samedi 25 décembre 2021

Le Temps vivant

 C'est Noël aujourd'hui ! Cette période où on sent qu'on tient une place accrue dans le Temps.

Dans le Temps infiniment étiré et non dans l'espace, ce simple ici et maintenant qui, comme on le croit trop souvent, nous identifierait. Mais je ne me trompe pas, ce n'est pas habiter à Paris près du parc Monceau qui me définit. Et Noël, ce n'est pas la fête, somme toute banale, que je célèbre aujourd'hui qui importe. Ce sont plutôt et surtout les multiples Noël que j'ai déjà vécus et tous ceux que l'on m'a évoqués. Parce qu'en fait, on est toujours un peu ailleurs et cet ailleurs c'est dans le Temps qu'il se situe, dans tout ce passé que nous avons déjà traversé.


 Et ce Passé, il n'est nullement révolu, on n'en est jamais radicalement séparés. Il demeure, au contraire, complétement vivant en nos corps, en contiguïté avec notre Présent,  et ne cesse de se manifester à nous par de petits signes. Peut-être pas des souvenirs élaborés mais des impressions fugitives, des lumières, une silhouette, une voix, un regard, une mélodie.


 Des petits riens imprécis que, généralement, notre intelligence refoule : ça n'aurait rien à voir avec la personnalité qu'on s'est construite, avec cette carapace de respectabilité-identité dans la quelle on s'est enfermés.

Et pourtant, ce sont probablement ces multiples petites sensations-souvenirs, bien distincts de la mémoire volontaire, qui ne cessent d'insister en nous, qui nous définissent le mieux. Même si ces impressions se révèlent changeantes et contradictoires, elles n'appartiennent qu'à nous, elles signent notre singularité.

On le sait, l'objectivité historique n'existe pas ou plutôt elle n'existe que comme appauvrissement dramatique du réel. On n'a jamais les mêmes souvenirs que ses proches, ses voisins, ses amis, c'est un désaccord continuel. Ça ne tient pas à une mémoire qui serait défaillante mais à des charges différentes d'affectivité. Et cette affectivité, cette émotion autrefois vécue, telle une bulle d'air dans un ruisseau, elle n'arrête pas d'éclater, de refaire surface en chacun de nous mais notre tort, c'est de la négliger, de n'y pas prêter attention. 

La vérité du monde, ce n'est pas celle de la pensée abstraite ni de la réalité objective, ce sont, plus simplement, des mots, des sons, des couleurs qui viennent frapper aux portes de notre conscience. Qui, parfois, réussissent à nous tirer de notre sommeil rationaliste. Ce sont aussi des hasards, des rencontres, d'étranges correspondances, ou, au contraire, des dissemblances, des contrastes, des écarts.

On est angoissés par la Mort. Mais on ne se rend pas compte qu'à maints égards, on est immortels. D'abord, au cours d'une vie, on meurt soi-même plusieurs fois, on change de moi, d'individualité, on est charmant puis féroce, un saint puis une crapule et il en va de même de nos amours, de nos goûts et dégoûts, qui, au fil du temps, ne sont plus les mêmes. Mais ces morts successives, souvent indifférentes, n'abolissent pas le rapport vivant que l'on continue d'entretenir avec son passé. Ce passé qui n'est jamais effacé, forclos, mais ne cesse, au contraire, de se manifester dans la la continuité de notre vie en ressurgissant inopinément. Ce passé qui, finalement, donne une valeur d'éternité à notre vie pourvu que nous sachions la comprendre, l'interpréter. 

Si on occupe, en effet, une place tellement restreinte dans l'espace, dans le Temps, en revanche, cette place est sans mesure, sans limites. On est comme des géants capables de toucher simultanément, de mettre en correspondance, des époques de notre vie totalement différentes. On atteint ainsi une forme d'immortalité qui va au-delà de notre individualité corporelle. Les Anciens Égyptiens pensaient, paraît-il, que l'on n'était pas mort aussi longtemps que quelqu'un continuait de penser à nous et d'évoquer notre nom. 

Et on a une conscience diffuse de cela. La période de Noël en donne justement un exemple. Parce qu'on le sait bien, et les ethnologues l'ont démontré, le grand repas familial de Noël ne célèbre guère la naissance du Christ (qui s'en soucie vraiment aujourd'hui ?). Il est plutôt une résurgence païenne qui perpétue l'antique tradition du Grand Banquet des Morts, ces Morts que l'on cherche à amadouer par l'intermédiaire des enfants à qui on fait des cadeaux et dont on espère qu'ils sauront rendre moins amère notre existence terrestre.


 Ce sont donc les Morts qui sont invités au repas de Noël et d'ailleurs, chez les Slaves, on réserve toujours une place et une assiette pour le "visiteur inconnu".  Et le principal sujet de conversation à table, c'est la famille, ses maladies, ses décès, ses frasques, ses aventures, ses défauts. L'opprobre est, à peu près, général sauf pour les ancêtres généralement supposés riches et puissants. Les autres, c'est une grande collection de bandits : le tonton pervers, la mémé gaga, le fiston chômeur, le pépé fasciste, le père alcolo, la mère avare, la sœur volage, le beau-frère flambeur, le cousin tête brûlée, la tante indolente, la belle-mère mythomane, le petit fils toxico, le demi-frère voleur. 
  

Une effroyable galerie ! Noël, c'est souvent un grand moment de lucidité vis-à-vis de soi-même et des autres. On proclame que tout est paix et amour ce jour là mais c'est souvent l'exact contraire qui se produit. Mais au final, on espère bien qu'à l'issue de cette réunion de la famille toute entière et de l'exhibition de ses conflits, nos fautes seront rachetées ou du moins considérées avec indulgence par tous ceux qui nous entourent, morts ou vivants.


Il est vrai que je suis exemptée de tout ce grand déballage. Mais comme tout le monde, je crois, je suis mentalement  hantée, ce jour là, et je n'en mène pas trop large. Je revois d'abord  tous les Noëls de mon enfance-adolescence, plutôt gris et sinistres (Lviv étant, à cette époque, à peine plus gai que Téhéran). Mais le plus effrayant, c'est le lent défilé qui suit de tous ceux qui sont morts dans ma famille.  

Une hantise parce que je me sens coupable vis-à-vis d'eux : mes parents d'abord parce qu'ils étaient persuadés que moi et ma sœur, on allait devenir des quasi-délinquantes; et il est vrai qu'on faisait tellement de bêtises qu'on les a sans doute tués en partie;  ma sœur, ensuite, parce que je l'ai toujours écrasée de ma supériorité; je l'ai sans doute convaincue qu'elle était nulle. 

 

Être immortel, on est généralement persuadés que c'est la félicité, mais j'ai plutôt tendance à penser que ça peut aussi être l'affliction perpétuelle. L'affliction parce que l'Immortalité ne nous délivre pas et ne nous délivrera jamais du Mal.

Images de Claude Monet, Voysey wallpaper, Zdzislaw Beksinski, Vincent Van Gogh (copiant Hiroshige), Arthur Mathews, Edward Steichen, Tiffany, Alfons Mucha, Sonia Delaunay.

Un texte que d'aucuns jugeront peut-être bizarre. Je retraduis à vrai dire, à ma manière, les analyses de Marcel Proust sur le Temps, le Temps perdu et surtout le Temps retrouvé. Ce Temps retrouvé qui confère, à chacun de nous, une espèce d'immortalité. Proust qui me fascine et que je viens de relire un peu, en cette période comprise entre deux anniversaires : le 150ème de sa naissance (10/07/1871) et le 100ème de sa mort (18/11/1922). 

Plein de bons livres ont été publiés sur Proust. Dans la masse, j'en retiens deux (difficiles mais synthétiques et éclairants) :  Gilles Deleuze : "Proust et les signes". Pierre Klossowski :"Sur Proust". 

Plus récents, j'ai bien aimé les livres de : 

- Enthoven (père et fils) : "Dictionnaire amoureux de Marcel Proust", un bouquin agréable, sans prétention ni jargon, qui s'attache, avant tout au "plaisir" de l’œuvre. On n'a ensuite qu'une envie : lire, relire, "La Recherche".

- Jean-Yves Tadié : "Proust et la société". Ça vient de sortir. Un bouquin qui corrige l'image du grand bourgeois, du "salonnard" uniquement préoccupé des duchesses, vivant complétement en dehors des réalités sociales de son temps. Proust sociologue, Proust et les domestiques, Proust et l'actualité internationale, Proust et la Bourse, Proust et l'électricité, le téléphone, l'aviation, l'automobile etc...

- Jean-Marc Quaranta : "Un amour de Proust. Alfred Agostinelli (1888-1914)". En toute honnêteté, je viens seulement de le commencer mais ça se révèle passionnant alors qu'on pouvait en craindre le pire. Ca vient juste de sortir et ça en apprend beaucoup sur le Paris 1900. Les critiques sont excellentes.

En dehors de Proust, il convient également de lire, relire, le remarquable "Banquet annuel de la Confrérie des fossoyeurs" de Mathias Enard, l'un des grands écrivains français contemporains;


samedi 18 décembre 2021

Trois Reines Scélérates


C'est curieux, je ne crois pas qu'on ait jamais mis en parallèle les destins de 3 Reines européennes (dont l'une était même Impératrice) à la fin du 18ème siècle. A cette période cruciale, donc, de bouleversement complet d'un monde qui allait basculer dans la modernité, celle issue de la Pensée des Lumières. Ces Reines ont pourtant joué, directement ou indirectement, un rôle important dans la transformation complète de leur pays d'accueil.

Il s'agit de Marie-Antoinette d'Autriche en France, de Catherine La Grande en Russie et de Caroline-Mathilde de Hanovre au Danemark.

 Personnellement, la vie de ces trois femmes me passionne, non  parce qu'elles ont été des "femmes puissantes" comme on dit bêtement aujourd'hui, mais parce qu'elles ont rencontré la plus grande adversité. Elles ont du affronter, en particulier, les courants les  plus misogynes et les plus xénophobes, courants qui n'ont sans doute pas disparu aujourd'hui. "La putain étrangère", j'avoue que je suis particulièrement sensible à cette insulte qui demeure très banale.

 Elles étaient contemporaines, se connaissaient évidemment mais ne se sont jamais rencontrées. Catherine, née en 1729, était un peu plus âgée; Caroline-Mathilde (1751) et Marie-Antoinette (1755) étaient à peu près du même âge.

Elles étaient toutes trois des "étrangères", une "tare" qui entretiendra toujours la suspicion à leur égard. Catherine, née à Szczeczin (en Pologne aujourd'hui), était issue d'une petite Principauté allemande, celle d'Anhalt, située non loin de Magdeburg. Marie-Antoinette était la fille de la grande Marie-Thérèse d'Autriche et Caroline-Mathilde était Anglaise, sœur du Roi de Grande-Bretagne. 

On a bien sûr arrangé le mariage de chacune d'elles alors qu'elles sortaient simplement de l'enfance. La rencontre avec leur futur époux a été un traumatisme : Pierre III de Russie était d'un aspect physique effrayant et psychologiquement instable et cruel; Christian VII du Danemark était progressivement envahi de démence et  s'intéressait plutôt aux bordels masculins de Copenhague. Seul Louis XVI était normal mais d'une normalité timorée, velléitaire, qui ne seyait guère à un Roi.


 Elles ont, toutes trois, éprouvé une aversion pour leur mari, une aversion notamment sexuelle ( Huit ans après leur mariage, Catherine et Marie-Antoinette n'avaient pas d'enfant). A  toutes les trois, on a rapidement prêté de multiples liaisons extra-conjugales.  Parmi elles se détachent plusieurs amants célèbres avérés : Saltykov, Potemkine, Orlov, Poniatowski pour Catherine, celle dont l'appétit sexuel semblait le plus insatiable et qui poussa la cruauté jusqu'à faire nommer Poniatowski Roi de Pologne puis à démembrer ensuite, tranquillement, son pays; Struensee, le médecin et conseiller politique du Roi Christian VII pour Caroline-Mathilde; le comte suédois Axel de Fersen pour Marie-Antoinette dont on vient récemment de découvrir la correspondance.


 Ont-elles été vraiment des criminelles ? La responsabilité de Catherine dans la mise à mort de son époux Pierre III est incontestable ce qui lui vaudra d'ailleurs l'inimitié absolue mais partagée de son fils Paul 1er qu'elle cherchera d'ailleurs à écarter du pouvoir.  Paul 1er sera un affreux petit Tsar qui cherchera d'abord à détruire tout ce qu'avait réalisé sa mère. Il sera, heureusement, rapidement assassiné.

Caroline-Mathilde échappera à toute accusation de crime  mais Marie-Antoinette a, continuellement, été dépeinte comme un véritable monstre, dépravée et même lesbienne (ce qui était un crime puni du bûcher sous l'Ancien Régime). Son procès, devant le Tribunal Révolutionnaire, donne lieu à un déchaînement de fanatisme, de bêtise, de grossièreté. Elle y est même accusée de pratiques incestueuses avec son fils, le Dauphin. Elle a la grandeur de ne pas répondre et de préciser simplement : " Si je n'ai pas répondu, c'est que la Nature se refuse à une pareille inculpation faite à une mère. J'en appelle à toutes celles qui peuvent se trouver ici".

Grande singularité pour deux Reines, Catherine et Caroline-Mathilde. Elles étaient l'une et l'autre très cultivées et érudites et partageaient une même passion pour la pensée des Lumières. Catherine a ainsi entretenu de nombreux échanges avec les penseurs français (Voltaire et Diderot qui se rendra à Saint-Pétersbourg). Elle n'ira évidemment pas jusqu'à approuver la Révolution française qu'elle condamnera vivement puis abhorrera. Cependant, le bilan de son règne est impressionnant. Elle aura contribué à l'émergence de la Russie comme grande puissance européenne grâce, d'une part à son considérable élargissement géographique (au détriment de la Pologne et de l'Empire ottoman) et d'autre part à un véritable développement de sa culture, des ses Arts et Lettres.  

Quant à Caroline-Mathilde, elle s'associera à son amant Struensee pour prendre les rênes du pouvoir et mettre en œuvre de profondes réformes démocratiques qui placeront le Danemark à la pointe de la modernité européenne. Mais ça se terminera mal pour Caroline-Mathilde. Sa belle-mère fomentera un complot pour renverser les amants, mettre à mort Struensee, prononcer, enfin, le divorce du couple royal  et le bannissement de Caroline-Mathilde. Celle-ci s'exilera dans la magnifique petite ville de Celle (aujourd'hui en Allemagne du Nord) où elle trouvera la mort, d'une banale scarlatine, à l'âge de 23 ans.

En comparaison, Marie-Antoinette apparaît très conventionnelle et superficielle. Elle n'était sûrement pas une "intellectuelle". Mais elle avait des aspirations esthètes, elle voulait vivre dans un autre monde, un monde de beauté et d'élégance. Elle n'était sans doute nullement préparée à ses responsabilités et à sa fonction difficile. On pourrait donc avoir de Marie-Antoinette l'image d'une simple "écervelée" au comportement inconséquent et blâmable. Mais, contre toute attente, elle a su manifester, dans la terrible épreuve de la Révolution, une grandeur d'âme, une dignité et un courage exceptionnels. Il faut absolument lire la lettre qu'elle écrivit à sa belle-sœur Madame Elizabeth, le 16 octobre 1793, quelques heures avant d'être conduite à l'échafaud. C'est sidérant de beauté et d'émotion !

Les destins divers de ces trois femmes abominablement décriées m'interrogent. On peut objecter que ces histoires ont plus de deux siècles mais est-ce que les choses ont vraiment changé depuis ? Est-ce qu'on n'est pas pareillement haineux envers tous ceux qui exercent une parcelle de pouvoir et, de plus, puritains et misogynes lorsqu'il s'agit de femmes ? Car qui étaient vraiment ces trois femmes? Le savait-on réellement ? En fait, aujourd'hui comme hier, on demeure friand d'échos, de ragots, concernant la vie des puissants et leurs supposés sales petits secrets. Mais au total, on ne connaît d'eux absolument rien d'objectif. On s'en forge simplement  un "mythe", une représentation. C'est de cette manières que ces trois femmes ont été dénoncées comme des prostituées, des nymphomanes, des lesbiennes des criminelles. Mais ce mythe, alimenté par la Haine, a, étrangement, eu un pouvoir unificateur, il a créé un consensus, une unité dans la quelle le Peuple s'est retrouvé.  C'est en ce sens que la Haine fait souvent avancer l'Histoire. 


Mes "recommandations" :

- Concernant Catherine II, il existe, bien sûr, une multitude de biographies. En France, on encense Hélène Carrère d'Encausse mais je ne partage pas cette appréciation. Son livre sur Catherine est  ennuyeux à périr et surtout cantonné aux aspects politiques et internationaux. Henri Troyat appréhende beaucoup mieux la dimension romanesque du personnage. Pour qui cherche à s'initier simplement à l'histoire des Tsars, je recommande Bernard Féron : "La galerie des Tsars - Dictionnaire des chefs suprêmes de la Russie". Vous ne vous ennuierez pas une seconde.

- S'agissant de Marie-Antoinette, il faut absolument lire "La Reine scélérate" et "Les adieux à la Reine" de Chantal THOMAS. Deux très beaux livres porteurs de fascination et qui creusent de multiples interrogations. On peut aussi se reporter au très beau film de Sofia Coppola ainsi qu'à celui de Benoît Jacquot.

- A propos de Caroline-Mathilde, j'avoue ne connaître aucune biographie en français. Ma principale source d'information, c'est le très beau film "A Royal Affair" de Nilolaj Arcel.

Enfin, même si c'est un peu éloigné de ce post (mais pas de l'esprit général de mon blog), je conseille vivement :

- "Stone Age - Ancient Castles of Europe" de Frédéric CHAUBIN. Ça vient de sortir aux Editions Taschen et c'est vendu pour la modique somme (eu égard à la qualité et au poids du livre) de 50 €. Plus de 200 magnifiques photographies (effectuées à la chambre) de châteaux-forts du Moyen-Age en Europe.  Pour rêver et trouver des idées de voyages, il n'y a pas mieux. Un beau cadeau à faire ou à se faire pour les Fêtes.


samedi 11 décembre 2021

Chats et chiens d'Istanbul

 

Normalement, je dois me rendre à Istanbul en janvier prochain. Normalement ... mais qu'est-ce qui est normal aujourd'hui ? Je n'en rêve donc pas trop et me prépare plutôt à une déception.

Istanbul, ça représente, en fait, beaucoup pour moi. J'ai été, à une époque, adolescente, étudiante, une fan de la Turquie. C'était encore l'aventure, le frisson de l'Histoire et des trésors préservés rien que pour nous. Et puis, venant de Téhéran, Istanbul, c'était aussi un véritable intermédiaire entre l'Europe et l'Asie. Un complet mélange des deux. Entendre le cliquetis des trams, contempler leurs gerbes d'étincelles sur les rails, m'asseoir à la terrasse d'un café, c'étaient vraiment les signes que j'avais retrouvé l'Europe.

Mais comment parler d'Istanbul ? Plutôt qu'énoncer des généralités, mieux vaut s'en tenir à de petites choses, des impressions, des détails, des anecdotes, qui en disent souvent plus que de longs développements historiques. Des éléments secondaires qu'empêtrés par notre intelligence, on ne remarque souvent même pas, mais qui en disent beaucoup sur le fonctionnement d'une société, d'une culture.

Par exemple, l'omniprésence des chats à Istanbul. Ils se promènent partout, dans chaque quartier, et font irruption dans les échoppes, le Bazar, les terrasses, les abords des plages. On croise aussi quelques chiens qui, pareillement, divaguent dans les rues.


 On dit que la ville d'Istanbul compterait plusieurs centaines de milliers de chats. Certains parlent même d'un million mais c'est sans doute excessif. C'est à rapporter à une population humaine totale d'environ 15 millions d'habitants.


Ça m'a d'abord étonnée parce qu'on sait bien que les Musulmans ont souvent un rapport de rejet envers les animaux (à l'exception des oiseaux et des poissons décoratifs). Ça repose sur toute une classification du monde entre le Pur et l'Impur, ces deux notions ayant un caractère très concret (à la différence du Christianisme). Et je me souviens d'ailleurs bien du spectacle pitoyable des chats et chiens errants de Téhéran, misérables, efflanqués, pourchassés et même dangereux tant ils se méfient de l'homme.

Plus étonnant, les chats d'Istanbul semblent bénéficier d'une bienveillance générale. Ils semblent tous bien nourris et en bonne santé et il n'est pas rare de voir quelqu'un leur donner à manger. On laisse même pour eux, à l'extérieur, des assiettes de nourriture. Quant à la mairie d'Istanbul, elle consacre des fonds pour leur entretien et leur stérilisation.


 Les Turcs expliquent que ce bon traitement des chats, chez eux, est lié à l'Islam. Le chat serait moins impur que les autres animaux parce que le Prophète Mahomet avait lui-même  des chats et que l'un d'eux lui a un jour sauvé la vie en tuant un serpent qui allait le piquer. Mais c'est une histoire que je n'ai entendue qu'en Turquie. Disons plutôt que l'Islam turc, probablement influencé par l'animisme des steppes, diffère sensiblement de l'Islam arabe.

Surtout, il faut souligner une grande différence entre les chats d'Istanbul et les chats européens. Personne n'a de chat chez soi. Ceux d'Istanbul n'ont pas de maître, ils se promènent librement. Ils n'appartiennent à personne mais ils appartiennent, en fait, à tout le monde, ce qui fait que chacun se sent impliqué dans leur entretien.

 

 Les chats font ainsi partie du paysage touristique de la ville. Mais l'omniprésence des chats aujourd'hui ne doit pas conduire à oublier que jusqu'au début du 20ème siècle, c'étaient les chiens qui tenaient le haut du pavé à Istanbul.

 Au 19ème siècle, en effet, des hordes chiens peuplaient la ville. Des chiens pas très beaux, de vrais bâtards, mais impressionnants, plutôt baraqués et hargneux. Chateaubriand, Nerval, Lamartine s'en sont émus. D'un bref passage à Constantinople en 1806, Chateaubriand relève ainsi "l'absence presque totale de femmes, le manque de voitures à roues et les hordes de meutes de chiens sans maîtres dans les rues".


 Mais comme pour les chats aujourd'hui, ce qui surprenait le plus les visiteurs, c'était que personne n'était propriétaire de ces chiens et que ceux-ci bénéficiaient d'une tolérance générale de la part de la population stambouliote. Non seulement on les nourrissait mais on les laissait se coucher dans les rues au point que voitures et chevaux les contournaient pour ne pas les déranger.

Les chiens errants d'Istanbul menaient ainsi une espèce de vie de Bohême, entièrement libre et sans contraintes. Ils avaient certes une petite utilité : ils éliminaient la plupart des détritus et, la nuit, ils sécurisaient chaque quartier en y effectuant une véritable garde. Mieux valait éviter de sortir. 

Pourtant, le chien est considéré dans l'Islam comme un des animaux les plus impurs. Dans la tradition musulmane, il est ainsi interdit de posséder un chien dans une habitation. Mais c'est différent pour les chiens des rues et, sans doute, chez les Turcs, l'amitié et le compagnonnage avec les animaux prévalaient sur les prescriptions religieuses. Et puis s'en prendre à un être innocent et sans défense, quel qu'il soit, est considéré comme un crime.

Les touristes et voyageurs étrangers s'étonnaient de cette surpopulation canine qu'ils dénonçaient comme archaïque.

C'est alors qu'avec la modernité naissante, les choses ont brutalement changé.

Ca a débuté en 1909 avec la déposition du Sultan Abdülhamid II et l'arrivée au pouvoir des "Jeunes Turcs" (conduits par un certain Mustapha Kemal), laïcs et républicains. L'une de leurs premières décisions fut d'exterminer la population des chiens d'Istanbul. Ils voulaient surtout donner une image plus présentable de la ville à l'Empereur Guillaume II qui devait les honorer de sa visite. 

Le massacre a rapidement commencé mais il y avait tout de même près de 80 000 chiens et une partie de la population turque, n'hésitant pas à affronter les policiers, s'opposait aux exécutions publiques. Alors, on a commencé par reléguer les chiens à l'extérieur de la ville mais ils se mettaient à hurler continuellement et offraient l'affreux spectacle de leur famine. La décision finale a alors été de les déporter sur un îlot désert de la Mer de Marmara.

 

Sur cet îlot, on les a privés d'eau et d'approvisionnement et donc laissés mourir de faim jusqu'à s'entredévorer. Des témoins dépêchés sur place rendent compte de scènes cauchemardesques, d'une horreur absolue. Ce massacre d'environ 60 000 chiens sur l'ilot d'Oxia a eu un retentissement international. On a dénoncé ce crime imbécile du gouvernement "Jeunes Turcs" qui, sous prétexte de civilisation, s'est montré encore plus cruel et sanguinaire que les anciens sultans. Les chiens étaient ainsi les premières victimes des réformes imposées à la société traditionnelle.

Tout cela est certes, aujourd'hui, bien oublié. Mais je demeure sensible à cette histoire.

D'abord à titre personnel, parce que l'Ukraine s'est trouvée envahie, submergée, de chiens errants au début des années 2010. Il y avait sans doute de la négligence politique (la Roumanie en a fait aussi les frais) mais on mesure souvent très mal ce qu'est, en mathématiques, une croissance exponentielle (le Covid en est une bonne illustration). Dans les villages, on ne savait trop quelle attitude adopter, entre l'effroi, l'hostilité, la compassion, envers ces misérables clébards. Le problème a été réglé peu avant l'Euro de football 2012 dont l'Ukraine était un pays organisateur. Des "brigades" de tireurs ont exterminé les chiens mais je crois que presque personne n'en a parlé dans la presse internationale. 

Et puis cette histoire des chiens d'Istanbul illustre bien les rapports que l'homme entend établir avec les animaux. On se targue en Europe de l'Ouest d'aimer les animaux et certains vont jusqu'à considérer qu'il n'y a pas de coupure, de frontière, entre eux et nous.

Mais l'animal domestique que nous avons créé n'est-il pas une simple caricature de nous-même ? On intègre de force les animaux dans le cercle familial, on leur fait subir ses contraintes, on les "hominise", on les infantilise. Surtout, on proscrit fermement l'errance des animaux. 

Pas question pour un animal aujourd'hui d'être sans maître, sans domicile, sans nom, de se déplacer librement sans être tenu en laisse, de ne pas être pucé, tatoué, vacciné etc... On prend même soin de les couvrir d'un manteau en hiver et de les pourvoir d'un collier lumineux la nuit. Personne ne s'est posé la question de savoir si c'était un mode vie qui pouvait leur convenir.


Quant aux poules, canards, oies, veaux, cochons, il y a longtemps qu'on n'en voit plus dans les campagnes. Ils sont tous enfermés dans des hangars "modernes" d'élevage intensif où ils endurent une vie courte et misérable dans une promiscuité épouvantable.

On est tellement convaincus d'aimer les animaux qu'on ne s'interroge guère sur les rapports qu'on entretient avec eux. Ces rapports sont en fait , même sous des dehors d'affection, de simple assujettissement.  

Par contraste, je pense souvent aux villages ukrainiens. Là-bas, une foule d'animaux en arpente encore les rues, croisant nonchalamment les passants : poules, canards, chiens, chats et même quelquefois vaches et chèvres. Personne ne s'en étonne même si, probablement,  personne ne sait plus à qui appartiennent ces animaux. Ça m'énervait, il y a peu de temps encore, tellement je trouvais que ça faisait pays sous-développé. Mais je me dis maintenant qu'il s'agit peut-être, comme avec les chats d'Istanbul, d'une cohabitation plus respectueuse et plus équitable dans la quelle chacun, homme et animal, conduit librement sa vie. Se côtoyer avec amitié et compassion, sans exercer de sujétion, est-ce que ça n'est pas ça, la clé d'un comportement approprié avec les animaux ?

Photographies notamment d'Ohran Pamuk qui n'est pas seulement grand écrivain mais aussi grand photographe.

Je recommande par ailleurs :

- Ohran PAMUK : "Istanbul" (paru en 2003). Une éducation sentimentale combinée au portrait d'une métropole en déclin.

- Catherine PINGUET : "Les chiens d'Istanbul-Des rapports entre l'homme et l'animal de l'Antiquité à nos jours". Un remarquable petit  bouquin (mai 2008) dont on a trop peu parlé. Pas seulement un livre d'histoire mais surtout d'anthropologie.

- KEDI : "Des chats et des hommes" (2016). Un documentaire plein de poésie sur les chats d'Istanbul.