samedi 17 septembre 2022

Mirages persans

 

J'ai souvent dit que je continuais de porter l'Iran dans mon cœur. Même si j'ai bien conscience du caractère rebutant du pays. De prime abord, la Perse ne fait vraiment pas rêver : des tueurs au pouvoir, des tueurs-religieux (dont le plus impitoyable, le Président Raïssi); des milices qui quadrillent l'espace public et qu'il vaut mieux éviter de rencontrer (les gardiens de la Révolution, les Pasdarans, et les Bassidjis); une foule d'interdits dans la vie quotidienne dont le pire n'est peut-être pas l'obligation du port du voile pour les femmes; des villes souvent monstrueuses, polluées, surpeuplées, enlaidies, asphyxiées dans les embouteillages.  


Sinistre et laid, voilà, je crois, ce que doit penser un touriste non averti lorsqu'il débarque, pour la première fois à Téhéran et il n'a alors qu'une envie: en déguerpir le plus vite possible.


Et pourtant ! Il y a bien sûr la façade sombre, repoussante, érigée par des  mollahs cruels et ignares. Et puis, il y a tout ce qui est en deçà, au-delà : une foule de sensations, d'images fulgurantes, de lumières ultra-contrastées, de couleurs jaunes et bleues, d'un air électrique tellement il est sec, d'un sentiment d'immensité, de paysages constitués de grands aplats, de chaînes de montagnes sans fin, de villes de faïence, de miniatures, de raffinement extrême, de jardins à l'image du Paradis. Et enfin et surtout l'extrême hospitalité et convivialité de la population à l'égard de ses visiteurs.


L'Iran, l'ancienne Perse, c'est un pays qui envoûte et fascine et cela depuis la fin du 19 ème siècle. Ce qui m'a étonnée, c'est que, parmi les premières personnes qui ont découvert la Perse, nombreuses étaient les femmes. Pas seulement des aventurières mais aussi et surtout des écrivaines de grande qualité. Après une longue période d'oubli, on commence aujourd'hui à redécouvrir leur œuvre.


Il s'agit de Jane Dieulafoy (1851-1916), Gertrude Bell (1868-1926), Dorothy de Warzée (1880-1963), Vita Sackville-West (1892-1962), Anne-Marie Schwarzenbach (1908-1942), Ella Maillart (1903-1997).


Qu'est-ce qui poussait ces femmes à s'aventurer dans ce pays plutôt dangereux ? C'était quand même une sacrée aventure à l'époque, parce que l'insécurité, les épidémies,  y étaient des risques majeurs, surtout pour une femme. Pour justifier cette audace, on évoque bien sûr l'attrait du rêve avec l'influence des "Mille et une nuits" mais c'est sans doute une explication très réductrice.


Pourquoi voyage-t-on, se lance-t-on dans une aventure risquée ? J'ai noté quelques points communs à ces femmes : elles étaient toutes très riches et (à l'exception d'Ella Maillart) et traînaient une espèce de langueur existentielle et de multiples interrogations sur leur sexualité. Voyager c'était alors une manière de se perdre (d'effacer son ancienne identité) pour essayer d'en retrouver, peut-être, une autre sous d'autres cieux. Voyager pour fuir son malheur, ses angoisses et interrogations, c'est souvent aussi notre propre démarche.


1) Jane Dieulafoy: peut-être la plus inconnue de toutes. Pourtant, elle a été l'une des premières femmes à pratiquer l'archéologie et elle a donné au musée du Louvre quelques-uns de ses plus beaux joyaux notamment la fameuse "frise des archers" provenant du site achéménide de Suse. 

Pour des raisons de sécurité, elle se travestissait en homme en Perse mais cela est, ensuite, devenu une habitude. Et puis, elle a été une grande écrivaine.  Avant de se consacrer au roman historique, elle a d'abord relaté ses aventures en terre persane faisant la part belle à tous les aspects pittoresques du pays (ses bazars, ses institutions, ses populations). J'ai trouvé ça extrêmement vivant et passionnant restituant parfaitement un monde disparu.


2) Vita Sackville-West faisait partie de l'aristocratie britannique. Elle entendait vivre à son gré, sans problème, sans opposition ni contrainte. Elle était l'épouse d'un diplomate puis membre du Parlement qui était plutôt un compagnon bisexuel dans le cadre d'un mariage ouvert. 


De ses nombreuses liaisons féminines, émerge surtout la figure de Virginia Woolf. Vita aurait ainsi été l'inspiratrice du magnifique roman "Orlando". Surtout, l'écriture totalement révolutionnaire de Virginia Woolf a considérablement influencé celle de Vita Sackville-West. 


Son livre "Passenger to Tehran" est ainsi complétement déconcertant. Il n'est pas descriptif au sens classique du terme car son voyage est présenté comme une sorte d'expérience intérieure à la manière proustienne. Il ne fait appel qu'à un flot de sensations, d'impressions, de pensées qui se substituent, en quelque sorte, au monde extérieur.


3) Anne-Marie Schwarzenbach était issue de la grande famille industrielle zürichoise détenant, à l'issue de la 1ère guerre mondiale, la plus grande entreprise de soie au monde. (ce qui l'incitera, peut-être, comme une manière de retrouver sa famille, à parcourir justement "la route de la soie") 


Un physique remarquable, une beauté d'éphèbe, longiligne et androgyne. Une passion pour l'automobile. Une mère pro-nazie, sévère et rigide mais grande mélomane et bisexuelle. Anne-Marie Schwarzenbach n'aura de cesse de s'affranchir de sa famille tout en évitant le plus possible de les blesser. 


Elle sera militante anti-nazie, journaliste et fréquentera longuement Klaus et Erika Mann, enfants jumeaux et dévergondés du grand Thomas Mann. Elle se montrera d'un anti-conformisme absolu: lesbienne, toxicomane, communiste, décadente, écrivaine, photographe. Sa vie sera une longue dépression qu'elle cherchera à apaiser en recourant de plus en plus aux drogues (surtout la morphine et l'opium). Elle se rendra aux Etats-Unis et en URSS puis, à plusieurs reprises, en automobile, au Moyen-Orient et en Iran (dont une fois, en 1939, avec Ella Maillart  qui en tirera "La voie cruelle"). Elle effectuera même à Téhéran un mariage de convenance avec un Français, secrétaire d'ambassade et homosexuel, Achille Clarac. Elle décédera prématurément d'une stupide chute à vélo. D'abord oubliée, elle devient, aujourd'hui, une icône et on redécouvre son œuvre.


Images principalement de la photographie iranienne contemporaine, très créative aujourd'hui. Notamment Abbas Kiarostami, Reza Deghati, Shirin Neshat, Somaz Dariani, Hazin Haghighi, Salar Arkan

De l'excellente littérature de voyage :

- Jane Dieulafoy. On peut encore trouver assez facilement ses livres réédités, il n'y a pas si longtemps, par les éditions Phébus. Même si on ne connaît pas du tout l'Iran, je crois que ça peut être passionnant tellement c'est écrit de manière attrayante, comme un véritable roman d'aventures. Je conseille en particulier "L'Orient sous le voile" et "Une amazone en Orient".

- Vita Sackville-West. A découvrir, redécouvrir. C'est une écriture étonnamment moderne qui surprend par son impertinence. Outre "Passenger to Tehran" et "Une aristocrate en Asie", on peut se reporter à ses œuvres les plus récentes: "La traversée amoureuse" et "Plus jamais d'invités".

- Anne-Marie Schwarzenbach : "La mort en Perse", "Orient exils", "Où est la terre des promesses ?", "Hiver au Proche-Orient". C'est bien sûr à compléter par le livre d'Ella Maillart: "La voie cruelle". C'est à compléter par la biographie critique (illustrée de nombreuses photos) de Véronique Bergen: "AnneMarie Schwarzenbach-La vie en mouvement".

Enfin, si vous vous intéressez à la Perse du 19ème siècle, je vous recommande vivement: "Les aventures de Hadji Baba d'Ispahan"  et "Les aventures de Hadji Baba en Angleterre". C'est délicieux ! C'est un Britannique, James Morier, qui est l'auteur de ces deux bouquins mais ils sont tellement justes et bien documentés que tous les Iraniens se reconnaissent en eux.

6 commentaires:

Richard a dit…

Bonjour Carmilla

Malgré toutes les horreurs dont nous sommes les témoins présentement, la beauté reste, s’accroche partout dans le monde, s’impose devant la folie humaine. Votre deuxième photo en témoigne, quelques bêtes, un berger et une montagne sublime bien coiffé d’un couronne de vapeur sous une lumière oblique pour rasséréner nos esprits inquiets. À quoi rêve ce berger? Ses besoins sont peut-être bien éloignés des nôtres.

Il y a de quoi oublier la petite réunion de cette semaine à Samarcande en Ouzbékistan, où des alliés de circonstances essayaient d’accorder leurs violons.

Le désir de s’évader devient irrésistible, partir pour oublier, le bruit des explosions et les charniers. Mais, aussi loin peut-on aller, cela le règle pas le fond de nos problèmes, sans oublier que nous pouvons être rattrapé n’importe où, n’importe quand. On peut même mourir d’une chute à bicyclette après avoir traversé de nombreux pays sans encombre. (Voyager pour fuir son malheur, ses angoisses et interrogations, c'est souvent aussi notre propre démarche. ) C’est peut-être une fuite inutile où il n’y a aucune victoire au bout de la route. Ce que nous transportons est peut-être plus lourd que nous l’imaginons, parce que nous risquons d’être rattrapé sur le chemin du retour, par la mélancolie du déjà vu. Le dépaysement n’est pas la guérison. À regarder les photos de ces femmes que vous évoquez, elles de sourient pas souvent. Reste, qu’elles semblent supporter un poids trop lourd pour elle comme Iriook la femme d’Agaguk , mais pour elle c’est le poids de la viande que son mari vient de tuer. Ils sont comme le berger devant sa montagne. Ils ne peuvent se soustraire aux impératifs du quotidien.

Il faut regarder la photo d’Anne-Marie Schwarzenbach, appuyée sur un mur, cigarette aux doigts, bottes aux pieds, le regard perdu sur le sol, on la dirait tétanisée par son angoisse.

Iriook n’avait même pas le luxe d’un mur, sa peur c’était de souffrir de la faim, de ne pas trouver le caribou ou le phoque pour se nourrir, sans oublier de donner naissance à un enfant dans un igloo, pendant que hurle le blizzard à l’extérieur.

D’autre part nous pouvons comprendre ces femmes qui voulaient fuir leur milieu familiale étouffant. Je pense qu’elle aurait trouvé réponse à leur angoisse si elle avait côtoyé Iriook.

J’ajoute à votre liste de lecture : Agaguk de Yves Thériault

Que se soit en Iran ou bien dans la toundra ou les glaces de l’Arctique, tout fini par se rejoindre. Nous restons des humains!

Bonne fin de journée Carmilla

Richard St-Laurent

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Richard,

Il s'agit du Mont Ararat (sur lequel aurait été construite l'Arche de Noé) qui établit une frontière entre la Turquie, l'Iran et l'Arménie. C'est pour moi une montagne extrêmement impressionnante au pied de laquelle j'ai eu la chance de séjourner à deux reprises. On y a vraiment le sentiment d'un commencement du monde. Ce qui est curieux, c'est que le Mont Ararat ressemble beaucoup au Damavand (au-dessus de Téhéran) et au Mont Fuji au Japon.

Quant au voyage, on ne sait pas toujours, en effet, s'il correspond à une fuite ou à une curiosité. Les trois femmes que j'évoque étaient sans doute, en effet, profondément angoissées (surtout Anne-Marie Schwarzenbach) mais elles étaient également prodigieusement cultivées et avaient un grand talent littéraire. Elles ont donc sans doute retiré beaucoup de choses de leurs voyages à défaut d'avoir apaisé leur angoisse.

Je crois quand même qu'un voyage, même un petit voyage, n'est jamais inutile. On en tire toujours un profit. On en sort plus ou moins transformés parce qu'on a découvert d'autres vies, d'autres façons de voir le monde.

Je prends bonne note d'Yves Thériault que vous aviez déjà évoqué. Mais il n'est pas facile à trouver en France.

Bien à vous,

Carmilla

Richard a dit…

Bonjour Carmilla!

Vous pouvez toujours essayer à la Libraire du Québec à Paris

30 rue Gay-Lussac 75005

Ce n’est pas très éloigné du jardin du Luxembourg

Bonne fin de journée

Richard St-Laurent

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Richard,

Honte à moi !

j'ignorais qu'il existait une librairie du Québec à Paris. Je vois bien sûr où c'est. La rue est célèbre. Je ne devrais donc pas avoir de difficultés à trouver le livre.

Bien à vous,

Carmilla

Richard a dit…

Bonsoir Carmilla

Paris est une ville qu’on ne connaît jamais totalement, pleine de mystères, de surprises, universelles jusqu’aux bouts des doigts, étonnante jusqu’à l’étourdissement. Hemingway l’avait bien décrit dans : Paris est une fête. Une vie ne suffirait pas à tous découvrir.

Il n’y a pas de honte, vous m’ouvrez les portes de l’Iran, je vous ouvre les portes du Québec. C’est cela la culture, sans limite, tout azimut, cette soif de découvertes et de savoirs. Et lorsqu’on découvre nous éprouvons une grande satisfaction.

C’est quand même fou, je n’y avais jamais pensé avant, je le savais pourtant qu’il y avait une librairie du Québec à Paris. La honte devrait peut-être de mon côté. Lorsque j’ai lu votre commentaire, je me suis souvenu qu’il y avait cette librairie. Je n’y suis jamais allé, mais j’en avais déjà entendu parler. C’est en lisant votre commentaire que soudain la lumière se fit!

Bonne fin de nuit

Richard St-Laurent

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Richard,

En effet, Paris est inépuisable. Le spectacle de chaque rue est surprenant, offre de multiples rencontres. Et puis chaque quartier est différent et une vie ne peut en effet suffire pour la connaître. Et j'ajouterai que la ville embellit chaque année, quoi qu'en disent les multiples grincheux d'aujourd'hui qui ne cessent de dire que c'était mieux avant. C'est un peu pour ça que je suis attachée à la vie urbaine pleine de découvertes et d'inattendu.

Bien à vous,

Carmilla