samedi 28 juillet 2018

D'autres vies que la mienne

Ça surprendra peut-être mais j'aime bien prendre le métro ou alors les trains de banlieue et régionaux.
Je précise d'ailleurs, à l'attention des féministes "me too", qu'il ne m'y est jamais rien arrivé, rien du moins que l'on puisse qualifier de véritable agression.

Ce qui me passionne dans les transports en commun "populaires", c'est que je peux observer, à loisir, mes proches voisins. C'est peut-être un peu du voyeurisme mais je m'amuse surtout, à partir de quelques indices, à reconstituer leurs vies. Je m'écris comme ça plein de romans entièrement faux, entièrement vrais.


Cette fille tatouée, piercée, portant un jean savamment déchiré, elle vient de la banlieue, elle est paumée, elle a la haine, elle a rendez-vous dans un Mc Do avec son copain aussi paumé qu'elle. Ils sont mégalos-paranos, ils élaborent plein de projets foireux, c'est leur manière de compenser leurs échecs, leurs frustrations.


Ce type chauve, en costard gris, il travaille sans doute à la Sécu ou aux impôts. Il lit "Le Point" et "Le Monde", il a fait des études de droit. Il vit dans un immeuble années 70 près de la Place d'Italie. Il s'emmerde à mourir mais il tire sans doute satisfaction de se sentir irréprochable. Il est citoyen responsable, il défend l'intérêt public. La normalité, c'est son carburant.


Celui-là, il a quarante ans largement passés mais il continue d'arborer un look jeune: jean, t-shirt, veste de cuir. Sûrement un militant syndical à la Besancenot, grande gueule qui s'étourdit  de son indignation ronflante. Son boulot, c'est nul mais il est tout excusé, il se sacrifie à la Cause. Il est sûr de lui, peinard dans sa vision du monde entièrement formatée.


Celui-ci est un "créatif", il travaille dans un boîte de "com". D'habitude, il se déplace à moto dans Paris. Il est toujours à trimballer sa tenue de motard, son casque, ses bottes. Il se dit "speed", "punchy", il affiche une supériorité amusée: on est des crétins que ses quelques "trouvailles géniales" suffisent à abuser. Il est convaincu de son utilité et de son pouvoir d'influence.


Cette fille s'habille chez H&M, ses ongles sont rouge-vif. Elle est vendeuse dans un magasin de chaussures. Sa patronne la rabroue et l'humilie sans cesse, elle pleure de rage. Depuis quelque temps, elle trouve consolation auprès d'hommes mûrs et friqués qui l'invitent au restaurant et lui offrent de la lingerie coquine.


Et ainsi de suite... Chaque jour, j'invente mille histoires, ajoute quelques personnages à la comédie humaine. A première vue, tous ces gens se situent bien loin de moi. 
Moi, d'ailleurs, si on me demandait de me décrire, je dirais que je suis une fille un peu hautaine, peut-être arrogante, qui se veut sexy. Donc pas grand chose à voir.

 
Mais en réalité, toutes ces personnes dont je réinvente l'histoire sont des projections de moi-même. Elles sont des doubles que je prends plaisir à multiplier.
 

Parce qu'en fait on souffre tous d'une infériorité fatale. On est toujours trop petits par rapport à nos désirs et ambitions. On est tous condamnés à une relative médiocrité, empêchés, par hasard ou malchance, d'atteindre notre Idéal. On se voudrait artiste mais on devient fonctionnaire. Le sublime nous est interdit, la société exige que nous fassions des choix.


Alors, pour se libérer provisoirement de la dictature des choix, de l'identité inamovible, arrêtée une fois pour toute, on s'invente d'autres vies, glorieuses ou misérables. On goûte à la joie pure d'être un autre. Le risque, c'est que je m'y perde moi-même, que mes doubles ne me "doublent", ne deviennent plus présents que moi-même, ne m'effacent. L’œuvre est toujours plus grande que son créateur.


Photos Internet anonymes recueillies sur le thème du double.

samedi 21 juillet 2018

Nationalisme: poison ou révolte ?


Le nationalisme, y'a pas pire bêtise et pire horreur je me suis dit en regardant la Coupe du Monde.
Mais, il faut le reconnaître, c'est bien plus compliqué que ça et d'abord on en est rarement indemne soi-même.



J'ai fait un petit sondage auprès de copains-copines Russes, Ukrainiens, Polonais sur l'équipe qu'ils supportaient pour la finale. A peu près tout le monde (sauf les Polonais) était pour les Croates.

C'est la préférence naturelle accordée aux plus faibles et puis, qu'on m'a dit, les Croates, ils sont des Slaves comme nous et ils ont connu le communisme comme nous.

Ben oui! Moi, j'étais pour les Français mais, à part ça, je dois reconnaître que la préférence slave, je la pratique régulièrement en dépit de mes convictions multiculturalistes.

Il faut bien le dire, à Paris, la presque totalité de mes amis sont des Slaves. Ou bien, dans mon boulot si je recrute un collaborateur, être Slave est un atout souvent décisif. Enfin, si j'ai des travaux à faire dans mon appartement, je ne fais appel qu'à des ouvriers polonais ou ukrainiens: ils travaillent mieux et sont plus honnêtes que des Français.

C'est surtout parce que j'ai l'impression qu'entre Slaves, on se comprend naturellement mieux.

Avec des Français, je suis toujours un peu embarrassée, je ne sais trop qu'échanger. J'ai l'impression qu'en dehors de leur famille, de la cuisine et de leur pays (la Bretagne, la Côte d'Azur, le Bordelais...), il n'y a pas beaucoup de sujets de conversation. Je me sens en décalage et puis j'ai l'impression, peut-être un peu paranoïaque, qu'on me considère avec suspicion: d'où elle tire son fric, celle-la, c'est louche ? Parce qu'une Ukrainienne devrait forcément être pauvre.


Il est vrai qu'il y a une culture commune slave. Ça passe d'abord par la langue. Toutes les langues slaves sont très proches les unes des autres et on se comprend directement plus ou moins. De Vladivostok à Llubljana, via Oulan-Bator, Tachkent, Douchanbé, Bakou, Erevan, Varsovie, Prague, Sofia, Sarajevo, je ne suis jamais perdue. C'est vraiment pratique et ça devrait faire réfléchir les étudiants qui ne savent pas quelle langue étrangère choisir. Une langue slave, ça permet de se balader sur un bon morceau de la planète: plus de 10 % du monde et plus de 50 % de l'Europe.

Il y a évidemment aussi la cuisine (on mange les mêmes choses, à quelques nuances près), les relations humaines (familiales et entre les sexes) et puis l'art, la littérature (avec une loufoquerie, une dinguerie communes).

Surtout, dans le monde slave, le mercantilisme et l'avidité pécuniaire n'ont peut-être pas encore conquis tous les esprits.



Alors oui! Je le reconnais, il m'arrive aussi d'être nationaliste. Mais la valorisation du monde slave, ça a une certaine signification, c'est aussi pour moi une façon de résister à l'uniformisation et à la banalisation croissantes du monde. Les Français sont, à juste titre, très fiers de leur culture. Ils se déclarent volontiers anti-américains mais ils ne semblent pas percevoir à quel point, justement, ils s'américanisent à grande vitesse: dans leurs modes de pensée,  leurs goûts culturels, leurs habitudes de consommation... La littérature, le cinéma, l'Art, l'alimentation, les loisirs, tout devient américain en France et même, maintenant, les relations entre les sexes.


Alors, le monde slave pour moi, c'est peut-être un petit îlot (réel, imaginaire ?) de beauté, de spiritualité et d'esthétique au sein d'un océan de kitsch et de laideur.

Tableaux de Benedetta-Cappa MARINETTI (1897-1977), l'épouse de Filippo Tomaso, figure majeure du futurisme italien.
L'énigme du futurisme italien, magnifique et vraiment révolutionnaire, c'est son soutien indéfectible au fascisme et au nationalisme le plus stupide.

samedi 14 juillet 2018

Connais-toi toi-même


"Connais-toi toi-même", ça fait partie des réminiscences communes de classe Terminale. La base d'une éthique de bon sens, popote et pépère.

Ça semble évident ! Et puis il y a maintenant toutes ces thérapies du développement personnel qui nous incitent "à être bien dans notre tête", à savoir ce que l'on veut.


La vertu et la tempérance, c'est aujourd'hui la morale à deux balles à la quelle on est priés de se conformer.

Et ça marche ! Quand on interroge des "jeunes" sur ce qu'ils désirent faire dans la vie, ils n'évoquent que des choses très sérieuses: un boulot dans l'humanitaire, la santé, l'écologie. Rien qui ait à voir avec le désir mais plutôt avec l'expiation d'un sentiment de culpabilité.



Parce qu'à vrai dire, la compassion, l'hygiène de vie et la préservation de la planète, ce ne sont vraiment pas nos premières préoccupations. Quel ennui !


Ce qui nous passionne, c'est plutôt le crime, la violence, l'auto-destruction.
On se sent coupables et on a de bonnes raisons pour ça !
On est d'abord tous des assassins, des déséquilibrés potentiels. C'est notre côté Dostoïevsky, Stavrogine. Ce qu'on retient avant tout de l'actualité, ce ne sont pas tellement les jeux politiques mais ce sont plutôt les faits divers sordides, les crimes crapuleux, les tueurs en cavale. On fait soi-même les enquêtes, on croise les indices, on s'identifie absolument. On adore les romans policiers et les thrillers dans les quels on devient criminels par délégation.


Et puis, mon prochain, il ne me préoccupe pas beaucoup: il n'est nullement objet d'amour, il est d'abord une "tentation de satisfaire contre lui sa propre agressivité" (Freud). Cette fille écervelée, ce vieux salaud de bourgeois, cette petite vieille qui encombre le passage, ces enfants tellement niais, ces quémandeurs dans le métro, ces touristes imbéciles, ces "djeuns" à capuche, ce petit bureaucrate, ce guichetier, ce fonctionnaire..., chaque jour, je rencontre mille objets de haine dont l'extermination ne me poserait pas beaucoup de problèmes.

Mais cela, je ne l'avoue pas, je ne le reconnais pas bien sûr. Je suis trop bien éduquée, trop policée.

Quant à nos comportements collectifs, ça n'est pas plus reluisant ! La respectabilité, on la jette avec délectation aux orties. On adore être bêtes, vulgaires, machistes, chauvins, on adore se déguiser, se soûler, se défoncer, fumer, baffrer, manger des cochonneries. La coupe du monde de football en  donne aujourd'hui une illustration. Et d'ailleurs, le football, c'est aussi un drôle de sport qui "témoigne de notre amour secret de l'injustice" (Pierre-Henri Tavoillot). 


Bref, à s'afficher exemplaire, droit dans ses bottes, avec les idées claires, à se proclamer intègre, compatissant, on se joue un cinéma de mensonge dans lequel on abuse tout le monde, soi et les autres. Notre identité est de façade, entièrement construite, il n'y a rien de sincère en nous.


"Connais toi toi-même", c'est ce que l'on ne veut surtout pas. Plutôt que d'accueillir notre part d'ombre, on préfère se plier aux injonctions de la comédie sociale. 


Tableaux de Francis PICABIA.
A propos de Picabia, je renvoie au très bon récent livre des sœurs Berest, Anne et Claire: "Gabriëlle".

Au cinéma, je recommande "Zama" de l'argentine Lucrecia MARTE. La dernière demi-heure est fascinante.

samedi 7 juillet 2018

Le bipolaire et le pervers narcissique n'existent pas


Il y a déjà quelques années ( le 26 mai 2013 très exactement), j'avais publié un post: "le bipolaire et le pervers narcissique".

J'avais osé me monter ironique à propos de ces deux figures du mal-être contemporain. Ça me semblait être des explications simplistes et extraordinairement réductrices. Le succès de cette psychologie de bistrot, c'est qu'elle répond bien à l'esprit du temps: d'un côté, le héros chic et romantique; de l'autre, l'effroyable harceleur, manipulateur, dont nous serions les victimes sans défense. C'est valorisant d'être bipolaire, c'est réconfortant de pouvoir imputer aux autres, à un grand méchant, ses problèmes et difficultés.


Ce post m'a valu (et continue de me valoir) plein de messages outrés. Comment c'est'y possible de raconter des bêtises pareilles ? C'est scandaleux! Des pervers narcissiques, y'en a plein ! Et les bipolaires, t'y connais rien, sans mes médocs, je m'écroule !



Aïe ! Aïe ! C'est vrai que je dois être bien prétentieuse: quand je vais maintenant dans une librairie, je trouve toujours au moins deux ou trois rayons consacrés aux bipolaires et aux pervers narcissiques. Que des bouquins rédigés par des "spécialistes", des gens bien plus sérieux que moi.


Mais mon propos n'est pas de nier la souffrance authentique des personnes concernées. Il est de dénoncer les explications accommodantes, celles dans les quelles le malade croit trouver son compte mais qui ne font que renforcer ses illusions.


Parce qu'en réalité, tout le monde ment et on aime surtout se mentir à soi-même: que sait-on sur soi et qu'est-ce qu'on n'a surtout pas envie de savoir ? Pourquoi refuse-t-on de voir ce qui crève les yeux ? Pourquoi s'épuise-t-on en refoulements, inhibitions et censures ? Pourquoi dit-on "oui" alors qu'on pense "non" et inversement ? On est pétris de contradictions, dénis, dénégations. L'"ailleurs", l'inavoué, affleure sans cesse en nous. On est tous un peu fous, un peu malades. Ce ne serait pas si grave si tout ne nous interdisait pas d'en prendre conscience.

On préfère le confort, le refuge offerts par des explications rassurantes qui nous installent dans la névrose, nous exonèrent de la responsabilité de la conduite de nos vies.


Le bipolaire, c'est l'expression de l'angoisse sexuelle contemporaine, de ce bourbier infantile dont je ne parviens plus à m'extirper: plus de père ou de mère à aimer ou haïr inconditionnellement, l'effacement des générations et de la différence sexuelle et maintenant la PMA et la GPA. On n'a plus de passions, rien que des sentiments fraternels. La domestication des mœurs est achevée mais ça n'est pas satisfaisant.

Ça explique toutes les oscillations de l'humeur, euphorie, dépression. Plus d'interdits: on se croit libérés, affranchis, quelle exaltation !  ... mais jamais le sentiment de culpabilité n'a été aussi fort. Tout est permis, cela signifie aussi qu'il n'y a plus rien à aimer, désirer. Plus rien que l'angoisse de la vacuité, la monotonie du quotidien.


Quant au pervers narcissique, est-ce qu'il n'est pas mon double, ma projection inversée ? Est-ce qu'on est sûrs, en effet, de ne pas aimer quelqu'un que l'on déteste ?



Images de peintres contemporains se réclamant du surréalisme, parmi les quels Gyuri Lohmulle (Roumain né en 1962), Roland Heyder (Allemand né en 1956), José Roosevelt (Brésilien né en 1958).

Au cinéma, je vous recommande vivement: "Woman at war" de Benedikt ERLINGSSON. Un film islandais magnifique et plein de fantaisie.