samedi 16 janvier 2021

Hystérique

 

Dans mon précédent post, j'affirmais ne pas me sentir redevable de mes racines, de ma filiation. Je ne me reconnais dans aucune identité.

C'est évidemment un peu plus compliqué que ça parce que je ne voudrais pas jouer à la grande affranchie romantique et je n'oserais pas dire que je suis entièrement libre. J'ai quand même bien ma manière de fonctionner qui m'est propre et dont la répétition, l'insistance, "font symptôme" comme dirait un psychanalyste. Mais ça n'a rien à voir avec mes  origines.

Si je suis lucide, je dois bien reconnaître que je suis une grande hystérique. Hystérique ? Mais ça n'existe plus aujourd'hui, allez-vous me dire. Je ne crois pas. Il n'y a simplement plus de manifestation somatique mais l'inadéquation au monde demeure.

Être hystérique, c'est d'abord vivre dans le manque, l'aspiration et surtout l'insatisfaction. Être hystérique, c'est chercher sans cesse son désir et sa réalisation et, bien sûr, ne jamais les trouver. C'est très fort chez moi et je lutte sans cesse avec ça. 


 Je ne suis jamais pleinement contente, pleinement satisfaite. Jouir de l'instant, m'éclater, être cool, apaisée, ces mots d'ordre contemporains, ça m'est étranger. Je me sens plutôt toujours sous tension, en mouvement permanent. La bougeotte, l'agitation perpétuelles. Flemmarder, jamais.

Si je suis en vacances à Kotor, je me demande, dès l'arrivée, si je n'aurais pas mieux fait d'aller à Riga ou Helsinki. Pareil dès que je m'attable dans un café, un restaurant : est-ce que ça ne serait pas mieux à côté, en face ? Et ce film, cette exposition, ce musée. Je change évidemment aussitôt de plan, de projet. Je peux apparaître capricieuse mais rester en place, ce n'est pas possible. Je ne sais littéralement pas ce que je veux. Incapable de me réjouir d'être quelque part sans aspirer aussitôt à ne plus y être, sans prétexter devoir me sauver. Toujours mieux ailleurs ! Un programme, ça n'est pas fait pour moi. Mon seul plaisir, c'est de le bousculer. L'imprévu, c'est ce que j'aime.

Et puis, il y a ce souci dévorant de mon apparence qui ne répond jamais complétement à mon attente. Quand, après moult recherches, je m'achète une nouvelle robe, le soir même j'ai des réserves et, dès le lendemain matin, je cours m'en acheter une autre, puis une autre et encore une autre (mais je les garde toutes et n'échange pas). 


Même chose pour les accessoires décoratifs, les bijoux, les montres; un premier achat en initie toujours toute une série d'autres, différents mais de même style, des variations sur un modèle. Après, c'est l'interrogation quotidienne, infinie : le quel mettre aujourd'hui, demain, étant entendu que je dois, absolument, en changer chaque jour ? Avec les escarpins, les bottes, c'est également affreux parce que c'est très connoté sexuellement et que le choix de la bonne hauteur de talons est une torture: jusqu'où je peux aller ?  

 Même les choses triviales sont compliquées : choisir une culotte et un soutien-gorge me prend non seulement beaucoup de temps et d'analyse comparative, mais je ne peux pas me contenter d'acheter un seul ensemble. Il m'en faut tout de suite 10 dans le même genre (chic et sexy). Inutile de dire que je suis dépensière et que mes armoires ont tendance à craquer. Ça devient même ruineux d'autant que pour limiter la profusion, j'ai tendance à avoir pour parade d'acheter ce qui est le plus cher. Ça me semble être une garantie que je ne me suis pas trompée. Les soldes, les bonnes affaires, le bon marché, ça éteint tout désir en moi. Tant pis si vous me jugez une parfaite idiote.

 

Acheter, adopter, une apparence, ça devient ainsi un problème existentiel, presque métaphysique. Il en va de ma différence, de mon unicité. Être normale, banale, c'est l'horreur. Une véritable frénésie me saisit régulièrement, je suis alors sous une tension extrême : une acquisition supplémentaire m'apparaît impérative, indispensable même, pour apaiser ma frustration. Mais ça ne colle jamais complétement et ça ne résout presque rien. Bien vite, je rentre dans la surenchère et j'en fais trop. La simplicité, c'est impossible.

 Au delà de ces choses matérielles, cette insatisfaction essentielle s'étend évidemment à ma vie personnelle. Ma vie amoureuse, elle est ainsi programmée pour l'échec. Un amant occasionnel, ça peut être merveilleux, affectivement et sexuellement. Mais dès qu'une routine s'installe, c'est fini, il m'énerve, je n'arrive plus à éprouver de désir, de satisfaction encore moins. Ses insuffisances (il est franco-français, il ne connaît que son boulot, il est avare) se mettent à m'exaspérer et je deviens sans pitié. C'est ensuite et à nouveau le défilé..., la recherche toujours déçue de celui qui pourra combler mon incomplétude... 

Ça explique que je sois une séductrice en diable dans mon attitude, mon apparence, ma façon de m'exprimer. Je ne veux pas apparaître fondue dans la masse, je cherche à appeler l'attention sur ce qui me distingue des autres. Je suis donc sans doute ce qu'on appelle une "allumeuse"mais j'ai bien sûr ma manière propre et j'espère ne pas être trop évidente. A la différence de la plupart des hystériques, je ne suis ainsi ni exubérante, ni communicative. Je suis même très réservée, peut-être hautaine, plutôt dans le style "éthéré", mais ça plaît aussi. Enfin, j'ai tendance à érotiser les relations même si c'est trompeur et que mon interlocuteur risque de s'y casser  les dents. Même mon blog, j'espère qu'on y trouve une dimension érotique. Ne jamais oublier que je m'appelle Carmilla.

J'aimerais bien toutefois avoir la flamboyance, l'extravagance, d'insupportables hystériques comme Isabelle Adjani ou Arielle Dombasle, l'une pleurnicharde, l'autre rigolote. La théâtralité féminine, le goût des apparences, ça m'apparaît un combat estimable parce que c'est ce que le puritanisme contemporain cherche à éradiquer aujourd'hui. L'artifice, la séduction, ça fait aussi la beauté du monde et des relations individuelles. Les filles prosaïques, toutes simples, engagées, écolo-responsables, c'est désespérant.

Mais je crois que je ne suis heureusement pas trop insupportable parce que je n'ai pas une haute opinion de moi-même. Je ne suis jamais contente de moi. L'orgueil, j'ai l'impression que ça m'est étranger; je ne prétendrai jamais, ainsi, que j'ai réussi ma vie. Je pourrais par exemple être fière de ma relative réussite professionnelle et universitaire. Mais je vis ça, en fait, dans une complète indifférence. Mon boulot, je préfère ne jamais en parler, ne jamais en faire exhibition, à mon entourage. Ce n'est qu'une petite partie de moi-même et d'ailleurs ma vie professionnelle, elle n'est pas achevée, elle demeure encore à accomplir, à finaliser.

Mais Carmilla, ce que tu nous décris là de ta vie d'hystérique, ça semble un véritable Enfer. 

Et bien non, pas du tout ! Je n'ai absolument pas envie de guérir, de cesser d'être hystérique. C'est vrai qu'il y a deux faces de l'hystérie : l'une, négative, qui vous fige; l'autre, positive, qui vous dynamise. C'est évidemment dans la seconde que je me reconnais. 

Le danger, le risque de l'hystérie, c'est, en effet, de s'enfermer dans le registre de la plainte, de pleurnicher sans cesse, de se mettre à en vouloir au monde entier de son infortune. Elle peut alors vous paralyser, vous tétaniser dans la rumination. Vous devenez sinistre, une tragédienne éplorée (Isabelle Adjani). C'est l'hystérie morne, dépressive. Mais si on contrôle ça, l'hystérie, ça devient un formidable carburant, un instrument d'agitation permanent. C'est l'hystérie joyeuse.

L'hystérie, c'est donc d'abord pour moi la fantaisie, la loufoquerie, la dinguerie (Arielle Dombasle). Le plaisir de briser les codes de bonne conduite, d'affirmer sa singularité. J'aime ma copine Daria parce qu'elle est encore plus hystérique, plus extravagante, que moi et qu'on adore se retrouver pour s'exhiber, délirer et faire des bêtises ensemble. On irrite parfois un peu et c'est vrai qu'on est puériles et manipulatrices. C'est vrai aussi que ça correspond au désir de s'afficher plus désirables que les autres et c'est finalement très prétentieux. Mais j'en retiens surtout la joie éprouvée à se moquer des conventions.

Surtout l'hystérie, sous sa forme joyeuse, ça vous booste, ça vous met sans cesse en mouvement. Être déçu, insatisfait, c'est un aiguillon permanent. Je ne reste jamais en place. Je galope comme ça tout le temps à la recherche de mon désir et de sa réalisation. Bien sûr, je n'y arrive jamais, je suis à chaque fois déçue mais je ne m'appesantis pas, je réamorce tout de suite la pompe à rêves et repars pour de nouvelles découvertes, aventures, errances.

 C'est cette insatisfaction continuelle qui aiguise, j'en suis convaincue, ma curiosité intellectuelle. Vous avez sans doute remarqué que j'étais une effroyable touche-à-tout, essayant de parler d'à peu près tout et de n'importe quoi. Être spécialisée dans un unique domaine, ce n'est vraiment pas ma tasse de thé. J'ai en fait besoin d'aller voir un peu partout et tant pis si je brasse beaucoup et suis évidemment superficielle.

On dit que ce sont surtout les femmes qui sont hystériques. C'est sans doute vrai. J'ai en effet tendance à penser que le monde est décevant pour une femme parce qu'elle n'y retrouve pas le regard que portait autrefois sur elle son père : un regard admiratif mais dénué de concupiscence (ce que l'on appelle le "juste regard"). Depuis qu'elle a cessé d'être une petite fille, la femme cherche désespérément à retrouver ce regard. 


 Tableaux d'Apolonia SOKOL (née en 1988). Une franco-polonaise (son nom veut dire "faucon"), étoile montante de la nouvelle peinture figurative. Actuellement pensionnaire à la Villa Médicis. Elle se plaît à jouer de  multiples influences. A aussi la nostalgie des Femen (version initiale) et des Pussy Riot.

 Un post qui déconcertera peut-être mais que je dédie à plusieurs de mes lecteurs avec qui je partage une passion : la psychanalyse. Mon texte est évidemment sans prétention, un peu de la psychanalyse de bistrot. Le plus gros défaut, c'est qu'en fait, je ne m'y livre pas, ne laisse pas parler mon inconscient.

J'ai bien conscience du risque d'être cataloguée, à la suite de ce post, dans la catégorie "épouvantable connasse". Mais essayez de faire le même effort de sincérité vis à vis de vous mêmes et surtout de ce qui vous taraude. C'est rarement glorieux, c'est souvent petit et mesquin. Et puis, est-ce qu'on n'est pas tous, à des degrés divers, un peu hystériques parce que le manque et la frustration signent tout de même bien l'humaine condition ? Les gens satisfaits, contents d'eux et de leurs réalisations, sont ou très bêtes ou très menteurs. Je préciserai enfin, à ma décharge, que dans la vie réelle, je ne crois pas être une connasse "chieuse" : j'ai pour principe d'éviter surtout d'embêter les autres avec mes états d'âme et je ne suis jamais dans le registre de la plainte.

Enfin, si vous vous intéressez à l'hystérie, je vous conseille "le cas Dora" de Sigmund Freud (in "Cinq Psychanalyses") qui peut aussi être lu comme un merveilleux roman d'amour (ou un roman policier), cynique et cruel. Un très grand texte littéraire, finalement. Vous pouvez aussi vous reporter, après apprentissage, à Jacques Lacan: "Le séminaire. Livre VI. Le désir et son interprétation".


17 commentaires:

Richard a dit…

Bonjour Carmilla !

Après : Nous, les noyers et Nous les exclus, me voilà dans Moby Dick. Que voulez-vous la tentation était trop forte.

Suite à votre billet, je suis en train de me demander si le capitaine Achab est hystérique, lorsqu'il s'adresse à l'équipage du Péquod après avoir cloué le doublon d'or sur un des mats du bateau ? Voilà un homme qui n'a pas la langue dans sa poche.

Achab dit : « Que la baleine blanche soit un agent ou qu'elle soit un principe, j'assouvirai sur elle ma haine. »

Herman Melville
Moby Dick
Page -199-

Poche, GF Flammarion.

Bonne fin de journée Carmilla

Richard St-Laurent

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Richard,

Moby Dick fait partie de ces livres dont j'envisage et diffère sans cesse la lecture.

A mes lectures, il faut, en fait, un contexte personnel particulier. Il faut que mes humeurs, mes dispositions d'esprit, s'y prêtent.

En ce moment, je suis toujours dans le Danemark et l'Islande avec un assez vieux bouquin (1995) de Gilles Lapouge : "L'incendie de Copenhague". Un écrivain un peu méconnu mais qui a publié deux autres livres historiques remarquables : "La bataille de Wagram" et "Les folies Koenigsmark".

Le capitaine Achab ? Je ne saurais bien sûr me prononcer mais ce sont surtout les femmes qui sont hystériques. Et je crois qu'il était un tyran, ce qui le pourrait le ranger dans la catégorie des pervers. Mais méfions-nous des classifications, elles n'expliquent qu'une partie des choses. Moi-même, j'ai des côtés hystériques, mais je ne suis pas que ça.

Bien à vous,

Carmilla

Richard a dit…

Bonjour Carmilla !

Votre texte sur l'hystérie, me révèle un être que je connais en parti, que j'ai souvent deviné, imaginé, et apostrophé. Tout ce que je connais de l'hystérie n'a rien à voir avec Freud et quelques autres. Une personne hystérique pour moi du moins, c'est une personne qu'on va maîtriser, après avoir essayer de la convaincre de se calmer, et qui finira ficelée sur un plancher quelconque.

Je me demande comment vous faite, vous qui bougez tout le temps, qui changez de vêtements, faites dans les achats compulsifs, qui n'êtes jamais certaines d'une destination, harcelé par la tentation perpétuelle du changement de direction, et l'insatisfaction de la possession, de vous asseoir, d'ouvrir un livre et de vous concentrer ?

Vos lumières seraient appréciées.

Comme cette neige féerique sur le Québec présentement.

Bonne fin de journée Carmilla

Richard St-Laurent

Richard a dit…

Bonsoir Carmilla !

Au chapitre des lectures, nous nous ressemblons. Nous sommes de ceux, qui se doivent de sentir avant de passer à l'action et cela ne peut être relayé aux simples désirs, c'est beaucoup plus vaste. Au travers du brouillard des idées nébuleuses qui nous traversent l'esprit, on se dit : Ouais, se serait le temps de lire cet ouvrage. Le temps de trouver le livre parce que cela peut-être un livre ancien, on plonge, et souvent l'enchantement est au rendez-vous. C'est du domaine mystérieux des dispositions d'esprit et des humeurs comme vous le dites.

Tant qu'à Moby Dick, je reconnais que c'est une écriture spéciale, les digressions sont nombreuses, le vocabulaire est riche ce qui force le lecteur à faire escale entre les pages d'un dictionnaire, ce qui impose qu'il faut avoir un certain état d'esprit. Dans les faits, pour cette lecture que je reprends pour la troisième fois, elle a été aiguillonnée par Leine et Jenson, soudain entre deux pages de : Nous, les noyers, c'est venu comme une explosion. Le seul mot qui me venait à l'esprit c'est : Moby Dick, qui n'est pas juste une histoire de vengeance, mais une description de la marine à voile et aussi de la vie sur les baleinières, ainsi que la vie sociale à New Bedford qui était à cette époque le plus grand port baleiniers aux monde. En fait, Herman Melville écrit comme les gens racontaient à cette époque vers 1850. On écrit plus de cette façon comme plus personne ne raconte de cette manière. Il y plane un sentiment bien connu qui va de Balzac, en passant par Hugo, pour finir par Zola.

Tant qu'à Achab, je vous le laisse et je peux vous dire qu'il va vous subjuguer. Les seconds du capitaine Achab ne sont pas à ignorer non plus, Starbuck, Stubb, Flask, sans oublier les trois harponneurs : Queequeg, Tashtego, Daggoo, toute une galerie de personnages.

Ne soyez pas déçu si le livre vous tombe des mains, c'est déjà arrivé à plus d'un, mais grande lectrice comme vous êtes, je pense que vous êtes capable de faire la traversée. Faut juste attendre l'état d'esprit. Bonne lecture !

Bonne nuit Carmilla

Richard St-Laurent

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Richard,

Attention ! Je ne pense quand même pas être complétement dingo, bonne à enfermer. La preuve ? J'ai un regard critique sur moi-même, ce qui n'est peut-être pas le cas de tout le monde.

Disons que je décris ici certaines tendances de ma personnalité mais qui ne me dévorent pas entièrement et que je maîtrise en grande partie.

J'ai surtout des aspects fantaisistes, des tocades, qui peuvent déconcerter, voire déplaire. J'ai tendance à chercher à me démarquer, à me singulariser, à ne pas être banale. Ça peut bien sûr être perçu comme de l'arrogance.

La raison, c'est mon insatisfaction permanente, mon incapacité à cerner mon désir. Je pense que Freud a, au contraire, très bien analysé ça. Certaines hystériques se complaisent alors dans la plainte et la rumination de leur malheur.

Je ne crois pas du tout que ce soit mon cas. J'ai aussi des côtés joyeux et je n'ai pas du tout envie de me faire soigner. L'insatisfaction, ça peut aussi être une force motrice considérable. Pour ce qui me concerne, je crois que c'est ça qui me pousse à me démener, à agir, à lire, à voyager, à faire beaucoup de sport, à porter attention à mon apparence.

Mais est-ce qu'on n'est pas tous insatisfaits ? Les gens contents d'eux-mêmes, généralement je déteste.

Bien à vous,

Carmilla

PS : Moby Dick, le principal problème, pour moi, c'est le nombre de pages : au moins 700 quelles que soient les éditions.

Nuages a dit…

On peut aussi, à défaut de lire le livre, voir l'excellent film de John Huston (1956), avec Gregory Peck.

https://fr.wikipedia.org/wiki/Moby_Dick_(film,_1956)

Richard a dit…

Bonsoir Carmilla !

Harangue d'Achab à son équipage.

« Écoute encore...une couche plus profonde...Homme ! Toutes choses visibles ne sont que des masques de carton-pâte. Mais dans chaque événement...dans l'acte vivant, le fait indubitable... quelque chose d'inconnu mais doué de raison porte, sous le masque dépourvu de raison la forme d'un visage. Si l'homme frappe, qu'il frappe à travers ce masque ! Comment le prisonnier pourrait-il s'évader sans percer la muraille ? La baleine blanche est cette muraille dressée devant moi. Parfois je crois qu'il n'y a rien derrière. Mais il suffit. Elle me met à l'épreuve, elle m'accable. Je vois en elle une force révoltante, nourrie de vigoureuse malignité. Et c'est ce qui échappe à ma compréhension ce que je hais avant tout. Que la est la baleine blanche soit un agent ou qu'elle soit un principe, j'assouvirai sur elle ma haine. Ne me parle pas de blasphème, homme, je frapperais le soleil s'il m'insultait. Car si le soleil pouvait le faire, je pourrais aussi riposter, s'il y a une sorte d'équité dans la lutte, la jalousie a présidé à toute création. Mais je ne suis pas soumis aux règles du jeu, homme. Qui est au-dessus de moi ? La vérité est infinie. Détourne ton regard ! Le regard d'un imbécile est plus intolérable que l’œil furieux d'un démon ! Alors...tu rougis, tu pâlis mon ardeur a embrasé ta colère. Mais écoute, Starbuck, les mots de l'emportement se dédisent eux-mêmes. Il y a des hommes dont les paroles enflammées ne sont qu'un léger affront. Je n'avais pas l'intention de te blesser. Laisse courir. Regarde, là-bas ces joues de Turcs aux taches fauves, ces images qui respirent et vivent peinte par le soleil, ces léopards païens; à l'existence insouciante, dépourvue du sens du sacré, qui ne cherchent, ni n'attribuent aucune raison à leur vie brûlante, toute de sensations ! L'équipage, homme, d'équipage ! Ces hommes ne font-ils pas qu'un avec Achab dans cette affaire de baleine ? Regarde Stubb ! Il rit ! Ton seul jeune arbre ne saurait rester debout dans l'ouragan général, Starbuck ! Et de quoi s'agit-il ? Penses-y. Rien de plus que d'aider l'acier à frapper une nageoire, ce n'est pas un haut fait pour Starbuck. Qu'est-ce d'autre ? Ce n'est pas pour une seule pauvre chasse que la meilleure lance de tout Nantucket va reculer alors que chaque matelot empoigne une pierre à aiguiser. Ha! tu es dans l'étau d'une contrainte intérieure ! Je vois... la lame te soulève. Mais parle, parle donc ! Oui,oui, ton silence alors parle pour toi. (A part). Ses poumons ont bu le souffle de mes narines dilatées. Starbuck, désormais, m'appartient. Il ne peut plus me résister, sans révolte ouverte. »
Herman Melville
Moby Dick
Page : 199 et 200

Voilà un morceau de choix entre l'hystérie et l’arrogance d'une certaine dictature qui sent la manipulation.

Bonne nuit Carmilla en espérant qu'Achab ne vienne pas chatouiller vos rêves !

Richard St-Laurent

Richard a dit…

Non, ce n'est pas Achab qui vient vous chatouiller les orteils.

Et quelle fut la réponse de Starbuck à la harangue de Achab ?

« Dieu me garde ! Qu'il nous garde tous ! Murmura Starbuck à voix basse. »
Moby Dick
Page -200-

Dans l'impuissance comme dans la colère on en réfère souvent à Dieu.

Richard St-Laurent

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Nuages,

Je ne connais pas ce film de John Huston (et je connais mal, également, l’œuvre de John Huston).

Je vais me porter à la recherche de ce film.

Bien à vous,

Carmilla

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Richard,

Moby Dick, c'est évidemment un texte de haute qualité littéraire. L'extrait que vous proposez en témoigne. J'espère toutefois qu'on n'est pas dans ce registre exalté pendant 800 pages.

Ce n'est certainement pas le capitaine Achab qui va s'insinuer dans mes rêves. Mes rêves, ils reprennent quelques éléments de ma vie quotidienne récente en les teintant d'angoisse et de désir.

Bien à vous,

Carmilla

Richard a dit…

Bonjour Carmilla !

Cette œuvre, c'est beaucoup plus qu'une exaltation, c'est un ensemble qui couvre maintes domaines, qui touche des descriptions de techniques de pêches, de biologie marine, mais aussi de la vie en 1850 de New Bedford, où je suis déjà passé. Imaginez j'avais déjà lu le livre une fois, puis aussi de Nantucket, cela traite aussi de religion, de philosophie, d'angoisse existentielle, de superstitions qui ne sont pas toutes païennes. Un livre à ma mesure, large, dense, profond, lourd, incontournable. C'est aussi souvent d'une violence extrême. On marche souvent dans la graisse et le sang de baleine, où les accidents de travail abondent, les disputes éclatent pour des motifs futiles, les concurrences exacerbés par l'isolation débouchent sur des fourberies désolantes.

Aucun film n'a donné justice à cette œuvre littéraire, Parce que chaque chapitre pourrait donner justement un film. Nous pouvons nous limiter seulement à l'action du film, mais à mes yeux c'est perdre l'essentiel qui est beaucoup plus vaste. Vous observez le XIXe siècles par les yeux d'un érudit. Melville était très cultivé même si certaines de ses descriptions et de ses réflexions sont complètement fausses. Allez donc rendre cela dans un film. Je prendrais comme exemple un autre film intéressant : Le Bateau tiré du livre de Lothar-Günther Bucheim qui s'intitule : Le Styx et qui raconte le quotidien des marins à bord d'un sous-marin allemand à la Deuxième Guerre. Visionner le film sans avoir lu le livre, c'est une perte. Autant pour Melville que pour Bucheim, j'aime ces tours de forces pour décrire des situations. Personnellement pour moi, de l'écriture c'est cela. Il faut voir mon exemplaire du Styx encore plus cabossé que celui de Moby Dick. Connaissez-vous un film qui rendre justice à : À la recherche du temps perdu de Proust ou Ulysse de James Joyce ? On a essayé de faire un film avec : L’œuvre de dieu et la part du diable de John Irving, film qui a été un véritable fiasco, et ce n'est pas parce que le livre est faible, non, ouvre littéraire trop forte pour le cinéma. La voilà la véritable force de l'écriture dont je suis assoiffée. Et...

« Et vaut mieux dormir avec un cannibale à jeun qu'avec un chrétien ivre. »
Herman Melville
Moby Dick
Page -68-

Citation savoureuse pour mon plus grand plaisir.
Bonne fin de journée

Richard St-Laurent

julie a dit…


Bonsoir Carmilla
Pour aller plus vite :) et si le temps vous le permet... suivez cet lien :

https://www.franceinter.fr/emissions/ca-peut-pas-faire-de-mal/ca-peut-pas-faire-de-mal-21-decembre-2019

Bon billet ; on dirait vous cultivez l'hystérie, et à merveille.... ne changez rien :)
Amitiés.

Richard a dit…

Bonsoir Carmilla !

Avant que je remonte sur le Péquod, je voulais vous signaler, que si le capitaine Achab ne vous apporte pas satisfaction, je pourrais le remplacer par le harponneur cannibale païens Queequeg. Ismaël le narrateur a partagé son lit à Nantucket avec ce grand homme et il semble qu'il en a été très satisfait.

Excellente randonnée en ski de fond. La nature est somptueuse, sapins plein de neige, je suis en plénitude.

Bonne nuit !

Richard St-Laurent

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Julie,

Je vous conseille en réponse "Transfert" le podcast de Charlotte Pudlowski. C'est plein d'histoires singulières, banales mais dérangeantes. Vraiment addictif.

Sinon, je n'ai vraiment pas envie de changer,

Bien à vous,

Carmilla

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Richard,

Une grande brute au lit ? Occasionnellement, je ne suis pas contre. C'est aussi un fantasme féminin. C'est ambigu parce que ça a à voir avec des fantasmes d'humiliation. C'est après que ça se complique. Ça peut être compliqué de s'en dépêtrer parce qu'on n'est pas sur la même longueur d'ondes. Quoi qu'on en dise, l'éducation creuse des abîmes souvent infranchissables. Mais c'est peut-être odieux ce que j'écris là.

C'est vrai que les adaptations cinématographiques d’œuvres littéraires apparaissent extrêmement réductrices. D'ailleurs, quand on a lu un bon bouquin, on n'a pas tellement envie d'en voir une transposition. On a toujours l'impression d'une trahison de son imaginaire propre.

Deux exceptions toutefois pour moi : "Le tambour" de Volker Schlöndorff et "Nosferatu, fantôme de la nuit" de Werner Herzog.

Bien à vous,

Carmilla

Richard a dit…

Bonsoir Carmilla !

Attention Carmilla, dans ce récit de Moby Dick, il importe de ne pas trop s'avancer de qui est la grande brute au lit. Ce récit regorgent de surprises désarmantes. La grande brute n'est pas toujours celle qu'on pense.

« Queequeg était natif de Kokovoko, une île très lointaine dans l'ouest et dans le sud. Elle ne figure sur aucune carte, c'est le propre des endroits vrais ».

Herman Melville
Moby Dick
Page -97-

« Arrivé dans le vieux Sag Harbor, il vit ce que les marin y faisaient puis, allant à Nantucket il vit à quoi ils dépensaient leurs paies là aussi et le pauvre Queequeg considéra la cause comme perdue. Il pensa : c'est un monde pourri sous tous les méridiens et je mourrai païens ».

Herman Melville
Moby Dick
Page -98-

Oui, un cannibale peut avoir des pensées philosophiques.

« Queequeg s'en moque savoir quel dieu a fait lui requin, dit le sauvage en abaissant et levant tour à tour, douloureusement sa main, si être dieu de Fidji ou le dieu de Nantucket, mais dieu qui fait requin être un damné faux jetons ».

Herman Melville
Moby Dick
Page -328-

Nous sommes loin de la pensée d'un presbytérien ou d'un quaker. Achab, tout au long de ce récit n'a pas ce genre de pensée.

Queequeg demeure l'un de mes personnages favori dans ce récit.

Avec qui rêve-t-on de partager nos rêves ?

Bonne fin de nuit Carmilla

Richard St-Laurent

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Richard,

C'est à rapprocher de l'un des derniers livres publiés (2013) de Claude Levi-Strauss : "Nous sommes tous des cannibales". Ça recadre bien les perspectives et c'est même dérangeant.

Bien à vous,

Carmilla