante, provocatrice, peu engagée.

Bonjour madame Carmilla.

Décidément impossible de rater la cible, de taire sous un tapis de silence cette époque du bac qui revient au milieu de l'été. À chaque fois, c'est la même histoire qui encercle le même débat, celui de la réforme de votre système éducatif. Si c'est le meilleurs au monde, pourquoi faudrait-il le réformer ? Rien de nouveau dans la presse, nous pourrions puiser dans des textes qui ont été publiés voilà une décennie et on n'y trouverait aucune différence. De toute façon vous n'êtes pas en reste, c'est exactement la même histoire au Québec. On désire éduquer tout le monde, mais on ne veut pas y mettre le prix et surtout la volonté de l'effort. Nous pensons qu'il suffit de décréter. Tous critiquent nos systèmes d'éducation, mais personne n’arrivent avec des solutions originales, des vrais réformes qui dérangent. Réformer c'est bousculer, déranger, changer, innover. Le chantier est énorme. Il est rebutant. Le monde change, il nous faut d'autres solutions. Les connaissances ne cessent d'augmenter, mais la taille de notre cerveau demeure toujours la même. On ne s'interroge pas beaucoup sur notre bon vieux cerveau. Pourtant on y aurait intérêt. Tout cela pourrait se résumer par : Comment susciter la soif de la connaissances ? Faut-il peiner jusqu'à l’écœurement dans l'acquisition de nos connaissances ? J'arrête ici parce que je pourrais sortir hors champs tellement je m'interroge avec raison, puisque j'ai détesté l'école. Ce qui m'inquiète, c'est notre manque de revalorisation des enseignants, pas juste monétaire, mais dans le fait qu'on ne le reconnaît pas socialement et surtout qu'on ne leur donne pas le moyen d'exercer leur art. Enseigner ce n'est pas un métier, c'est une vocation. Si nous désirons des résultats de la part des élèves, il appert que les professeurs soient de haut niveau, pour se faire il faut les choisir avec soin et surtout bien les entourer tout au long de leurs formations. Il ne faut surtout pas qu'ils quittent l'enseignement après quelques années. D'autre part, diminuer le nombre d'élèves par classe. C'est impératif. Je sais tous les ministres de l'éducation de par le monde vont me tomber dessus. Et bien, qu'ils tombent. Une trentaine de gamins dans une pièce c'est un non sens. C'est absurde. Les systèmes éducatifs présentement, c'est du gaspillage et pas juste en France. Combien de talents nous filent sous le nez ?
Vous semblez avoir réussi Carmilla et vous ne manquez pas d'évoquer la chance, beaucoup de chance.
À lire tout Albert Jacquard, lui qui a tant parlé d'intelligence et de cerveau.

Et un de mes grands favoris : Daniel Pennac pour son livre : Chagrin d'école.

Ne baissons pas les bras, ne nous soumettons pas, l'avenir est droit devant.

Richard St-Laurent

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Alban,

Il faut souligner qu'on ne réussit pas à cause de ses seules capacités, dispositions, naturelles. Il faut également un fort besoin de s'affirmer. Je crois que j'étais sans doute complexée et un peu paumée. Mais cette faiblesse est devenue une force. Si j'étais restée dans mon trou d'origine, je crois que je me serais laissée davantage vivre.

Sinon, je partage votre point de vue. On a oublié l'esprit de la Révolution Française. Il s'agissait de mettre fin aux privilèges héréditaires et on a remplacé cela par la promotion selon le mérite et les capacités. L'instrument principal en était le concours. La République reposait donc sur la méritocratie et non sur un égalitarisme indistinct.

Que les concours puissent être injustes, j'en conviens. Mais les règles en sont du moins incontestables et certainement pas plus injustes que les dispositifs de discrimination positive qu'on souhaite mettre en place. Je n'ai pas envie d'être évaluée selon ma personnalité, mon parcours et mes engagements. La seule question pertinente, à mes yeux, c'est de savoir si je suis ou non une idiote.

Maintenir grandes ouvertes les vannes de la sélection (comme on le fait maintenant pour le baccalauréat), c'est en effet générer de multiples frustrations et ouvrir la voie du piston, des passe-droits, du recours aux écoles privées payantes. Et chacun estime, au final, ne pas avoir un poste en adéquation avec ses diplômes.

Bien à vous,

Carmilla

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Richard,

Vous êtes effectivement pour nous quelqu'un de l'extrême Ouest, ce qui a bizarrement une connotation positive. L'Est, c'est plutôt moins bien vu. C'est sans doute lié à l'Histoire et aux hordes barbares.

Si ça peut vous rassurer, je détestais moi-même l'école. C'était, pour moi, un monde cruel et sinistre. Ça ne concernait pas seulement mes profs mais aussi mes camarades, surtout les filles (mon look ne leur revenait pas). Mais comme je voulais avoir la paix, être tranquille, je m'appliquais. Mais j'étais plutôt seule (j'étais une métèque); c'est à l'université que ça a changé.

De toute manière, ce que l'on apprend pendant les quelques années de l'école est fort peu de choses à l'échelle d'une vie.

Ce qui me sidère, ce sont les gens qui, une fois achevée leur scolarité, se dispensent ensuite de tout effort intellectuel, ne lisent plus rien, n'ont plus aucune curiosité.

En fait, c'est essentiellement à l'âge adulte que l'on se forme et apprend. Innombrables sont ainsi les gens qui ont eu, enfants, des difficultés scolaires, ont été même en échec et se sont plus tard révélés. Tout le monde, enfant, ne parvient pas en effet à supporter la violence de l'institution scolaire.

L'intelligence, le cerveau, j'y crois moyennement. Pour décrocher un prix Nobel en sciences, oui !

A un moindre niveau, il y a d'autres éléments très terre à terre. Moi, j'étais sans doute complexée, je voulais prouver quelque chose. Et puis, il y a la curiosité et l'absence de conformisme, ce que j'appelle l'esprit rebelle: le refus de voir les choses telles qu'on nous les présente.

Bien à vous,

Carmilla