samedi 2 juillet 2022

La vie fantôme

 

 Déclarer aujourd'hui qu'on croit aux fantômes, c'est tout de suite passer pour une idiote.  On oublie pourtant que les fantômes ont vraiment été une préoccupation populaire en Europe (accompagnant, en fait, la déchristianisation progressive) durant une bonne partie des 19 et 20èmes siècles. Les fantômes, c'était un peu la vision laïque de la présence/résurrection chrétienne des morts.

D'ailleurs beaucoup d'écrivains majeurs se sont intéressés aux fantômes : Horace Walpole ("Le château d'Otrante"), Hoffmann ("Les mines de Falun"), Dickens ("Un chant de Noël"), Oscar Wilde ("Le Fantôme de Canterville"). Et surtout Henry James et Guy de Maupassant.


Et puis hors d'Europe, le pays le plus étonnant est le Japon. On croit les Japonais hyper rationnels, épris de technologie et d'efficacité. On découvre qu'en matière religieuse, ils sont presque des "primitifs", encore animistes. C'est la religion shinto à laquelle personne ne croit mais que tout le monde pratique. Le monde est pour les Japonais "enchanté", peuplé d'une multitude d'esprits (les kamis). La croyance aux fantômes demeure très vivace, ce sont les Yurei, ces âmes éternellement errantes dont on craint toujours la colère ou la vengeance parce qu'elles sont mortes tragiquement. 


Mais il est vrai qu'en Europe, les morts, on s'en fiche complétement aujourd'hui. "A mort, la Mort", dit-on. On cherche, par tous les moyens, à effacer les morts de notre horizon, les évacuer de nos vies. Des tombes, des cimetières, il n'y en aura bientôt plus avec la généralisation de la crémation. Ne resteront plus que des urnes funéraires dont on se dépêchera de disperser les cendres n'importe où dans la nature. Que nous devenions la première société humaine qui n'honore plus ses morts, ça ne semble émouvoir personne.

 

 C'est le triomphe d'un scientisme à deux balles, d'un matérialisme grossier. Il n'y aurait rien au delà des apparences et de la réalité concrète. Je ne crois que ce que je vois. 


L'imbécilité de cette attitude, Marcel Proust l'a très justement dénoncée. Il était fervent défenseur des Impressionnistes. Il raille alors tous ces peintres et écrivains "naturalistes" qui prétendent épuiser le réel en le décrivant le plus minutieusement possible. Ils ne nous font grâce d'aucun détail, même le plus trivial. Comme si le monde empirique existait a priori, était seul garant d'objectivité et de vérité.


Proust remet les choses à l'endroit : il n'est de réalité que psychique et ce qui est intéressant, c'est la variété infinie des relations entre un sujet et un objet. Le réel, le hic et nunc, l'ici et le maintenant, se creuse toujours d'autre chose que lui-même. Le réel, c'est un afflux d'"impressions" multiples et parfois contradictoires. Il est sans cesse débordé par l'émotion, l'affectivité. On n'a jamais de regard neutre; le passé, la nostalgie font continuellement effraction dans notre vécu quotidien.

Deux bruits, deux images que séparent plusieurs années de notre vie, peuvent, néanmoins être concomitants, c'est cela qui est fascinant. Le Passé est-il d'ailleurs vraiment passé, effacé, aboli ? Ou plutôt, Tout, absolument tout, ne continue-t-il pas d'exister encore ? C'est la grande leçon de Proust. Les souvenirs, les hallucinations sont alors une grande plongée dans le Temps, une communication avec les morts.

Mes parents, ma sœur, sont, par exemple, sans doute morts en effet. Mais ils n'ont nullement disparu de ma conscience. Ils ne cessent de se manifester. 


Ce sont d'abord mes parents qui "émergent" dans mes rêveries. Ils apparaissent titubants, en état de survie précaire, vêtus de loques poussiéreuses et couverts de sang. Ils m'engueulent généralement : "Quelle tête de linotte, tu peux être. Tu n'as même pas pris la peine de vérifier qu'on était bien morts et tu as laissé refermer notre cercueil". Mais leur survie est éphémère et ils sont rapidement de nouveau happés par le grand gouffre de la Mort.


Et puis, c'est le tour de ma sœur, pas très fringante elle non plus, qui surgit à ma porte et vient également m'engueuler : "T'étais vraiment une salope, tu cherchais toujours à me piquer mes mecs. J'espère que tu en baves à ton tour".

 

Ces apparitions, ça n'est pas très gai, évidemment. Mais je crois qu'on y est  tous confrontés et qu'on vit bien de cette manière : dans un dédoublement permanent du réel. Le passé et le présent viennent à fusionner, la perception rencontre l'hallucination. Le réel, l'objectivité, ce n'est finalement qu'une petite partie de notre vie. Beaucoup plus important est ce monde fantomatique, entièrement affectif, dans lequel nous baignons.

Mais c'est vrai qu'aujourd'hui, c'est le monde objectif qui semble avoir gagné la partie contre le monde hanté. La condition moderne, c'est devenu la banalité et le prosaïsme absolus. L'ennui a énergiquement évacué le merveilleux et l'émotion qui va avec.

Je vois toutefois quelques motifs de ne pas désespérer entièrement. Les 19 et 20èmes siècles ont tout de même bien inventé la photographie et le cinéma, arts fantomatiques par excellence. Je peux, par exemple, retrouver sans difficultés Romy Schneider et cette rencontre cinématographique a davantage de force et de vérité que si elle avait été réelle. Et que dire des vieux clichés de notre enfance, souvent flous et mal cadrés mais porteurs d'une charge émotionnelle incomparable ?

Et aujourd'hui enfin, le formidable développement des réseaux sociaux ne rend-il pas notre existence de plus en plus virtuelle (c'est-à-dire fantomatique) ? On vit de moins en moins "en présentiel", on a une identité mouvante, on se rêve une destinée moins sinistre.

Tableaux de Viktor OLIVA (1861-1928), Arnold Böcklin (1827-1901) et de la peintre tchèque TOYEN (1902-1980) à laquelle le Musée d'Art Moderne vient de consacrer une belle exposition.

Le château est celui de Chateaubriand à Combourg (Bretagne). Il serait parcouru d'un fantôme.

Une image également du célèbre film d'horreur japonais "Ring".

A lire :

 - Lafcadio HEARN (1850-1904) : "Fantômes du Japon". Une cinquantaine d'histoires aux frontières du rêve et de la mort recueillies à la fin du 19ème siècle. A lire par tous les amoureux du Japon. Vient de faire l'objet d'une réédition illustrée de magnifiques estampes.

- MINH TRAN HUY : "Les inconsolés". Une histoire de fantômes et de vengeance. Un bouquin que j'avais adoré, paru en janvier 2020 (vient d'être réédité en poche Actes Sud). Son auteur est une Française d'origine vietnamienne. Elle signe un conte noir, un vrai roman gothique.

Son univers est, en fait, assez proche de celui de Linda Lê, autre franco-vietnamienne décédée prématurément le 9 mai dernier. J'ai été sidérée que l'on n'évoque quasiment pas la mort de Linda Lê dans les médias. Elle était pourtant l'un des grands écrivains français.

- Didier BLONDE : "Autoportrait aux fantômes", "L'inconnue de la Seine", "Leïla Mahi 1932". Un autre écrivain français injustement méconnu. De petits livres oniriques mystérieux. Lisez au moins "Leïla Mahi (poche Folio).

- Henry JAMES : il faut absolument avoir lu "Le tour d'écrou", un chef d’œuvre. C'est à compléter par "Histoires de fantômes" en poche bilingue chez Flammarion, et "Le fantôme locataire" en poche Folio.

- Maupassant ("Apparition"), Pouchkine ("La Dame de Pique"), Gautier ("Spirite"), Villiers-de-l'Isle-Adam ("Véra").

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