samedi 4 janvier 2020

Nourritures spirituelles



Un peu de lecture et de spiritualité pour débuter cette décennie :

- Chris KRAUS : "La fabrique des salauds". Si on décide de ne lire qu'un seul livre cette année, c'est celui-ci qu'il faut retenir. 887 pages dont on sort lessivés, vidés de toutes illusions. La morale, la droiture, l'héroïsme, qu'est-ce que ça veut dire quand il s'agit d'abord de survivre dans un monde emporté par la folie meurtrière ? On peut trahir aussi pour se sauver et pour sauver ceux que l'on aime. On peut trahir par amour.  On a souvent rapproché "La fabrique des salauds" des "Bienveillantes" de Jonathan Littell. Je dirais que c'est moins sec, moins philosophique, mais plus romanesque et finalement plus prenant.



 




















  - FRANZOBEL : "A ce point de folie - D'après l'histoire du naufrage de la Méduse". Ce livre est sorti durant l"été 2018 et je l'avais alors un peu raté. Il vient heureusement d'être édité en poche. Précipitez-vous ! Ce bouquin est un véritable prolongement de la "Fabrique des salauds". Ce n'est pas seulement une histoire horrifique et extraordinaire. C'est aussi une réflexion anthropologique et politique. Que valent les grands idéaux de la Philosophie des Lumières, la proclamation de l'égalité et de l'unité de tous les hommes, la société fondée sur la compassion et la Justice, lorsque le seul horizon est celui de la mort à brève échéance et que chacun redevient un loup pour les autres ? Terrifiant ! Ce livre est aussi une extraordinaire description de la société française, en 1816, juste après la chute de Napoléon et des idéaux républicains.


- Nastassja MARTIN : "Croire aux fauves". Encore un livre hors du commun qui aurait pourtant du m'irriter. Les immensités sauvages, l'animal, est-ce qu'on n'a pas assez de Sylvain Tesson pour nous bassiner avec ça ? Sauf que c'est beaucoup plus fort que du Tesson. C'est la rencontre violente, dans les montagnes du Kamtchatka, entre un ours et une femme. C'est l'implosion des frontières entre l'homme et l'animal, la révélation de leurs propres failles physiques et mentales, la brutale coïncidence du mythe et de la réalité. Un livre magique qui est aussi une illustration des thèses du grand anthropologue Philippe Descola ("Par delà nature et culture") qui a renouvelé l'approche de l'animisme, du totémisme, du naturalisme.


































-"L'exploration du monde - Une autre histoire des grandes découvertes" sous la direction de Romain Bertrand. La découverte du monde, on la réduit trop souvent à 1492 et Christophe Colomb. Un livre qui revisite complétement l'Histoire du VII ème siècle au XX ème siècle. On découvre d'autres voyages au long cours extra-européens, des amiraux ottomans, des navigateurs chinois, des voyageuses et exploratrices, tout un petit peuple d'assistants, auxiliaires, interprètes. Passionnant, essentiel. Un merveilleux voyage dans le temps et l'espace, accompagné d'intrépides aventuriers.


- "Atlas des pays qui n'existent plus". Connaissez-vous l'Allenstein, la Carélie de l'Est, Le Royaume des Deux-Siciles, L'Etat libre de Fiume, Le Duché de Schleswig, la Roumélie Orientale, l’État libre d'Orange ? Autant d’États qui, au XIX ème et au XX ème siècles, ont vu le jour puis disparu. 50 pays mystérieux dans le monde, presque poétiques, sont ici présentés. Un livre qui fait rêver.


- Morgan SPORTES : "Si je t'oublie". Un livre terrible mais magnifique. Le récit, par Morgan Sportès, de la mort lente, d'un cancer du pancréas, de sa compagne. Une femme qu'il reconnaît n'avoir pas su aimer mais à qui il offre, avec ce livre, une ultime et paradoxale preuve d'amour. C'est aussi l'occasion de rappeler que Morgan Sportès compte parmi les excellents écrivains français même s'il est injustement oublié des jurys littéraires. Je signale donc que "Le ciel ne parle pas" récent roman historique sur la liquidation du christianisme au Japon vient d'être édité en poche. "Dieu, l'argent, le choc des civilisations, la liberté de commercer et de circuler, la souveraineté des États… À quatre siècles de distance, ces problématiques sont les nôtres".


- Sylvie LAUSBERG : "Madame S". Connaissez-vous Madame Steinheil, la maîtresse du Président Félix Faure dans les bras de la quelle il s'est étouffé de plaisir en 1899 ? Elle a été traînée dans la boue, surnommée "la pompe funèbre" ou "la putain de la République". Pourtant, elle était une femme remarquable, intelligente et cultivée. Elle multipliait certes les amants mais elle était, à cet égard, une féministe avant l'heure.  Surtout, elle a fait un peu plus tard, en 1908, la une des chroniques judiciaires, accusée du meurtre de son mari et de sa mère. Emprisonnée, jugée, innocentée, elle épouse plus tard un lord anglais et finit enlevée au Maroc. Un livre épatant, passionnant, écrit par une historienne et psychanalyste belge. J'y ai personnellement appris plein de choses sur l'histoire de la III ème République Française que je connaissais, à vrai dire, très mal.


































- Christophe Donner :"Quatre idiots en Syrie". La Syrie, c'est devenu l'un des pays les plus mystérieux du monde même si on en parle presque tous les jours dans les médias. Mais que s'y passe-t-il réellement, n'y rencontre-t-on que terreur et misère, comment, surtout, s'y organise la vie quotidienne de ses habitants  ? Christophe Donner s'y est rendu en compagnie de trois amis français à l'invitation des organisateurs d'un "Festival du cheval". Mais très vite, cette virée se transforme en traquenard. Les quatre compères sont invités à visiter un "village Potemkine" au sein duquel on les incite à jouer les idiots utiles de Bachar el-Assad. On n'apprend donc pas grand chose sur la vie réelle en Syrie mais Christophe Donner s'en tire avec habileté en esquissant une série de portraits féroces et hilarants de marionnettes du régime. L'humour et la dérision contre la terreur.


 
Images de Norbertine von Bresslern-Roth (1891-1978), Carl Thiemann (1881-1966), Walther Klemm  (1883-1957), Hokusaï (1760-1849), Lv Carroll (1919), Carton Moore-Park (1877-1956)

4 commentaires:

Richard a dit…

Bonjour Carmilla !
Cette comparaison du livre de Kraus avec celui de Littell, voilà ce qui a piqué ma curiosité, m'a incité à lire « La Fabrique des Salauds ». Je voulais vérifier si on était capable de faire aussi bien que Littell, ce qui n'est pas donné. Je pense que cette sorte de rapprochement est hasardeux. Par contre je suis tombé sous le charme de l'écriture de Chris Kraus. J'avoue que j'ai un faible pour ces genres d’histoires ficelées serrées, qui nous rappelle qu'on peut être projeté dans la monstruosité de la vie bien involontairement, commettre des atrocités qui sont loin d'être préméditées pour vivre des paradoxes insupportables. C'est effectivement plus facile à lire que Littell. Mais, au final ma préférence penche vers Littell.
Je n'en suis pas sorti lessivé, au contraire, j'aime les auteurs qui sont capables de se pencher sur l’inavouable. J'ai senti que Kraus essayait d'une manière insidieuse, d'excuser, ou de laver les fautes des Allemands lors de la Deuxième Guerre mondiale. J'ai trouvé l'exercice d'une habileté prodigieuse, parce que c'est suggéré entre les lignes. C'est sûr qu'un jour nous sortons de l'innocence, la perte de nos illusions nous laissent vulnérables, alors on peut verser dans le cynisme, la violence à outrance. Ce rappelle de Kraus dans son livre n'est pas innocent. Les descriptions de ses personnages sont très riches. C'est un auteur virtuose des situations compliquées. On discerne l'auteur de théâtre derrière tout cela. Un réalisateur de cinéma pourrait en faire un grand film.
Au chapitre de la violence, je viens de terminer la lecture de Peter Hopkirk : Sur le toit du monde. Les Allemands n'ont rien a envier aux autres nations en ce qui concerne la violence, les Tibétains aux XIXème siècle ne laissaient pas leur place. Ils avaient des pratiques d'un barbarisme particulièrement raffiné. Ce qui ne manque pas d'intérêt, parce qu'un jour ou l'autre nous pourrions à nouveau être replongé dans ces genres d'atrocités, et ce, malgré nos sophistications technologiques.
Ce n'est pas parce que tu habites un petit village, où le fond d'un rang boueux entre deux forêts, que tu vis au milieu d'une famille chaude et aimante, que tu ne te feras pas écraser par une armée étrangère, au pire par une horde qui viendra couper tes forêts, brûler tes bâtiments, te torturer pour finalement t'assassiner. Tout cela, quoi qu'on en dise, est possible. Il m'arrive d'y penser lorsque je roule sur mes chemins de gravelle.
Bonne fin de journée Carmilla et merci pour vos suggestions de lectures.
Richard St-Laurent

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Richard,

Littell et Kraus sont, malgré tout, très différents. Littell est sans doute plus profond, plus métaphysique. Sa formation philosophique est évidente.

Kraus est davantage un conteur, un producteur de fictions. Il aime les histoires d'amour (même très compliquées)qui n'existent, en revanche, pas du tout chez Littell. Cherche-t-il à exonérer les Allemands ? Je n'avais pas songé à cela mais il est vrai que ses personnages se laissent davantage emporter par l'Histoire plus qu'ils ne cherchent à maîtriser leur destin.

Dans le prolongement de ces livres (et aussi de Hopkirk), je vous incite vivement à lire l'écrivain autrichien Franzobel et son histoire du radeau de la Méduse. On ne décolle pas de ce livre qui révèle la face noire de l'humanité. Les beaux idéaux fraternels et égalitaires cèdent rapidement. Ce livre a, en plus, une dimension historique très intéressante. Il vient, je le rappelle, de sortir en poche.

Quant à la violence, elle n'est bien sûr pas l'apanage du 20 ème siècle. Elle est davantage contenue mais la frustration générée constitue une grave menace (cf les réflexions de Freud dans "Pourquoi la guerre ?".

Bien à vous,

Carmilla

Richard a dit…

Bonjour Carmilla
J'avais effectivement noté pour Franzobel. Je ne l'ai pas vu dans les libraires au Québec, sans doute que cela va prendre un peu de temps pour que les cargos franchissent l'Atlantique Nord. J'ai aussi retenu Nastassja Martin, Morgan Sporte, Sylvie Lausberg. Je regarde vos notes de lectures, je constate que l'automne vous aura été profitable.
Je suis passé à Bouddhas et rôdeurs sur la route de la soie de Hopkirk. Vraiment ce livre à tout pour me passionner. J'ai toujours aimé l’archéologie. Les bibliothèques ensablées m'intriguent. Dire qu'il a existé des villes le long de cette voie voilà des milliers d'années, puis les sources d'eau qui provenaient des glaciers environnants se sont taries, ce qui a chassé tous les habitants. C'est un ouvrage très instructif sur le Turkestan et j'aime des noms comme : Karakoram ou encore Taklamakan.
J'avais bien aimé : Le Grand Jeu, mais ce livre sur ces explorateurs-géologues-archéologues, c'est plus que de simples aventuriers. Ce qui est invraisemblable, c'est que des hommes ont parcouru ces voies parce qu'il y avait plusieurs voies de la soie pendant des siècles, et tout le long de cet immense désert on retrouve des civilisations oubliées, des langues mortes, de multiples alphabets. C'est incroyable, il y a des gens qui ont vécu dans ces endroits pendant des siècles, et dire que le sable à tout recouvert.
Je suis vraiment content de lire ce livre et de découvrir une région du monde : Le Turkestan, que je ne connaissais pas ou si peu.
Merci encore une fois
Bonne fin de journée Carmilla
Richard St-Laurent

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Richard,

Je ne recense, à vrai dire, dans ces "chroniques" que les livres qui m'ont vraiment plu. J'élimine tous ceux que j'ai jugés moyens ou qui relèvent de domaines trop spécifiques (histoire, économie, psychanalyse).

Franzobel a été édité, en novembre 2019, dans la collection "J'ai Lu".

Hopkirk, c'est en effet formidable. Dommage que son œuvre soit réduite et partiellement traduite en français.

Le Turkestan n'a, à vrai dire, pas d'existence politique. C'est simplement une vaste région qui recouvre plusieurs pays turcophones.

Bien à vous

Carmilla