samedi 30 novembre 2019

Honteux-Humiliés


On a tous vécu des expériences de honte-humiliation. Elles ont façonné durablement notre personnalité et on s'en est plus ou moins bien remis.


Étrangement, ce sont des événements que l'on n'évoque pratiquement jamais. On préfère entretenir un grand silence là-dessus. Et il n'y a pas non plus beaucoup de littérature consacrée à ça.


Pourtant, bien plus que des événements heureux, ce dont on se souvient le plus précisément et avec le plus d'intensité dans notre vie, ce sont des expériences de honte-humiliation.  Il s'agit même de souvenirs cuisants.

La honte et l'humiliation, c'est étroitement imbriqué. Disons que l'humiliation ne va pas sans la honte, elle en est l'affichage aveuglant aux yeux de tous, la spectacularisation.


Certes, il y a la honte et l'humiliation sociales dont on nous rebat les oreilles aujourd'hui. Tous ces gens, tous ces "écrivains" (Annie Ernault, Edouard Louis) qui se déclarent issus de classes défavorisées (ce qui est toujours relatif) et qui ruminent cela tout leur vie parce que ça excuserait leur ambition médiocre. Ça ne fait bien sûr pas de bonne littérature mais ça constitue du moins la forme légitime de l'expression de la honte.


Il y a aussi la honte-humiliation du mauvais élève, du cancre. Celle-ci est sans doute plus douloureuse, une  marque au fer rouge définitive, parce qu'on en porte malgré tout l'entière responsabilité.  J'ai heureusement échappé à cela mais, dans mes rêves les plus fréquents, je me vois obligée de repasser les examens que j'ai réussis mais, cette fois-ci, j'échoue lamentablement. Entre les bons et les mauvais élèves, s'établit tout de suite une effrayante ségrégation jamais condamnée tant elle apparaît normale, presque naturelle. Quelquefois aussi pourtant, se noue, entre le cancre et le fort en thèmes, une espèce de sympathie réciproque comme s'ils se sentaient tous deux porteurs d'une même révolte contre le système.


Mais il y a surtout, me semble-t-il, une honte-humiliation beaucoup plus profonde, constitutive, dès notre plus jeune âge, de notre identité. Elle touche à notre sphère la plus intime. Sa caractéristique, c'est qu'en soi, rien ne la justifie mais on l'éprouve quand même.  On se sent honteux et coupables alors qu'il n'y a pas de raison profonde. Et si on nous humilie, on se dit que c'était justifié et qu'il y avait une bonne raison à cela. De ce point de vue, le mouvement "Me-too" est sans doute une expression de cette honte-humiliation primaire, son retour du refoulé.


La honte et l'humiliation, elles concernent d'abord la construction de notre corps, son expression organique et sexuée. Je m'en suis ressouvenue cet été quand j'ai accueilli dans mon appartement un gros chat mâle. Il me regardait quand j'étais nue et puis il adorait se blottir contre moi la nuit. Je me suis sentie obscène, ça me troublait, comment me percevait-il ?


Il y a d'abord toutes mes excrétions. Faire pipi, caca, ça ne devrait concerner que les mecs, les jolies filles devraient en être dispensées. Je me souviens avoir fait pipi dans ma culotte à l'école. Depuis cette humiliation, je ne porte que de jolis dessous et ma hantise, c'est de les souiller. Pour ça, je suis une vraie musulmane, j'ai sans cesse besoin de laver mes fesses et je suis vraiment dégoûtée par les Occidentaux et leur papier. Pourquoi, d'ailleurs, les bidets disparaissent-ils et les douches, aux U.S.A., sont-elles fixes ? Les jeunes Japonaises font, paraît-il avec succès, commerce de leurs culottes non lavées. Est-ce que je serais capable de faire ça ?


Il y aussi la sudation. J'ai peur de puer, d'incommoder par ma mauvaise odeur. Je crois que je déteste en grande partie la chaleur parce que je transpire et que j'en ai honte. Du monde communiste, j'ai le souvenir des odeurs puissantes et infectes liées à la pauvreté et au manque d'hygiène.

Après viennent les règles. Il faut le dire, c'est une véritable humiliation. On se sent chamboulées, on a peur de laisser partout des traces de sang, on hésite à répondre à une invitation, à aller au cinéma, à prendre le train (c'est pour ça heureusement, je pense, que les fauteuils sont souvent rouges). Surtout, ça doit rester absolument secret, il faut que personne ne s'en rende compte.


S'enchaîne l'initiation à la vie sexuelle. On a d'abord honte de son apparence physique, on est convaincues d'être mal foutues, de manquer de seins, de ne pas avoir un beau cul. Mais on a tellement peur de passer pour une coincée qu'on cède facilement aux sollicitations. Après avoir un peu bu, on se laisse sauter par à peu près n'importe qui et on fait n'importe quoi. Le lendemain matin, c'est glauque. Et puis souvent, entre filles, on vit toutes l'humiliation de se faire, un jour, piquer son mec par sa copine. Curieusement, on vit toujours ça très mal, probablement plus mal que la même chose entre hommes.


Il faut ajouter que, quoi qu'en dise l'idéologie de la libération sexuelle et de sa félicité, on ne rigole pas tant que ça parce que la défloration, la sodomie, la fellation, c'est tout de même bien vécu comme une humiliation. On est sommées d'être sans tabous mais on nous demande surtout de pratiquer des figures imposées. L'orgasme obligatoire, ça aurait pour condition de se faire prendre par tous les trous, comme on dit si élégamment. Comme on tient à sa réputation de bon coup, on s'y plie mais c'est en maugréant contre l'ennui de ce scénario invariable de la performance.


Ensuite, il y a, je pense, l'humiliation de se faire mettre en cloque, de tomber enceinte, de devenir progressivement une grosse baleine qui affiche tristement sa liberté perdue et ne séduit plus personne.


Toutes ces humiliations primaires, ça se redouble bien sûr de multiples petites humiliations sociales. J'ai échappé à la honte et la souffrance (peut-être la plus profonde de toutes) de la fille moche mais, à l'inverse, j'étais submergée de  remarques et sollicitations obscènes que, le plus souvent, je ne comprenais pas. On se moquait aussi de mon nom imprononçable et de ma façon précieuse de parler (j'ai conservé ça dans toutes mes langues). Surtout, j'avais honte de mon apparence vestimentaire: ma mère s'obstinait à m'habiller comme une petite fille modèle russe, avec jupe, chemisier et tresses, alors que toutes les filles étaient en jeans, cheveux flottants et baskets. Et puis, j'ai subi l'humiliation de professeurs sadiques de danse et de piano qui n'avaient jamais eu d'élève aussi bouchée et pataude que moi.


C'est un parcours féminin bien sûr mais je crois qu'il a son exact pendant chez les mecs, peut-être en plus glauque et plus sinistre mais surtout avec une plus grande violence physique et verbale. Et puis, une fille suscite tout de même davantage la compassion et l'intérêt. Mais qu'en est-il du pauvre type dont tout le monde ricane, radicalement exclu de la compétition amoureuse ? Ou bien, il se laisse dériver dans une indifférence amorphe, ou bien il s'emplit de haine et de rage. Si les hommes sont plus violents que les femmes, s'ils deviennent des tueurs, c'est peut-être par esprit de vengeance.


Quoi qu'il en soit, hommes et femmes, parvenus à l'âge adulte, partagent un même sort face à l'humiliation. Dans la vie professionnelle, on se fait ainsi humilier par ses chefs, on accepte des tâches débiles, des réunions multiples et infinies, des horaires sans fin, des gratifications ridicules. Surtout, on accepte de jouer un rôle, d'être des acteurs, de s'habiller, de parler, d'écrire, d'analyser de manière conforme, de se lover dans le moule de la société dite "participative".

Enfin, l'humiliation, elle se poursuit dans la vieillesse avec la dégradation généralisée de notre corps et elle s'achève dans la mort,...ultime expérience d'humiliation.


Tout au long de notre vie, nous sommes ainsi façonnés par la honte et l'humiliation. Elles constituent la matrice cachée de notre personnalité. On voudrait donner de soi une image éthérée, immatérielle, mais cette belle construction a un envers: le sordide, l'obscène, l'inavouable, qu'elle s'efforce de refouler. J'en ai personnellement une conscience très forte et je sais aussi que si je m'attache à donner une image sophistiquée de moi-même, c'est à proportion des sentiments de honte et d'humiliation qui me parcourent. Le goût de la déchéance, du masochisme, en fait ça me travaille profondément, probablement comme un peu tout le monde.


Tout ça, c'est l'humiliation subie, celle dont on accepte, à l'extrême rigueur, de parler à quelques proches, les meilleurs copains et copines, quelques amants.

On subit, on est mortifiés, on est victimes.

Mais ce dont on ne parle absolument pas, ce que l'on n'aura jamais l'honnêteté de reconnaître, c'est que l'on participe nous-mêmes au mécanisme de l'humiliation et qu'on y prend grand plaisir.


L'humiliation est partout dans la société humaine; elle est la plus forte expression de la pulsion de mort exercée à l'encontre d'autrui. Mais il est clair qu'il n'y a pas d'un côté quelques monstrueux persécuteurs et de l'autre une masse immense d'innocentes victimes. 



Persécuter, participer à la persécution, on adore tous ça, on s'en délecte mais on ne veut pas l'avouer. C'est d'abord le monde des médias saturé d'images de vexations et d'abaissement. On adore se payer la tête des autres. D'abord les stars et les vedettes bien sûr: rien que des nuls et des pervers. Les stars, elles ne sont pas là en fait pour être admirées et faire rêver mais surtout pour être publiquement humiliées; ça nous met en joie quand elles sont traînées dans la boue, on prend un plaisir fou à les haïr par médias interposés: Michael Jackson, Kim Kardashian ou plus près de nous, Bernard Henri-Lévy, Michel Houellebecq. 


Les hommes politiques, c'est pareil. Peu importe leurs discours, on ne retient d'eux, de toute manière, que des anecdotes. De Cédric Villani par exemple, candidat à la Mairie de Paris et médaille Fields en mathématiques, ce qui est tout de même respectable, on a déjà dit que son araignée, il l'avait dans le cerveau, qu'il était un schizo, qu'il s'habillait comme un épouvantail, qu'il était un marginal complet et surtout qu'il n'y connaissait rien (même pas capable de citer les noms des joueurs du PSG); en bref, c'est un pauvre idiot et une médaille Fields, ça n'est pas grand chose. L'important, en fait, c'est qu'on puisse vomir sa haine sur les hommes politiques et qu'on puisse assister au spectacle de leur humiliation.
 


Avec nos proches, on n'est pas beaucoup plus indulgents. Notre patron, notre Directeur Général, on est à l'écoute des rumeurs les plus sordides le concernant, on va jusqu'à rêver qu'il se casse la gueule, que sa boîte coule et qu'il fasse de la prison pour escroquerie. Tout ça pour le plaisir de pouvoir dire "je vous l'avais bien dit" et tant pis si on perd nous-même notre boulot. Quant à nos copains, nos copines, il ne faut pas qu'ils la ramènent trop. On aime bien les voir se prendre une gamelle, économique ou sentimentale, qu'ils se retrouvent dans la dèche absolue au point d'implorer notre assistance.


Il faut le reconnaître: le fonctionnement social repose sur des rapports d'humiliation dont on est tour à tour victimes bien sûr mais aussi...acteurs. C'est bien noir évidemment et ça n'incite pas à croire en la naturelle bonté de l'homme et sa faculté d'empathie décrites par Jean-Jacques Rousseau.

Est-ce qu'on peut aller jusqu'à dire, cependant, qu'on n'est tous qu'une grande bande de sadiques, d'un côté, et de masochistes, de l'autre, qui s'auto-entretiennent les uns les autres dans un jeu infiniment réversible ? Est-ce que tout ça est complétement gratuit et mauvais ?


C'est troublant parce qu'il faut aussi constater que "je suis souvent plus humilié(e) que l'humilié(e) par l'intermédiaire de mon regard sur lui". C'est la honte du voyeur.

Et d'ailleurs, l'humiliation a aussi une fonction rédemptrice. Chaque femme le sait parce que cela est assez fréquent : après avoir été humiliée, on se sent étrangement calme, apaisée. S'exposer à l'humiliation, c'est aussi s'en libérer. Je sais que je vais faire hurler les féministes mais avoir parfois été maltraitée par des crapules, des voyous, des "types pas nets", m'a aussi rendue plus forte.


Le jeu terrible de l'humiliation aurait donc aussi une vertu pédagogique.

En fait, on ne peut pas imaginer une société sans humiliation parce que celle-ci fait partie du processus de civilisation. Elle est presque un rite de passage pour que nous nous débarrassions de notre "hubris", de notre orgueil.

La honte, l'humiliation, c'est en fait "un four par lequel passe l'âme humaine pour en ressortir polie, vernissée et durcie".

Images de Félix Labisse (1905-1982), peintre surréaliste. Il tombe progressivement dans l'oubli, c'est peut-être dommage.

J'imagine que ce post ne plaira pas à tout le monde. J'entretiens peut-être une certaine complaisance pour le "glauque" mais mon intention première, c'est de proposer un autre point de vue.

Sur la question de l'humiliation, il y a un livre incontournable paru en 2012 :

- Wayne Koestenbaum: "Humiliation"

On peut aussi se référer aux thèses de Georges Bataille (1897-1962) selon lesquelles la culture, la civilisation, ont pour envers incontournable, telle la belle fleur qui prend ses racines dans le fumier, l'obscène, l'inavouable, la nuit animale, sur lesquels elles se construisent et qu'elles refoulent.


samedi 23 novembre 2019

La société des miroirs infinis


On a tous plus ou moins entendu parler du "stade du miroir" décrit par le psychanalyste Jacques Lacan. Ce moment de la vie, entre 6 et 18 mois, où le petit homme découvre, subitement, son image dans un miroir. C'est un instant jubilatoire parce que l'enfant prend tout à coup conscience de son individualité, de son identité: il est distinct du monde qui l'entoure, il a un corps propre, séparé de celui de sa mère. C'est une expérience unique (que ne fait pas l'animal) source de fascination, à l'origine de notre narcissisme. C'est à partir de là que non seulement on commence à s'aimer soi-même (à aimer plus ou moins son corps tel qu'on l'imagine) mais surtout à vivre sous le regard de l'autre en lui exposant son corps.


Cette expérience fondatrice de l'identité humaine, elle apparaît bien simple aujourd'hui. Parce qu'on vit dans des sociétés où les miroirs se sont démultipliés presque à l'infini.



L'expression la plus triviale, c'est évidemment le selfie. Le journal "Le Monde" rapportait ainsi récemment que le musée du Louvre avait accueilli 10,2 millions de visiteurs en 2018 (plus grande fréquentation mondiale), ce qui traduit une progression de près de 25 % par rapport à l'année précédente. Ça pose désormais un énorme problème de gestion des flux d'autant qu'une grande partie de ces visiteurs a pour préoccupation première de se prendre en selfie devant la Joconde ou la Vénus de Milo, ce qui génère de monstrueux embouteillages.

L'Amour de l'Art, c'est donc une passion bien ambiguë: est-ce l'Art ou une affiche de soi-même que l'on aime ?


Et c'est pareil pour les voyages. Pourquoi voyage-t-on à vrai dire, pourquoi crapahute-t-on sous le soleil écrasant des Pyramides d’Égypte ou de la Cité interdite de Pékin ? Pour en tirer des centaines de selfies et de portraits dont je vais inonder mes proches. Chaque possesseur de smartphone réaliserait ainsi en moyenne plus de 3 000 clichés annuels. Peu importe à vrai dire le lieu fréquenté, l'essentiel, c'est que je vais adresser aux autres des projections-miroirs de moi-même, conformes à l'image que je souhaite offrir.


Mais plus que les selfies, c'est la fréquentation des réseaux sociaux et des sites de rencontre qui est impressionnante. Facebook rassemble 2,3 milliards d'utilisateurs actifs par mois et Instagram 1 milliard. C'est considérable à l'échelle de la population mondiale (7,6 milliards), c'est le signe d'un bouleversement profond des mentalités, de l'imaginaire et même de la libido. Les réseaux sociaux nous tendent un miroir qui exerce une véritable fascination et celle-ci est en train de remodeler, silencieusement, le psychisme et la sexualité des hommes.


Il faut bien le dire : en s'exposant sur Facebook, Instagram, on est d'abord happés, hypnotisés, par le regard de l'autre qui nous contemple derrière son écran. Il y a une jubilation, une jouissance profonde, à donner à voir son existence, à se mettre en scène pas seulement face à des proches et des amis mais à la foule des anonymes.


Vivre sous le regard de l'autre, les femmes connaissent déjà cela mais l'expérience se trouve démultipliée, approfondie, avec Internet et s'ouvre même aux hommes. On se prend à imaginer ceux qui nous regardent. On les perçoit d'ailleurs comme rarement bienveillants mais plutôt comme hostiles, des méchants, des pervers. Néanmoins, on leur jette en pâture notre corps et nos émotions, on leur balance notre belle image à la gueule, on essaie de deviner la façon dont ils s'en repaissent, leur dégoût ou leur lubricité, on a l'impression de triompher d'eux et de leur hostilité. Tout cela est profondément addictif, nous remue jusqu'aux tréfonds.


Internet, les réseaux sociaux, c'est donc d'abord le prolongement inédit du narcissisme de notre enfance. Le narcissisme, en effet, plus qu'un amour de sa propre image, est d'abord une expérience du regard, du regard de l'autre. On s'aime moins soi-même que l'image exhibée de son corps.

On rentre ainsi dans une nouvelle ère, un nouveau formatage du psychisme, celui d'un "narcissisme de masse" lié à la révolution numérique.


A de nombreux égards, c'est positif. Pour être heureux, pour se sentir bien, il faut tout de même s'aimer un peu soi-même. Et puis, chercher à exprimer son identité sur un support individuel, c'est tout de même mieux que de la vivre par rapport à un collectif où le moi se dissout dans le nous : la Parti, la classe sociale, le genre, la communauté, la nation.


Le vrai problème avec les réseaux sociaux, c'est que l'individu a vite fait de se perdre et de se prendre dans les rets de l'imaginaire, de s'enfermer délibérément dans la cage du rêve et de l'illusion. Une cage narcissique dont on ne cherche surtout pas à sortir car elle est insidieusement réconfortante. C'est le narcissisme mortifère qui épuise notre sexualité et notre libido.


Exprime-t-on d'ailleurs sa souffrance, ses peurs et ses angoisses, tout ce qui signe notre part d'humanité, sur les réseaux sociaux ? Est-ce qu'on arrive à y énoncer sa singularité propre, son désir ?

On peut vraiment en douter. Il s'agit plutôt, en exhibant sa vie privée sur les réseaux sociaux, en la présentant sous un jour poli et reluisant, de montrer à quel point on est tout puissant, à quel point on n'est pas affecté, justement, par la faiblesse humaine et sa réalité :  la peur, la crainte, la faille, l'accident, le manque.


A cet égard, les réseaux sociaux deviennent le support d'une compétition narcissique impitoyable. S'y exhiber, c'est d'abord montrer combien on est heureux et jouit de la vie. Et cette jouissance est d'autant plus grande qu'elle se veut exclusive : rien n'est plus agréable que de savoir, en comparaison, les autres malheureux ou en difficultés. C'est le prototype même de la terrifiante jouissance du Marquis de Sade : jouir à proportion du malheur des autres.


Instagram est exemplaire sur ce point. On sait bien qu'il est surtout le support d'expression des conflits relationnels et amoureux. Plus cruel, il n'y a pas. Après une rupture amoureuse, on se dépêche ainsi de diffuser plein d'images de soi pour bien enfoncer l'autre: regarde, pauvre minable, comme je suis heureux sans toi, regarde tous les chouettes amis que j'ai pu trouver, tous les beaux voyages que j'ai faits, tous les projets que j'ai réalisés. Je n'ai vraiment pas eu de mal à te remplacer... Et on joue évidement le même jeu avec la famille, les amis, les voisins.


Sauf qu'on n'est pas soi-même si fort que ça. On finit par se sentir pas très à l'aise dans cet exposition clinquante de soi sur la Toile. Et on se met à guetter avec anxiété le nombre de "Likes" et de commentaires approbateurs. Ça devient vite la surenchère permanente. Combien as-tu d'amis, de followers, de visiteurs, de messages ? Si ça baisse, on se sent déprécié, dévalorisé, le pauvre type qui n'intéresse personne.


La Toile révèle ici ce qu'elle est réellement. Non pas l'écran de projection de notre individualité, de nos rêves et de nos désirs, mais une instance sévère et cruelle qui nous juge et exige que nous soyons des copies conformes. On peut ainsi comparer avec justesse les réseaux sociaux à un Surmoi freudien répressif et normalisateur. C'est la logique ultime du narcissisme infantile dans le cadre de laquelle on n'éprouve de plaisir et de bonheur que dans la seule réponse au désir de l'Autre.


C'est l'Autre, anonyme et omniprésent, le Père sévère, le Père fouettard, qui, sur les réseaux sociaux, me dicte qui je suis et qui je dois être. D'expression authentique de ma singularité, de mon désir, il n'y en a guère. On cède trop vite au formatage et à la banalisation de l'imaginaire. C'est réconfortant dans un premier temps mais bien vite les peurs et les angoisses qui nous accablent reviennent nous assaillir pour ronger les barreaux de la trop belle cage narcissique dans laquelle nous nous sommes enfermés.


Alors faut-il renoncer aux réseaux sociaux, les jeter par-dessus bord, pour parvenir à se retrouver un peu soi-même ? Pour échapper à la compétition des egos. Peut-être pas ! La frustration, la répression du désir, n'est pas forcément leur mot ultime. Tout dépend beaucoup de nous en fait. On peut aussi refuser de se laisser absorber dans le grand magma collectif. Chercher des échappatoires, des interstices au travers des quels parviendra à se faufiler ce qui fait notre singularité. Reconstituer ce qui fait que l'on a un parcours de vie à nul autre pareil, découvrir sa logique profonde, c'est cela qui est intéressant en fait. C'est surtout ce qui permet d'avoir une vision plus juste de soi-même. Ça peut même être le support d'une sublimation pour faire œuvre d'Art.


Images de Diego Velasquez,1599-1660, ("Vénus au miroir"), Wladyslaw Slewinski (1856-1918), Julio Romero de Torres 1874-1930 ("Le péché"), Bill Brauer, Paul Delvaux, Helmut Newton, Wladimir Lukianowicz, Gerda Wegener 1886-1940), René Magritte, Kees Van Dongen, Julio Romero de Torres, Frantz Von Stuck (1863-1928): "la Méduse".

Ce petit texte se veut également un hommage à la philosophe-psychanalyste Clotilde Leguil dont je recommande particulièrement les ouvrages, toujours clairs et précis. Notamment "L'être et le genre" et ""Je", une traversée des identités".

samedi 16 novembre 2019

Le sexe criminel



L'"affaire Polanski" vient de trouver une nouvelle extension avec les accusations de viol, 44 ans après, d'une actrice- photographe française.


Sur cette affaire, je me garderai bien d'exprimer un avis quelconque. Les féministes nous somment bien sûr de "croire" a priori la plaignante, forcément victime. On est également encouragés à boycotter immédiatement la sortie du film du "monstre" consacré à l'affaire Dreyfus.


Je me suis pour ma part dépêchée d'aller le voir. Il est excellent, développe un point de vue nouveau, c'est ça qui est important. Les éructations, les meutes, les piranhas, j'ai ça en horreur. Surtout, je refuse absolument ces Polices de la Création Artistique que l'on voudrait mettre en place. Et puis, j'ai la faiblesse de toujours croire en la Justice et au Droit. Il n'y a qu'eux qui permettent de statuer sur ces histoires en assurant un minimum de protection à l'accusé.


Et puis, la "véracité" des témoignages, je n'y crois pas du tout. Surtout, lorsqu'il s'agit de la vie intime. On ment tous de "bonne foi" à ce sujet ! Sans cesse on construit, reconstruit, son parcours de vie de manière à conforter sa petite cage narcissique, à s'afficher de manière plus présentable.


Les plus coupables à mes yeux, ce sont les médias eux-mêmes qui ne s'embarrassent pas de précautions. Qu'importe que cette accusation ne puisse donner lieu à aucune suite judiciaire (compte tenu des délais de prescription), qu'importe qu'il n'y ait donc juridiquement aucune affaire et qu'on devrait en conséquence ne pas en parler. Voilà qui va faire vibrer les foules, soutenir l'audience. Voilà une justice du Peuple, rapide et expéditive, qui donne satisfaction aux bas instincts.


J'en ai vraiment marre aussi de ces  hystériques, mauvaises comme des teignes, pour qui être une femme, c'est nécessairement être victime d'une domination masculine, voire d'une domination sociale. Ces bonnes sœurs qui veulent punir et se venger des hommes, de leur existence à eux, de leur vie misérable à elles, de tout ce qui leur échappe, de tout l'impondérable de la vie et que sais-je encore..., pour pouvoir montrer, au moins une fois, qu'elles ont le pouvoir. J'observe d'ailleurs que ces furies s'en prennent exclusivement à des hommes âgés (Polanski, Woody Allen, Besson) sans doute pour conforter l'opposition de la "pure jeune femme" et du "vieux dégueulasse".


Oserais-je le dire ? Moi à 18 ans, Polanski, il n'aurait pas eu besoin de me violer pour coucher avec moi. J'en aurais même été fière et je m'en serais vantée auprès de mes copines. Et je m'en serais vite remise; à cet âge là, j'avais connu bien pire.

Et puis, les bonnes sœurs ne craignent plus maintenant d'assimiler de simples attouchements à des  viols (Adèle Haenel). Ouh la, la ! Je me dis tout à coup que je dois avoir une capacité de "résilience" hors du commun parce que si j'essaie de faire le compte des types qui m'ont pelotée...


On voudrait nier une réalité incontournable : la vie en général et la vie sexuelle en particulier est faite de rapports de domination et d'humiliation. C'est sans doute un jeu cruel mais il n'est pas sûr que les femmes s'en tirent le plus mal. Que dire, par exemple, de tous les types moches, timides, complexés qui sont radicalement exclus de la compétition sexuelle ? Tout le monde se moque bien de ceux-là et n'a aucune compassion pour ces "dominés".


Moi au contraire, devenue adulte, j'ai tout de suite éprouvé un sentiment de force et de puissance du simple fait d'être une femme. Je sentais bien que j'étais devenue le centre de l'attention et que j'avais tout loisir de dominer, manipuler les autres. Le pouvoir, c'est moi qui le détenais et ça m'a même rendue arrogante: combien de types j'ai pu faire tourner en bourriques, avec qui j'ai été odieuse et souvent cruelle. Je ne suis pas sûre qu'un homme, même le plus beau, parvienne à éprouver pareil sentiment d'assurance et de plénitude.


Le bonheur d'être une femme, il faut aussi l'évoquer et je n'ai encore rencontré personne exprimant le regret d'être née femme.


Tout n'est pas rose cependant parce qu'il est vrai que la sexualité féminine est quand même bien marquée par l'effraction-humiliation : les règles, la défloration, la sodomie, la fellation. On en bave souvent avec les types et ça n'est pas toujours rigolo, ils ont tendance à vous avilir d'autant plus que vous les avez rendus fous. On a un corps soumis à traumatismes, qui nous échappe en partie et qui est bien différent du corps glorieux, lisse et sans aspérités, promu par la publicité et les magazines de mode.


C'est peut-être justement le contraste immense entre ce corps idéal, en papier glacé, et le corps réel qui soutient ce fantasme du viol permanent chez de nombreuses femmes. On voudrait être d'éternelles poupées en porcelaine préservées des outrages.


J'ai ainsi tendance à croire que l'humiliation, l'outrage, font bien partie des fantasmes féminins. Ce basculement vertigineux de notre belle identité. C'est d'ailleurs pour ça qu'on n'aime pas tellement les gentils garçons et qu'on leur préfère souvent les crapules. Mais l'humiliation se renverse également en instants de gloire lorsque l'on touche aux tréfonds du désir. Je l'ai déjà dit: je crois que les femmes s'intéressent moins aux hommes en eux-mêmes (leur personnalité, leurs goûts, leur bonne éducation), qu'à leur capacité ressentie à les faire sortir de leurs limites et des convenances.


Il y a les gens que l'on aime et les gens que l'on désire ! Mais personne ne s'y trompe. On préfère et choisit toujours celui que l'on désire, fût-ce au prix de l'opprobre social.
 

Les femmes savent très bien cela. C'est même le ressort de la puissance féminine, du pouvoir et de la maîtrise de la vie qu'elles exercent. Mais ce pouvoir, on s'efforce aujourd'hui de le contenir dans les filets de l'amour et du mariage. L'emballage sentimental, c'est le carcan obligatoire du désir féminin.


A cet égard, le magnifique livre d'Emma Becker, "La Maison", m'a profondément troublée, interrogée. Oser affirmer qu'elle avait  été heureuse dans sa vie de prostituée. Adopter finalement la sexualité d'un mec dans l'indifférence des partenaires mais avec, parfois, des moments lumineux. Déconnecter, grâce à l'argent, le sexe de toute considération affective. S'ouvrir à une multiplicité de rencontres, d'expériences, qui vous renversent, déconcertent, mettent en question. Voilà le programme d'un féminisme des temps modernes même si on en est aujourd'hui à des années-lumières.


J'ai évidemment choisi, intentionnellement, de nombreux tableaux de Balthus avant que les "féministes" (dont il est l'un peintres "préférés") ne parviennent à en interdire l'exposition.

Les autres images sont issues du film de David Lynch ("Mulholland Drive"), de Norman Rockwell, R. Kenton Nelson, Jack Vettriano.

* Dans le prolongement de ce post, je recommande la lecture de :

- "Lolita" de Vladimir Nabokov. Le désir humain, sa beauté.
- "Le misogyne" d'Alain Roger. Le contraire du point de vue de Nabokov. Un livre déconcertant célébré en son temps par Gilles Deleuze (Alain Roger était son élève). Se trouve encore sur Internet.

* Au cinéma, outre le film de Polanski, je recommande vivement: deux films que j'ai adorés :

- "Au bout du monde" de Kiyoshi Kurosawa. Une jeune Japonaise un peu perdue en Ouzbékistan. Le choc détonnant des cultures.

- "Little Joe" de Jessica Hausner. J'aime beaucoup cette réalisatrice autrichienne, ancienne script de Haneke. Ce film est notamment inspiré par Mary Shelley et Frankenstein.