Je viens de vous parler de deux grandes catégories de névrosés : les hystériques et les obsessionnels. Relevant d'une même espèce, si l'on peut dire, mais néanmoins bien différents.
A côté des névroses, Sigmund Freud isolait les psychoses et les perversions. Aujourd'hui, je vais donc évoquer la perversion ou plus simplement l'une de ses expressions en rapport avec les institutions.
J'ai ainsi déjà précisé que, durant ma scolarité, j'ai eu la chance d'échapper à la souffrance et aux brimades du cancre.
Mais ça ne valait que pour les disciplines principales parce que, s'agissant des matières secondaires, j'étais carrément lamentable. L'éducation musicale, le chant, la danse, le dessin, le piano, mes profs ont décrété que je n'avais aucun sens artistique.
C'était quand même un peu mortifiant d'autant que ma sœur était, dans ces domaines, mon exact contraire. Mais il faut dire aussi que j'étais une grande rebelle et que je détestais mes profs dans ces matières.
J'ai ainsi fait grande honte à ma mère qui voulait que je reçoive une bonne éducation slave avec des cours de piano et de danse. Et évidemment des profs russes. La prof de danse, c'était une méchante, une revêche; une vieille sèche, squelettique, aux lèvres pincées, qui s'exprimait d'une voix nasillarde. J'avais commencé, à l'époque, à lire le Marquis de Sade et je l'imaginais, alors, en impitoyable Mère Maquerelle, jouissant de nous prostituer, nous offrir à une concupiscence policée. Ou alors, je la voyais bien, dans le privé, se faire livrer, comme Marcel Proust, des rats qu'elle torturait avec des aiguilles. Elle ne me supportait pas, détestait mon caractère détaché, précieux, ma non implication. "Je vais t'apprendre à t'en fiche" qu'elle me disait et elle me tapait les chevilles avec son grand bâton.
Quant aux cours de piano, c'était une torture d'être enfermée, tout un après-midi, dans une petite pièce avec un vieux garçon bedonnant qui puait la vodka, la sueur et le tabac. Le corps obscène, le "corps vil", voilà ce que j'ai retenu de mes cours de piano.
Je ne savais pas non plus dessiner, juste des choses horribles et sans formes. Quant à chanter, j'étais incapable de suivre une chorale.
Je me rattrapais un peu en sport même si, en dehors de la course à pied, j'étais nulle. La gymnastique, par exemple, je détestais (et je continue de détester). Idem pour tout ce qui réclamait une bonne technique (les sauts, les lancers) ou bien les sports collectifs (le basket, le volley). On m'a quand même brièvement confiée à un entraîneur pour les courses de fond. Mais il m'a tout de suite déplu et disons que j'ai vite pris mes jambes à mon cou. Les profs de sport, les coachs, les entraineurs, je sais que c'est très à la mode mais je suis tout de suite réticente.
Et je ne parle pas des leçons d'instruction religieuse. Ma foi chrétienne était bien légère, je m'intéressais plus aux garçons qu'à Jésus-Christ, je risquais de mal tourner. Mais moi, les soit-disant "bons pères", je les avais en horreur. Ils étaient mielleux, chuchoteurs et souvent hurleurs. Je les percevais plus généralement crasseux et lubriques. Mais être à leurs yeux une figure du péché, ça a, aussi, presque été une révélation. Avec eux, je percevais, pour la première fois, le trouble, la gêne que je pouvais générer, les tourments rêveurs que je pouvais infliger. Je me suis ensuite continuellement appliquée à ça, ça a définitivement façonné mon goût de la provocation séductrice.
Quand je considère aujourd'hui cette période de ma vie, je me dis que j'entretenais une espèce de méfiance instinctive envers ces "drôles de profs". Je n'ai jamais été agressée, juste pelotée, je le souligne, mais je sentais bien qu'on se faisait réciproquement peur. Il y avait entre nous une espèce de tension dont je ne comprenais pas encore la charge sexuelle.
Tous ceux qui incarnaient la loi, la technique, tous ceux qui enseignaient une "discipline", je les percevais en fait comme des manipulateurs, guettant la moindre occasion pour exercer leur pouvoir. Ils adoraient s'adosser à l'ordre, au fais pas ci, fais pas ça, à l'exécution parfaite, à l'observance des règles. Mais ils n'étaient pas toujours, eux-mêmes, d'une vertu exemplaire.
Ces "instituteurs", il me semble aujourd'hui qu'ils incarnent bien le rapport ambigu que certains d'entre nous entretiennent avec la Loi. On s'en réclame d'autant plus qu'on s'éprouve soi-même fragile à cet égard, assailli de sombres pensées.
Je me souviens ainsi des étudiants en Droit que j'ai pu côtoyer, de l'étrange passion qu'il semblaient porter à leurs Codes indigestes. Comment peut-on s'intéresser à ça, me disais-je, à ce qui est fait pour nous embêter et nous restreindre ?
Plus tard, au contact de "juristes d'entreprises", j'ai compris que le Droit, ce n'était pas seulement la connaissance de ce qu'il est interdit de faire mais surtout la connaissance, dans un contexte réglementaire, de ce qu'il est permis et possible de créer, d'échafauder: un véritable jeu d'échecs, c'est la forme, la démarche, qui l'emportent. Et de ce savoir, de cette maîtrise des possibilités, même monstrueuses, de la vie, j'ai l'impression que l'on peut retirer une grande jouissance. C'est le caractère "Démiurgique" du Droit.
Le Droit, c'est une violence confisquée, analysait Sigmund Freud. C'est à compléter par Max Weber pour qui l’État détient le "monopole de la violence physique légitime".
La Loi et la violence sont profondément intriquées.
Ça explique peut-être que des citoyens "au dessus de tout soupçon", épris d'ordre et de règlement, se révèlent porteurs de pulsions criminelles, antisociales. L'affaire Olivier Duhamel, grand juriste qui faisait autorité en matière d'action publique, qui énonçait le licite et l'illicite, est, à cet égard, exemplaire. L'abuseur incarne souvent l'autorité.
Comme l'analyse bien le psychanalyste Jean-Pierre Winter : "On peut vouloir organiser la vie sociale, la diriger, s'y imposer, et être animé d'un profond désir d'anarchie." Ainsi, "les rigoristes se recrutent souvent chez les transgresseurs", des transgresseurs qui "en font souvent trop dans le sens de la loi".
Tableaux de Leonor Fini (1907-1995). Leonor Fini, c'est un peu mon adolescence. Ma mère en était fan et il y avait chez nous plein de ses reproductions. Pourquoi ? Je ne saurai jamais mais c'est vrai que ça changeait de l'Union Soviétique.
J'ai brièvement évoqué l'affaire Duhamel mais je n'ai aucune opinion le concernant. Je souligne que j'ai en horreur cette justice médiatique, fondée sur la délation, qui se généralise aujourd'hui. Hors des prétoires, la justice est indigne.
A l'appui de ce post, je recommande les ouvrages suivants :
- Matthew Gregory Lewis : "Le moine" . On pourra préférer l'adaptation d'Antonin Artaud.
- Philippe Artières : "Un séminariste assassin - L'affaire Bladier 1905" (CNRS éditions). Ça vient de sortir. Le récit d'un meurtre affreux, incommodant, suivi d'une analyse du crime, à la croisée de l'histoire et de l'anthropologie.
- Catherine Rodière-Rein : "Naissances inconscientes du droit" (Gallimard)