samedi 22 février 2020

La transparence meurtrière


On ne craint plus aujourd'hui d'exhiber sa vie, ses amours. D'évoquer ses parents, leur maltraitance non par violence mais par indifférence, omission. De donner les noms de ses amants, de dénoncer leurs turpitudes.  Ça donne lieu à tout un genre littéraire dont on est inondés, la confession-dénonciation. Libération de la parole ? Peut-être mais aussi obéissance à une nouvelle injonction, à de véritables mots d'ordre : "tout dire (au nom de la liberté), tout montrer (au nom de la vérité), se dénoncer les uns les autres (au nom de la justice)". C'est la marque d'une société insidieusement tyrannique.

On nous dit pourtant que parler, se raconter, ce serait salvateur. Ça permettrait de recoller les morceaux de soi-même. Recenser les traumatismes subis, ça permettrait d'y voir plus clair, nous assure la vulgate psychologique.


Ça permet sans doute, en effet, de trouver une réassurance, de s'exonérer de toute culpabilité. Mais on ne s'avise surtout pas que le réel, la vérité, sont sans doute inatteignables et qu'on ne substitue souvent qu'un scénario, plus valorisant, à un autre scénario.

Savoir à quoi s'en tenir, savoir à qui on a affaire, ça semble devenu la première préoccupation dans toutes les relations sociales et affectives. C'est la "transparence" moderne qui bannit le mystère, la dissimulation, en catégorisant, en objectivant, les autres..


J'ai du mal à me conformer à cette exigence.

Je serais bien embarrassée si l'on me demandait d'évoquer mes parents. Je ne pourrais en parler que de manière neutre, sans jugement. Pas méchants, bienveillants sans doute, mais plein de défauts aussi. Quant à leur vie personnelle, je n'en ai jamais rien su ni rien voulu en savoir. Mon père avait-il des maitresses, ma mère des amants ?  Je ne m'y suis jamais intéressée, j'ai été éduquée dans la différences des générations et des sexes où chaque chose était à sa place.  Les parents, ce sont surtout, à mes yeux, des modèles ou des contre-modèles. On se positionne par rapport à eux, on veut être comme eux et différents d'eux. Mais s'identifier à eux, jamais ! La fusion apparaît redoutable, mortelle. Envisager leur vie sexuelle, c'est un effroi.


Pareil pour mes amants. Difficile de les épingler, de les juger. Des crapules, des manipulateurs, des lavettes, j'en ai bien sûr rencontré. Mais je prenais largement part au jeu aussi et n'étais sans doute pas plus recommandable : personne, en fait, n'est capable d'énoncer la vérité d'une relation !

De toute manière, une rencontre, elle n'a jamais lieu entre des gens pleins d'eux-mêmes, bouffis de leur suffisance. On ne s'intéresse pas à la perfection de quelqu'un, ça nous révulse même. Ce qui nous attire, nous aspire, ce sont plutôt ses failles, sa fragilité, tout ce qu'il n'a pas et qu'on croit pouvoir lui offrir. C'est pour ça que l'amour, ça n'est jamais très glorieux parce que ça ne se passe jamais entre des icônes mais plutôt entre des déglingués.


Le flou, l'indécision, l'ambiguïté, voilà plutôt la façon dont je perçois ceux qui m'entourent et ceux qui me séduisent. J'ai du mal, je me refuse même, à caractériser les gens: j'ai l'impression, qu'ils sont complexes, qu'ils peuvent me surprendre. Ceux qui se prétendent exemplaires, droits dans leurs bottes, ne m'intéressent pas, je préfère ceux qui peuvent me conduire là où je n'irais pas.

J'aimerais que l'on réhabilite le mystère, l'ambiguïté voire le mensonge et la dissimulation. La passion amoureuse se nourrit d'incertitude et  d'effets de surprise. Qui es-tu ? se demandent parfois les amants.  Mais une réponse tranchée les figerait. L'étonnement préside à la naissance de l'amour.


Mais aujourd'hui, on vit une véritable dictature de la transparence. On devrait n'avoir pour partenaires que des gens "clean", entièrement prévisibles, bien dans leur tête. Exit, surtout, les "pas nets", les pervers, les paranos, les manipulateurs, les névrosés. Chacun devient expert en psychologie. L'amour, ça devient une affaire entre gens sains.

Quant aux anciens dissidents, les homosexuels par exemple, on les a bien vite récupérés: on leur a offert le mariage pour tous. A eux de se couler dans le moule de cette institution popote. Comme ils sont gentils, ces nouveaux petits couples !


On est en train d'énoncer une nouvelle pureté sans se rendre compte que cette obsession débouche aussi sur l'exclusion et l'épuration. On "pétrifie" les autres, on fige leurs identités.

Vouloir savoir à qui on a affaire, ça peut être une préoccupation dangereuse. Comme le rappelait l'historienne Mona Ozouf, c'est aussi, au nom de ça, qu'on a imposé aux Juifs le port de l'étoile jaune. L'identité, la transparence, meurtrières...

Tableaux du peintre espagnol Federico-Beltran MASSES (1885-1949)

7 commentaires:

Richard a dit…

Bonjour Carmilla
L'omission du silence
Si Marylène Lévesque avait su, elle serait encore de ce monde. Difficile de cacher un meurtre, surtout lorsque cela se passe entre une pute et un récidiviste. Elle, 22 ans, travaillait dans un salon de massage érotique de la ville de Québec, lui 41 ans était en liberté conditionnel après avoir purgé 16 ans de prison pour le meurtre de sa femme qu'il avait assassinée à coups de marteau et de couteau en 2004. Il l'a rencontré dans son salon de massage, lui a proposé une rencontre dans un motel. L'a attiré en lui promettant une forte somme. Madame Lévesque a été stigmatisée parce que c'était une prostitué, lui on l'a couvert de silence. Elle a été imprudente. Tant qu'à l'individu, le comité des libérations conditionnels, n'a pas fait son travail. Faudrait-il condamné les médias qui se sont emparés de cette affaire ? La loi du silence, la pègre fonctionne ainsi.
J'ai été élevé dans la fameuse religion catholique, institution dans laquelle, on ne parlait pas du péché d'omission. Le catholicisme ça fonctionne au silence comme un moteur à explosion fonctionne au carburant. De la pègre à la religion, il n'y a même pas l'épaisseur du tissu d'une soutane. Faut-il toujours que le scandale éclate pour en parler ? Après, c'est qui, qui ramasse les pots cassés ? On masque, on cache, pour se réfugier dans l'omission du silence au nom de la vie privée. Je ne me cache pas que je suis pour la liberté individuelle de la vie privée ; mais ce n'est pas une raison pour laisser les individus dangereux en liberté. La Charte Canadienne des Droits et Libertés est claire sur ce sujet. Tous les citoyens ont droit à leur sécurité physique et psychologique.
Voilà ce que j'ai évoqué au procureur de la couronne , en janvier dernier, alors que j'ai été cité comme témoin dans un procès sur un cas de violence conjugale. J'avais dit à ma voisine : faites attention, ce type est dangereux. Je ne pouvais pas ne pas l'avertir. Et, ça n'a pas manqué, et une nuit, il l'a soulevé de terre, l'a rentré dans un mur et lui a mis un poignard de chasse sur la gorge. Ma voisine a pensé que sa dernière heure était arrivée. Elle ne voulait pas en parler. Elle vivait dans le dénie, le silence et le secret. Finalement elle a porté plainte. Elle vivait dans le silence comme les juifs vivaient dans un silence mortel avant de mourir dans les camps d'exterminations.
Il n'était pas nombreux ceux qui dénonçaient publiquement le régime nazi en Europe dans les années 30-40. Même l'Église fermait sa gueule. Nous savons aujourd'hui la suite de l'histoire.
Il y a ceux qui gardent le silence, et ceux qui ne veulent pas entendre.

Richard St-Laurent

Richard a dit…

Le silence glauque.
Comment tenir sous silence, les propos de cette femme remarquable, qui a eu le courage de prendre la parole, bien connu sous le vocable de : Nelly Arcan ? Elle n'a pas craint de dire les choses, au mieux de les écrire. Son témoignage est révélateur sur son expérience de prostituée dans la majorité de ses livres. Je vous l'invite à lire cette remarquable oubliée.
Malgré sa prise de parole, cela n'a pas empêché de suicider dans le fond d'un garde-robe en 2009. J'ai trouvé son geste regrettable, surtout parce que c'était une écrivaine brillante, avec beaucoup de potentiels. Elle avait devant elle un brillant avenir. Sa disparition a laissé un vide dans l'univers de la littérature francophone international.
Mais pour une femme comme madame Arcan, combien d'autres se cachent ou se réfugient dans leur silence ?
Qui ne dit mot consens.
Un pied dans l’omission et l'autre dans le silence ?
Ce que nous vivons présentement, sur la fameuse transparence, ressemble plus à du spectacle, de la représentation, d'un quinze minutes de gloire, et il faut aussi le souligner de la vengeance. Ton producteur ne t'a pas donné le premier rôle dans son film, alors tu l'accuses de viol 20 ans plus tard. Faut pas être naïf, parce que cette naïveté, peut masquer les vrais cas de violences, que dire de meurtres, voir de suicides. On se fatigue de tout dans les médias au point de sombrer dans l'indifférence, c'est le danger qui nous guette. Certains ont la vocation de passer à côté de leur vie.
Certes les voyous sont excitants, imprévisibles, jusqu'au jour où ils vous brisent en morceaux, vous rende invalide, ou bien vous assassine. À moins que se soient vous les femmes, qui décidez de disparaître dans un geste irréversible. Ce que le voyou n'a pas fait, vous le faite contre vous, en vous suicidant. La vérité est peut-être inatteignable, mais certainement pas le le réel, qui lui est incontournable. Faudrait-il toujours être pris dans des amours tordus, dans des relations morbides, alors bravo la souffrance a encore des beaux jours. Y aurait-il plus de jouissance dans le mensonge ? La dissimulation ? L'incertitude ? L'omission ? Ce qui ne manque pas de pourrir les relations homme /femmes. Les hommes doutent présentement lorsqu'ils regardent une jolie femme en se demandant avant de faire des avances, si cette personne ne va pas les attaquer ne justice, les mépriser, les trahir. D'autre part les femmes déplorent que les hommes, (surtout au Québec) de leur manque de séduction. Les hommes commencent à prendre conscience que la séduction, c'est la route vers l'enfer. Alors ils s'abstiennent, ce qui débouche sur un changement climatique des relations amoureuses. Serions-nous entrés dans une nouvelle glaciation ?
Bonne fin de journée Carmilla

Richard St-Laurent

Anonyme a dit…

Magnifique.

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Richard,

Mais...je ne me suis peut-être pas bien fait comprendre car je perçois mal comment votre commentaire se raccorde à mon post. Je ne parlais pas des violences physiques exercées qui, bien sûr, doivent être rapportées, dénoncées, et pour les quelles aucune dissimulation n'est concevable.

Je parlais de cette "glaciation" des rapports humains et affectifs au nom de cette idéologie moderne de la transparence. On "catégorise", on essentialise, de plus en plus les autres. On leur refuse le droit à la complexité et, finalement, on les exclut, on les "épure".

La littérature devient dénonciatrice, accusatrice, alors qu'elle reposait, auparavant, sur le mystère et l'ambiguïté, sans posture tranchée et vengeresse.

Bien à vous,

Carmilla

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Anonyme pour votre commentaire bienveillant et réjouissant,

Carmilla

Richard a dit…

Serions-nous entrée dans une glaciation ?
Je me suis bien fait comprendre. J'ai bien compris votre texte, mais comme d'habitude j'ai saisie la balle au bond pour la relancer au premier but. Je ne m'en cacherai pas, j'ai vécu une période de glaciation en compagnie de ceux qui disaient : (Aimes ton prochain comme toi-même). Étrange propos pour ceux qui ne pouvaient même pas s'aimer eux-mêmes. Les rapports entre les humains, à l'aulne de leurs organisations sociales et politiques sont souvent glaçantes. Ce qui était le cas au Québec, alors que l'Église Catholique dominaient outrageusement les rapports humains. Quelle froidure ! On aurait cru entendre tomber un morceau d'acier sur un plancher de ciment pas moins trente degrés. Quelle glaciation ! Ce qui me fit forte impression, que j'en conserve encore aujourd'hui, un irrésistible goût de révolte. Rien de tel que de saisir son lecteur ou sa lectrice, par un cadavre bien froid, afin de capter son attention en débutant un texte. Y a-t-il plus glaçant pour un être vivant que de toucher un cadavre froid ? Ne l'oublions pas, cela est aussi un rapport humain, quoi qu'on en dise. Les humains craignent le réalisme comme ils s'effarouchent devant le changement. Ils sont rapides dans la technique, mais lent dans l'évolution. C'est une dissymétrie qui commence à être agaçante. De nos organisations humaines, il importe de serrer la bride, en s'exprimant ferment sur nos désirs comme sur nos espérances. À ce chapitre, la parole alimente la communication. Il est intéressant de constater, que souvent dans les échanges verbales, nous avons tendance à parler lorsqu'on devrait se taire, et nous évitons de prendre la parole lorsque la situation l'exige. Nous nous complaisons dans le silence de l'omission. Nous glissons le tout dans un contenant de la transparence pour faire taire notre conscience. Comment ne pas évoquer cette parenté entre le silence et la peur ? Si nous ne résistons pas à l'envie de paraître, c'est que peut-être nous ne savons pas nous exprimer, ou bien, que nous avons peur Et, pourquoi pas les deux à la fois ? Je relisais hier soir : Ils ont couru l'Amérique, de Serge Bouchard et Marie-Christine Lévesque. Le premier chapitre est consacré à Étienne Brûlé (1592-1633). C'est un de ces français à l'époque qui s'est ensauvagé au point de se transformer en indien, d'apprendre leur langue, d'épouser leurs mœurs, ses mythes, ses femmes. Ces peuples primitifs étaient des sociétés orales. Les indiens sont gens de paroles. Ils étaient et son toujours très éloquent. Lorsque tu donnais ta parole à un indien, à plus forte raison à une tribu, tu étais mieux de ne pas trahir ta parole. Cette soi-disant transparence m'apparaît bien bien fade aujourd'hui.
Bonne fin de journée Carmilla
Richard St-Laurent

NB: Ils ont couru l'Amérique a été publié chez Lux Éditeur à Montréal en 2014.
Je vous le recommande chaudement.

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Richard,

Oui, je comprends maintenant mieux...

Mais vous avez une vision institutionnelle de la religion catholique incarnée par ses représentants. Ils ont sans doute entretenu une répression féroce, faite de mensonge et dissimulation, en imprimant une ambiance générale triste et sinistre.

Mais j'ai l'impression que le contexte a radicalement changé. En Europe du moins, l'influence du clergé catholique est devenue, me semble-t-il, quasi inexistante. Au point que c'est faire preuve maintenant d'originalité, voire de bizarrerie, que de se déclarer catholique. La religion catholique ne gouverne plus nos vies, c'est un fait... Mais elle est remplacée par d'autres religions, d'autres opiums (le nationalisme), qui peuvent se révéler plus dangereux.

Entendons-nous bien. Je ne suis ni croyante, ni pratiquante. Je considère cependant le christianisme comme une religion extrêmement puissante intellectuellement. A la différence du Judaïsme et de l'Islam, ce n'est pas une religion de tabous et d'interdits. En plaçant la faute et le Mal au cœur de l'homme, elle est au contraire une religion du libre-arbitre.

De ce point de vue, le prolongement le plus moderne du Christianisme, c'est, pour moi, la pensée de... Freud.

Et puis des commandements comme "aimer son prochain comme soi-même" ou "tendre l'autre joue à celui qui vient de vous agresser" sont pour moi fascinants car exorbitants. Ça confine à l'impossible.

Bien à vous,

Carmilla