samedi 11 janvier 2020

Qui séduit qui ?


Étrangement, ou plutôt logiquement, on a très peu parlé du décès, le 26 décembre dernier, de Sue Lyon, l'actrice principale du film de Stanley Kubrick "Lolita" adapté, sous une forme émolliée, du roman éponyme de Nabokov publié en 1955. Un très bon film qui ne sera sans doute pas programmé de sitôt à la télévision française. Quant à une nouvelle adaptation du roman au cinéma...


Il faut dire qu'on a choisi de débuter l'année, en France, en lançant une impitoyable chasse à une nouvelle catégorie de  pédophiles, non plus ceux qui traquent les petites filles de 5, 6 ans jusqu'à éventuellement les assassiner, mais les vieux messieurs qui séduisent et déclarent leur amour à de pures jeunes filles de 13, 14 ans.  C'est le retour de la figure du "vieux dégueulasse". D'innombrables ligues de vertu se sont vite constituées avec pour figures de ralliement la Canadienne Denise Bombardier (la bien nommée car on ne peut pas dire que la subtilité soit sa première qualité) et Vanessa Springora dans le rôle du "boomerang" vengeur.

Ça ne veut pas dire non plus que j'apprécie Matzneff; je le trouve étrangement naïf et immature, presque infantile; il apparaît lui-même comme une espèce de gosse mythomane enfermé dans ses radotages: la religion orthodoxe, la bonne bouffe, son look. Quand on a lu 10 pages de Matzneff, on a tout lu. Et puis qu'un adulte professe un amour envers une gamine, en habillant ça d'un romantisme mièvre et sucré, je trouve ça pitoyable et risible, forcément calculateur et insincère.Mais je ne me hasarderai pas à le juger davantage.


Ces délires émotionnels, à l'occasion des quels on vous somme de choisir votre camp, de rejoindre la meute, ça me passe complétement par dessus la tête. C'est vraiment dans ces situations que je ne me sens pas du tout Française. La seule chose que je sache, c'est que je refuserai toujours de m'associer à des gens qui érigent un tribunal populaire, qui dénoncent des "méchants" et réclament des punitions exemplaires. Je m'estime incapable de porter un jugement sur ces histoires et je sais aussi que les "blanches colombes" savent, à l'occasion, se transformer en loups. Les gens qui frémissent d'excitation à l'idée de jeter quelqu'un en prison me donnent envie de vomir. "Le Comte de Monte-Cristo", je n'ai jamais pu lire parce que je suis imperméable à l'idée de vengeance. Le plat froid que distribue avec prodigalité Vanessa Springora, j'en abandonne volontiers ma part.


"Lolita" , c'est l'un des premiers romans sulfureux que j'ai lus étant gamine; sans doute à 15, 16 ans à un âge où on commence à être sérieusement turlupinés par le sexe et toutes les interrogations qui l'accompagnent.

Je ne l'ai sans doute pas bien compris mais j'ai été sensible au côté lumineux, solaire, du bouquin. Il démarre d'ailleurs très fort, sous la forme d'une véritable petite rengaine : "Lolita, lumière de ma vie, feu de mes reins. Mon péché, mon âme". Ça a d'abord été pour moi une révélation : celle de l'immense pouvoir de la jeune fille parce qu'elle seule incarne la beauté du monde, sa perfection aérienne et quasi immatérielle. En regard de la jeune fille, de la puissance de son attraction, rien ni personne ne peuvent trouver grâce. Que dire des garçons bêtas et lourdauds, des mères casse-pieds et moralisatrices, des hommes vils, puants et répugnants ?


"Lolita", je l'ai donc moins perçue comme la victime d'un infâme prédateur que comme une triomphatrice. C'était important pour moi, ça m'a donné de l'assurance. Ma mère m'avait éduquée dans l'idée qu'une fille, c'était une petite chose, fragile et précieuse. Je portais des culottes en dentelle, j'avais des chaussures vernies et des rubans dans mes cheveux. J'étais "mignonne", il fallait me mettre à l'abri, me protéger de la laideur et de la vulgarité du monde. Mais ça ne me plaisait pas, je voulais absolument me démarquer de ma mère, ne pas emprunter les mêmes voies timorées. A moi donc de jouer mes cartes, d'accepter le jeu des rapports de pouvoir et de séduction. Ce n'est pas moi que l'on allait soumettre. A partir de cette conviction, j'ai toujours eu tendance à mettre au défi ceux qui me côtoient et à exercer sur eux une pression insidieuse pour les faire rentrer dans le jeu de la rivalité. C'est sans doute pour ça que je suis souvent perçue comme déstabilisante. Disons simplement que je ne suis sans doute pas très drôle et probablement manipulatrice comme toutes celles qui aiment séduire.



J'ai également trouvé dans un livre de Pierre Louÿs ( "La femme et le Pantin" adapté par Luis Bunuel dans le film "Cet obscur objet du désir"), un même hommage à la féminité et à son pouvoir. La jeune héroïne, Conchita, se montre carrément sadique avec son soupirant, vieux et riche. Elle est même cynique,vénale, licencieuse, une vraie garce mais c'est un moyen de bafouer sa virilité arrogante et d'instaurer un rapport d'égalité avec lui. Ça m'a servi de leçon : il n'y a pas d'égalité sexuelle et il ne saurait d'ailleurs y en avoir. Entre hommes et femmes, ce n'est jamais du donnant/donnant, du fifty/fifty, du win/win, mais c'est plutôt du rapport de pouvoir et de domination.  C'est évidemment perturbant, c'est absolument contraire à nos idéaux démocratiques, mais c'est peut-être ce qui fait le sel de la vie. Et puis, il ne faut pas l'oublier, la caractéristique première des rapports de pouvoir, c'est qu'ils sont réversibles, éminemment réversibles. Aucun maître n'est jamais définitivement installé.


Quoi qu'on en pense, le mythe de la jeune fille séductrice, voire démoniaque, touche au cœur de l'inconscient collectif.

Adolescente, je l'avoue, je n'étais peut-être pas une vraie "Lolita" mais c'est sûr que je n'étais pas du tout attirée par les "petits mecs" de mon âge; je crevais plutôt de désir pour mes profs et les hommes mûrs. Il n'y avait qu'eux qui pouvaient m'initier, m'apprendre quelque chose. Certes on se casse aussi la gueule parce que l'apprentissage de la sexualité féminine repose tout de même sur le traumatisme et l'effraction. On fait l'expérience de la honte et de l'humiliation et c'est d'autant plus fort qu'on a jusqu'alors été choyée et protégée. Mais de là à chercher ensuite à se venger, ça m'est étranger.


On découvre le caractère monstrueux de la sexualité masculine : le respect et la sacralisation de leurs épouses et leurs mères a pour contrepartie l'édification d'une barrière, d'une séparation protectrice, qui les autorise finalement à avilir et maltraiter leurs amantes : c'est "la maman et la putain", cette disjonction nécessaire à l'équilibre du psychisme viril. Ai-je pour autant été détruite, définitivement traumatisée ? Sans doute pas car on a besoin de l'humiliation-initiation pour se "transformer" et devenir adulte. L'amour n'est de toute manière que secondaire car une femme ne s'y trompe jamais : entre être celle qu'un homme aime et celle qu'il désire, elle choisit toujours le désir (l'amante plutôt que l'épouse).


"La transparence des choses" (autre ouvrage majeur de Nabokov), on sait bien que ça n'existe pas du tout. Les rapports humains sont plutôt réglés par le mensonge, la dissimulation, la ruse. Les femmes se font sans doute humilier mais elles savent, en retour, se montrer humiliantes.

C'est ainsi que court sans cesse cette question: "Qui séduit qui ?", "Qui possède qui ?", "Qui avilit qui ?"

Je reconnais tout de même que, dans ce jeu cruel de la séduction, et je donne sur ce point raison à Vanessa Springora, une jeune adolescente ne lutte pas, à armes égales, avec un adulte. Et l'homme adulte qui séduit une gamine n'est pas seulement pitoyable et ridicule, il est surtout manipulateur et menteur. Ses proclamations éhontées d'amour ne sont que le masque rationalisé d'une rage infantile, celle éprouvée quand sa mère a mis un premier obstacle à ses désirs et sa volonté de puissance.



L'esprit de vengeance, la toute puissance, c'est ça qui caractérise le pervers. Mais soyons honnêtes, on est tous, à des degrés divers, habités par ça. La perversion constitue le fond primitif de la sexualité humaine.

Image-t-on d'ailleurs une société qui ne serait constituée que d'âmes pures et de saints ? Ce serait absolument sinistre, plus d'Art, de littérature, tout serait prévisible, sans mystère. On peut même souligner que la perversion est nécessaire à la société. Surtout, parce qu'elle permet de distinguer la norme et la pathologie, le bien et le mal, la loi et l'inversion de la loi. Dans leurs jeux de balançoire vengeresse, Matzneff et Springora se complètent bien, ils sont l'envers et l'endroit, réversibles, du désir et de l'hostilité.


Images de Gustav KLIMT 1862-1918), Egon SCHIELE (1890-1918), Franz Von STUCK (1863-1928), Fernand Khnopff (1858-1921), Theo MATEJKO (1893-1946).

Dans le prolongement de ce post, dont il faut excuser le caractère peut-être déconcertant, je conseille deux livres :

- Robert J. STOLLER : "La perversion, forme érotique de la haine".
- Elisabeth ROUDINESCO : "La part obscure de nous-mêmes".

Au cinéma, il faut absolument voir "Les siffleurs" du réalisateur roumain Corneliu PORUMBOIU.

6 commentaires:

Richard a dit…

Bonsoir madame Carmilla

Je serai bref.

Le moindre qu'on puisse dire c'est que les Iraniens cette semaine n'ont pas séduit les Canadiens.

Gérer des missiles ce n'est pas pour les gamins.

Gérer un aéroport non plus.

Je suis comme mon Premier Ministre Justin Trudeau...

FURIEUX !

Se faire mentir comme nous nous sommes fait mentir, par ces arracheurs de dents, nous allons nous en souvenir.

Libre à vous

Richard St-Laurent

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Richard,

J'estime toutefois que le gouvernement iranien s'est finalement honoré de reconnaître sa responsabilité. Je pensais qu'à la manière des Russes, ils allaient nier, jusqu'au bout et contre toute évidence.

Ce tragique événement marque peut-être un tournant pour le Moyen-Orient et l'Iran.

Les mollahs se sont complétement discrédités. N'oublions pas que leur base intérieure est faible : guère plus de 20 % de soutiens du régime contre 80 % d'opposants.

Il y a déjà eu hier, à Téhéran, une manifestation contre le gouvernement. Que vont faire les religieux ? Une répression brutale est difficile. C'est, pour eux, une grande période de risque qui s'ouvre.

Bien à vous,

Carmilla

Richard a dit…

Bonsoir Carmilla

Ce que nous devons chercher à savoir :

1) Pourquoi les Ministère civile de l'aviation iranienne n'a pas émis un Notam, pour fermer tous les aéroport civils et interdire l'espace à tous les avions commerciaux ?

Lorsque tu présumes qu'il va y avoir attaque, tu cloues tous les avions au sol.

Ils ne l'ont pas fait, pourquoi ?

2) Je veux savoir si le système de tir du TOR-MI était en mode manuel ou automatique.

S'il était manuel, donc il y a une chaîne de commandement au-dessus.

S'il était automatique, c'est qui les responsables ?

Nous savons maintenant la cause de l'écrasement.

Maintenant, il faut savoir comment les événements en amont sont survenus.

Nous allons pouvoir enfin constater la transparence de ce régime.

3) Analyse des boîtes noires par des pays qui ne sont pas impliqués dans l'accident.

J'espère que la communauté internationale va exiger que toute la lumière soit faite sur ce genre d'accident injustifiable. Il en va de notre sécurité à tous.

Bien vôtre

Richard St-Laurent

Nuages a dit…

Que 20 % de soutiens du régime ? A voir les foules immenses qui manifestaient leur douleur et leur colère après la mort du général Soleimani, cela pose quand même question.

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Richard,

Vous n'avez bien sûr pas tort.

Mais attention, sans être médisant ou arrogant, il faut bien reconnaître que la bonne organisation n'est pas la qualité première des pays du Moyen-Orient. Il suffit d'y avoir vécu un peu pour se rendre compte qu'y règne un joyeux foutoir.

Il y a une allergie générale à l'administration. Ça a des côtés sympathiques mais ça explique aussi que le circuit des décisions n'est pas très bien encadré.

Bien à vous,

Carmilla

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Nuages,

J'ai tiré cette évaluation de 20 % de journalistes experts de l'Iran. C'est même beaucoup en regard de la situation économique et politique du pays. Rencontrer sur place des Iraniens est édifiant.

Il ne faut pas se fier aux grandes manifestations présentées à la télévision. Elles sont organisées et mises en scène par le régime avec le concours des Gardiens de la Révolution et des Bassidjis et sont un pur instrument de propagande.

Il faudrait aussi parler des millions d'Iraniens qui ont fêté et se sont réjouis de la mort de Soleimani.

Contrairement à ce qu'on a raconté dans les médias occidentaux, Soleimani n'était pas du tout aimé. L'immense majorité de la population iranienne désapprouvait ses interventions militaires dans tout le Moyen-Orient. Il était en plus issu des Gardiens de la Révolution.

On peut aussi préciser que les Iraniens ne sont pas du tout hostiles aux Américains.

On le sait. La véritable assise du pouvoir des mollahs, c'est la force et la répression. Combien de temps cela peut-il encore durer ?

Bien à vous,

Carmilla