samedi 11 novembre 2023

Le grand soleil noir de la Dépression

 


Depuis qu'on est "des modernes", on dit de la dépression qu'elle est le mal du siècle. Et il est vrai qu'autrefois réservée aux intellectuels et aux catégories supérieures, elle s'est progressivement étendue à toutes les couches de la société.

Soyons honnêtes : est-ce qu'on n'a pas tous, un jour, été saisis de désespoir, est-ce qu'on n'a pas envisagé de se supprimer ?


Ce qu'on évacuait rapidement, jadis, en disant qu'il fallait se secouer et cesser de trop s'écouter, on le laisse désormais suinter indéfiniment,  presqu'en silence. On se replie sur soi, on a perdu le goût d'agir et de s'exprimer par la parole, le goût de vivre tout simplement. 



La tristesse et le chagrin sont les humeurs fondamentales de la dépression. Même si, parfois, l'euphorie maniaque alterne avec elle, dans cette forme bipolaire dont on nous rebat, aujourd'hui, les oreilles.


Le dépressif, il est d'abord, le plus souvent, en deuil d'un objet. C'est la perte d'un être cher (un deuil ou une rupture amoureuse) ou bien un déclassement professionnel (chômage, brimades).


Dans un deuil, le pire, c'est qu'on ne cesse de se sentir coupable de la mort de membres de sa famille. On se dit qu'on a été tellement infects et égoïstes avec eux, qu'on les a tellement déçus, qu'ils ont préféré se laisser mourir. On se reproche, j'en sais quelque chose, de ne pas avoir assez aimé ses proches. Mais cette grande proclamation d'amour cache aussi une forme d'agressivité, voire de haine, à leur égard. On leur en veut aussi de nous hanter et de continuer à nous torturer post-mortem. Et puis, on essaie de se justifier en se disant qu'on avait de bonnes raisons d'être un(e) révolté(e).


Quand on se fait plaquer dans une rupture amoureuse, c'est un autre processus mais avec de nombreuses analogies. Comme Freud ou Mélanie Klein l'ont expliqué, la dépression cache alors une agressivité vis-à-vis de l'objet perdu. L'amant(e) qui nous a quitté (e), le dépressif semble afficher qu'il continue de l'aimer plus que tout en en faisant l'objet obsédant de ses pensées. Ca va au point qu'on installe l'autre en soi et qu'il devient presque notre autre Moi. Mais, en réalité, on déteste aussi celui qui nous a plaqué (e), on le hait profondément. C'était, se dit-on, un(e) affreux(se) connard(sse). 


En faire alors notre autre Moi, ça devient carrément avilissant. On se livre ensuite à tout un enchaînement de déductions: comme il est mauvais et qu'il est en moi, je suis moi aussi mauvais(e). Donc, je suis nul(le), donc je ne mérite pas de vivre, donc la seule solution, c'est de me flinguer. Mais cette petite mort de soi qu'est, dans ce cas, la dépression, n'est également qu'un masque, le déguisement d'une envie tragique du meurtre de l'autre. Se plaindre, c'est exprimer sa haine de l'autre.


Et ça se complique souvent parce qu'on a, généralement été quitté(e) pour un(e) autre. L'extrême intérêt puis la haine qu'on se met à porter à cet intrus est alors à proportion de ses propres attirances homosexuelles ou lesbiennes. Etre férocement jaloux au point de haïr quelqu'un, c'est une manière de lui porter un amour passionné. 


J'avoue que j'ai, jusqu'alors, eu la chance d'échapper à ce type de situations et à toutes ces tempêtes affectives. Peut-être parce que je suis dure et insensible. Peut-être, surtout, parce que je suis méfiante. J'ai toujours eu l'impression que les hommes voulaient me "bouffer" (au sens propre et au sens figuré), je les ai toujours considérés un peu comme des "ogres" prêts à m'accaparer, me mettre le grappin dessus, pour que je me consacre à leur distraction érotique et, parfois mais pas trop, intellectuelle. 


Alors la seule parade à ce genre de situations, c'est de prendre rapidement les devants pour être celle qui plaque et non celle qui est plaquée. Ce qui me facilite les choses, c'est que je peux mettre ça sur le compte de mon sentiment d'être "étrangère": on ne peut, de toute manière, pas se comprendre, on n'a pas la même histoire, voilà ce que j'invoque comme motif.


Quant à la jalousie que j'aurais pu éprouver envers les filles qui m'ont "piqué" un type (c'est arrivé), il n'en a rien été. Je crois que c'est un sentiment qui m'est vraiment étranger. Au point que je suis presque reconnaissante envers ces femmes qui m'ont, en fait, débarrassée d'un poids.


Mais il n'y a pas que la dépression liée à la perte d'un objet. Le chagrin et la tristesse ne cachent pas systématiquement la culpabilité et l'esprit de vengeance. 

La dépression, ça peut aussi être le sentiment d'un grand vide constitutif en soi. L'impression d'un Moi qui est bancal, mal fichu, instable. Qui se sent menacé, presque aspiré, par des démons intérieurs. Par quelque chose qu'on n'arrive pas vraiment à identifier et nommer. C'est la Dépression comme un "grand soleil noir" dont on perçoit bien l'étrange éclairage mais dont on n'arrive pas à parler.


Il s'agirait alors non pas d'une dépression d'objet mais d'une dépression d'identité, une dépression narcissique.

J'ai trouvé ça bien décrit dans le récent bouquin d'Emmanuel Carrère: "Yoga". J'ai mis du temps à me décider à le lire. Le titre, surtout, m'avait fait peur: quelle barbe ces thérapies ridicules du bien être, du "feel good"! Ce n'est pas du tout ma vision de la vie. 


Et c'est vrai que le bla-bla d'Emmanuel Carrère sur le yoga, ça a commencé par me casser franchement les pieds. Se couper complétement du monde, pendant 10 jours, dans un centre de méditation, c'est sûr que ce n'est vraiment pas pour moi: je péterais les plombs au bout d'une simple demi-heure. 



J'en ai quand même retenu une idée essentielle: dans le yoga, il faut parvenir à évacuer les éléments qui constituent, croit-on, ce que l'on appelle notre identité. Tout ce qui établit, en fait, notre respectabilité sociale.


Cette identité, ça n'est en fait qu'un leurre. On croit souvent que la finalité d'une existence, ça devrait d'abord être, pour paraphraser Socrate, de "se connaître soi-même". Comme si on pouvait être transparents à soi-même et véritablement sincères. On ne cesse en fait de s'auto-justifier et de se prêter toutes les qualités. On est persuadés d'être de "bonnes personnes" comme on dit souvent aujourd'hui. La vérité, c'est qu'on n'est jamais plus menteurs qu'envers soi-même et qu'on ne cesse de s'auto-illusionner.


On peut effectuer un grand pas dans la conquête d'une sérénité personnelle en cessant de s'auto-justifier sans cesse et de se rendre plus blanc que neige. Etre convaincu qu'on est une "belle personne", c'est redoutable, ça prouve plutôt qu'on est un connard. Il faut, en fait, avoir la sincérité d'admettre  qu'on est une "crapule", mais une crapule comme tout le monde, ni meilleure, ni pire. Accepter qu'on est un salopard, il n'y a pas beaucoup de gens capables de ça. C'est pourtant aussi, on l'a bien oublié, le message premier du Christianisme.


Ce que l'on croit être notre "moi", notre identité, ça n'est, en fait, qu'un compromis provisoire et instable entre les multiples forces obscures  qui nous tiraillent. La conscience, ça n'est qu'une petite partie, un rocher affleurant à la surface d'un grand lac, de notre psychisme. Le plus important, ce sont les forces "telluriques" qui nous agitent. Ca exerce une pression et ça vrombit là-dedans : c'est la pulsion de mort chez Freud, la volonté de puissance chez Nietzsche, le Grand Vouloir chez Schopenhauer.

De cela, on est un peu, mais pas complétement, les jouets. En devenant des individus socialisés, en se mettant à parler et à communiquer, on a, en réalité, été dépossédés de "quelque chose". Se mettre à parler, c'est en effet accéder à quelque chose de nouveau et de merveilleux: échanger avec d'autres humains. Mais c'est en même temps perdre définitivement autre chose: une immédiateté de la vie et du monde sensible, sans contraintes et sans tabous. Et cet autre chose, il fait alors figure de Paradis perdu.


On porte tous, en effet, le souvenir obscur d'une espèce de sentiment océanique, éprouvé durant les premiers mois de la vie. C'était une période chaotique mais de félicité, au cours de la quelle on pouvait être impunément des petits monstres. On jouissait alors d'un bonheur plein parce que rien n'était frappé d'interdit et que tout était possible. C'était le "Temps de la Grande Innocence".


Ce monde sauvage dans lequel on vivait a été brutalement effacé avec l'irruption, en nous, du langage. Le langage qui met fin aux réjouissances parce qu'il est porteur de tous les interdits qui règlent les relations humaines.



On continue tous, en fait, d'éprouver une nostalgie, impossible à verbaliser, des tous premiers temps de notre enfance, de cette brève période de jouissance pleine. Et il y a, en chacun de nous, une "Grande Béance" qui s'ouvre sur un gouffre, celui de nos pulsions primitives. C'est pour ça qu'on est toujours, en même temps, quelqu'un et un autre. On oscille toujours entre la recherche d'une unité et une fascination pour la décomposition. A cet égard, on est tous des dépressifs narcissiques vivant dans les traces mnésiques d'un Paradis perdu. Le curseur se situe simplement à différents niveaux selon les individus. 



Le grand dépressif narcissique, du style Emmanuel Carrère, il est, en fait, fasciné par un grand "soleil noir" ou par une espèce de chaudron au sein duquel s'agitent des pulsions contradictoires. Le rêve du dépressif, c'est de baigner à nouveau dans ce chaudron, de laisser son identité se morceler, se désintégrer: ne plus être un individu socialement identifié mais une personnalité sans cesse mobile, éparpillée, "en morceaux".


C'est cette fascination qui est effrayante. Parce que le dépressif narcissique ne se défend pas contre la mort, il la désire même. Ce qui le retient simplement, c'est l'angoisse qui l'accompagne. Mais son rêve profond, c'est quand même bien de retrouver l'indistinction, le Grand Chaos.

Mais finalement, pourquoi la dépression est-elle la pathologie la plus commune des temps modernes ? Peut-être parce qu'on ne cesse de proclamer que tout est désormais permis et qu'on peut s'autoriser les rêves le plus fous. Il suffit de choisir ! Mais les promesses ne sont pas tenues car s'il n'y a plus d'interdit, il n'y a plus, non plus, de désir et la jouissance escomptée se dérobe. Tout devient indifférent et c'est désormais cela qui constitue notre morne réalité. A quoi bon, donc, s'échiner dans ce triste monde ? Autant retourner à notre état premier.

Et c'est vrai que la vie serait, pour nous tous, un insupportable fardeau s'il n'y avait la perspective de la mort. On mourrait d'être immortels (Nietzsche). 

Tableaux de Frida KAHLO, Edvard MUNCH, Pablo PICASSO, Edward HOPPER, Edgar DEGAS, Vincent Van GOGH, Jacob LAWRENCE, Andrzej WROBLEWSKI, George CLAUSEN, Sandro BOTICCELI, Salvador DALI, Wojciech WEISS.

Un post où je donne libre cours à l'une de mes marottes, la psychanalyse. Mais c'est une discipline dans laquelle j'ai quand même quelques lumières, ce qui m'autorise à en parler ici sans prétention. Je regrette qu'on s'intéresse de moins en moins à la psychanalyse. Comme thérapie, ça n'est peut-être pas absolument concluant, mais comme clé de compréhension du psychisme humain, je trouve ça indépassable.

Je me suis référée dans ce post à deux bouquins : "Soleil noir, dépression et mélancolie" de Julia Kristeva et "L'ère du toxique" de Clotilde Leguil. Deux livres "savants" mais que j'hésite à recommander tant ils sont "pesants", d'une écriture "blindée" encombrée de tics de langage universitaire. C'est aussi l'un des problèmes de l'enseignement de la psychanalyse en France. On s'y perd trop dans la spéculation philosophique.

En revanche, je me permets de recommander à nouveau le dernier bouquin d'Eric Reinhardt: "Sarah, Suzanne et l'écrivain". Je suis furieuse qu'il ait échoué, d'un fil, pour le prix Goncourt. Le jury a préféré consacrer un livre "grand public" de Jean-Baptiste Andrea. 

Un ouvrage "romanesque"  sans doute distrayant mais que tout le monde aura, probablement, complétement oublié dans 6 mois. Le livre d'Eric Reinhardt est sans doute moins facile, plus déroutant, mais il est carrément novateur et c'est ce qui devrait être déterminant dans l'attribution d'un grand prix littéraire.

"Sarah, Suzanne et l'écrivain" rejoint bien, en tous cas, les propos de mon post en dévoilant le "pli", la béance, qui affecte chacune de nos personnalités. On est toujours le(a) même et un(e) autre.

En revanche, on a bien récompensé, du Prix Médicis de l'essai, mon second livre préféré: celui de Laure Murat : "Proust, roman familial". Ce n'est pas grave si vous n'avez jamais lu Proust. C'est surtout une réflexion sur l'identité personnelle et sociale, sa construction, sa complexité et ses fluctuations.

Je recommande enfin "Yoga" d'Emanuel Carrère même si ça a, déjà, 3 ans. La seconde partie, dans la quelle il parle moins de yoga et de méditation (je suis carrément allergique à ça), est vraiment intéressante.

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