samedi 25 novembre 2023

Moineaux et Ogresses


S'il est une chose que je n'aime pas, c'est bien de  faire de la cuisine. Il y a tellement de choses plus intéressantes dans la vie !

Par exemple, quand des amis français me demandent de leur faire connaître des plats slaves, je me dérobe tout de suite: "ce n'est pas possible, on ne trouve pas les produits nécessaires" (ce n'est pas entièrement vrai à Paris).


Mais ce n'est même pas par flemme ou incompétence que je refuse. C'est surtout par conviction féministe: je ne supporte pas cette image de la femme asservie à ses fourneaux dont le rôle premier est de nourrir son entourage et de lui faire plaisir. C'est même tellement intériorisé en France que je ne connais guère de Française qui n'oriente, à un moment, la conversation sur les petits plats qu'elle "adore" confectionner pour les autres. Sur ce point, je dois être franchement décevante, pas intéressante du tout.



"Tu es extrémiste" me dit-on; "la cuisine, c'est la socialité, la culture, l'échange, c'est même un Art". C'est en partie vrai mais on peut penser aussi que la cuisine, c'est la première structure, quasi millénaire, d'oppression des femmes. La cuisine, ça peut aussi être un asservissement, un abrutissement. Quand ça devient une préoccupation majeure de son quotidien, je trouve ça effrayant. Et le "dressage", la domestication, ça commence très tôt: dans l'enfance-adolescence, on est d'abord préparées à devenir des femmes par notre mère qui nous transmet, très tôt, la cuisine matrimoniale. On nous fait d'emblée comprendre que ce sera l'un de nos premiers rôles. 


Et ça se perpétue, bien sûr, à l'âge adulte. Même la militante la plus enragée se plaît à trimer régulièrement pour mitonner quelque chose à "son chéri". Ce sont les épouvantables repas du dimanche pour les quels chaque "maîtresse de maison" est tenue de faire effort. Une exigence exorbitante à laquelle presque personne ne porte attention. Pourquoi cet esclavagisme librement consenti ? Probablement parce que presque toutes les femmes pensent pouvoir tenir leur homme évidemment par le bas-ventre, mais surtout "par le ventre", par leurs talents de cuisinière. C'est carrément sinistre.

J'en sais quelque chose parce que tous les amants français que j'ai pu avoir, ça a vite foiré: probablement d'abord parce que je n'étais pas drôle et plutôt insaisissable, mais aussi, et peut-être surtout, parce que les plaisirs de la table, avec moi ça ne va pas loin. Les restaurants, la grande cuisine, je m'en fiche, je n'aime que les choses simples. Rien que des produits tels quels, surtout sans sauce ni apprêt.

Mais, en fait, je ne verrais pas d'inconvénient majeur à ce que la cuisine et son Art soient dévolus aux femmes si cette répartition des tâches ne se doublait d'une autre oppression,  ancrée dans l'inconscient profond et autrement plus ravageuse: celle du contrôle de la faim. 


Etre une femme, c'est, en effet, apprendre à jeûner. Parce qu'il faut bien le dire: pendant que les hommes se baffrent et se gavent des petits plats de "leur moitié", les femmes se privent, voire ne mangent pas et se contentent d'assister au spectacle de la satisfaction des autres. Les femmes-cuisinières, leur seule récompense, c'est de regarder les autres. Quant à elles, on dit, je crois, qu'elles ont "un appétit d'oiseau" ou "mangent comme un moineau". C'est un comportement immémoriel que notre modernité n'a nullement effacé et, peut-être même, renforcé.

Il faut bien le dire, ça demeure un privilège masculin de pouvoir bouffer sans retenue, sans culpabilité, entre mecs, autour de grandes tablées (les après matchs ou les "grandes bouffes" entre copains de boulot, par exemple). Mais de grandes réunions de femmes dans un restaurant, j'ai remarqué qu'en France, c'était plutôt exceptionnel (ce qui n'est pas tout à fait le cas dans les pays slaves).

 

Il y a vraiment un sexe qui entretient un rapport désinhibé avec la nourriture et un autre que l'on a habitué à se priver et à faire attention. Quand on est une petite fille, "être une gourmande", c'est très vilain et aussitôt combattu. On craint inconsciemment, en effet, qu'une gourmande de nourriture ne devienne, plus tard, une gourmande de sexe (on dit, ainsi, que si les hommes sortent avec des femmes minces, ils préfèrent ensuite rentrer avec des femmes fortes). Quand il s'agit d'un petit garçon, on voit sa gourmandise comme une manière de s'affirmer, de devenir un homme. 


Tout cela établit les bases d'une oppression insidieuse, par l'alimentation, d'un sexe sur un autre. On enferme les femmes dans des injonctions contradictoires: on leur demande d'être des cuisinières attentives et, en même temps, de se modérer, de faire attention, de ne pas trop céder aux plaisirs de la table.



Et je dois dire que c'est en France, que cette oppression est la plus sophistiquée, la plus cruelle. Parce que la cuisine française, c'est une dinguerie folle, c'est d'une complexité effroyable. C'est vraiment l'illustration de cette expression: "pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué". Je ne comprends absolument rien à tous ces plats tellement abstraits, tellement esthétiques, presque immatériels, que l'on ne sait même plus ce que l'on mange. 

Au moins, la cuisine slave, elle a le mérite d'être assez simple: ce sont, pour l'essentiel, quelques grands plats roboratifs qu'à peu près tout le monde est capable de réaliser. Mais je n'ose imaginer la masse d'efforts et de recherches que représente le moindre repas en France. Et le pire, c'est que même si on devient une brillante cuisinière, on n'atteindra jamais l'excellence à la quelle seuls de grands chefs mâles seraient capables d'arriver. Je suis un peu sceptique par rapport à toute cette débauche d'énergie mais une amie française m'a un jour, dans un accès de lucidité, craché le morceau: "c'est aussi un colossal temps perdu".



Dans ce contexte de contrainte/incitation, toutes les femmes entretiennent, un rapport complexe avec leur corps. Chacune est obsédée par son poids parce que les canons de la beauté interdisent d'être grosse. Il faudrait donc être la plus mince possible mais, en même temps, résoudre une insoluble équation: avoir aussi des fesses et des seins. Cela pour demeurer "tripotable", "pelotable". Sauf implants, je ne sais pas comment ça peut être possible.


Par rapport à la nourriture, les femmes vivent donc dans un univers de "double contrainte" qui rend la plupart d'entre elles plus ou moins dingues. 


Tout se passe, en fait, comme si, dans nos sociétés pourtant délivrées du poids de la religion, on n'en finissait pas de punir de sa gourmandise une certaine Eve qui, succombant, un jour, à l'attrait d'une pomme, nous a tous fait choir du Paradis.



Les troubles alimentaires chez les femmes, c'est extrêmement fréquent, bien plus que chez les hommes (c'est peut-être d'ailleurs la part féminine de ces hommes qui surgit alors). On appelle ça les T.C.A. et ça parcourt toute une échelle allant de la bien connue anorexie à son opposé, la boulimie (dont les accès sont généralement suivis de vomissement forcés). On peut ainsi distinguer les femmes "moineaux" et les ogresses. Certaines en meurent, la majorité en souffrent.


Entre les deux, il y a les formes plus simples d'anxiété, de répulsion, de compulsion.

Je parle de tout cela d'autant plus librement que j'ai toujours eu un rapport presque obsessionnel à mon corps. On dit que les femmes slaves sont généralement belles. Probablement ! Mais passé 40 ans, c'est souvent, aussi, la catastrophe. Ma hantise, ça a, ainsi, toujours été la babouchka. On en voit plein en Russie dans toutes les activités de contrôle : les musées, les hôtels, le métro, les guichets administratifs. Elles sont informes, difformes, violentes, grossières, elles prennent plaisir à engueuler les gens. Ces harpies, ces vieilles sorcières m'ont toujours terrorisée, je ne voyais rien d'humain en elles. Les babouchkis, ce ne sont pour moi que d'horribles salopes, piliers du régime. Et c'est d'ailleurs pour ça qu'on les glorifie particulièrement aujourd'hui.


Alors, elles m'ont servi de repoussoir absolu. Tout plutôt que de devenir une babouchka ! Dès l'adolescence, j'ai donc commencé à faire attention à mes kilos en trop. Finie la période heureuse de l'enfance au cours de la quelle je mangeais n'importe quoi.



J'ai commencé par devenir une folle de sport avec la course à pied. Parce que la course à pied, du moins la course de fond, c'est d'abord une course à la minceur. C'est même crucial, décisif, ça conditionne largement vos performances.


Aujourd'hui, je me suis plutôt reconvertie dans la natation. C'est complétement différent parce que nager, ça réclame des muscles. Et je ne veux surtout pas de ça. Les gens baraqués, la force brute et aveugle, ça me déplaît.


Je veux plutôt me sentir aérienne, m'arracher à la pesanteur de mon corps, ne pas me sentir trop gouvernée par la biologie. Trop animale, trop femelle, ça me révulse. Devenir maîtresse de mon destin, de mon anatomie, c'est à ça que j'aspire.


Pour cela, je suis d'une rigueur, d'une discipline, de fer. A la différence d'une véritable anorexique, je ne me prive pas de nourriture, je ne suis pas un "moineau", mais je sélectionne rigoureusement ce que je mange. Je suis une adepte du régime méditerranéen, aménagé de régime DASH (le régime cardio-vasculaire des sportifs d'endurance). Ca consiste, en gros, à éliminer le sucre, le sel et les graisses (pas de pâtisserie, pas de pain, pas de beurre, pas de charcuterie, pas de viande rouge, pas de fromage). A consommer, en revanche, plein de poissons gras, de légumes frais, de fruits, de noix et amandes. L'immense avantage de ces régimes, c'est que ça ne réclame quasiment aucune cuisine: on ne mange que des produits frais.


Et ça marche très bien. Je vous garantis que vous maigrirez si vous avez la discipline de vous conformer à ce programme. L'un de mes grands plaisirs, ce sont les douches collectives, hommes et femmes mélangés, des piscines parisiennes. C'est très curieux comme ambiance parce que beaucoup de nageurs y passent beaucoup de temps. D'autres, évidemment, ne supportent pas ça. Parce qu'en fait, on s'exhibe, on "se mate", on s'évalue. Moi, j'aime bien, ça me réconforte plutôt. J'ai évidemment tendance à penser que les autres sont beaucoup trop enveloppés, qu'ils se laissent aller, mais qu'en ce qui me concerne, ça va plutôt et qu'au total, je ne suis pas trop mal foutue. 


Bien sûr, il faut apprécier mon style longiligne. Parce qu'évidemment, je ne suis pas trop "rembourrée" et je perçois bien que les hommes qui me déshabillent apparaissent, parfois, un peu déçus. "On croirait que t'es une fille de 16 ans" m'a, un jour, dit le moins malpoli.

Mais bof ! Je me sens bien comme ça. Parce que j'ai l'impression d'avoir une conduite rationnelle. J'ai déjà dit que j'aimais bien cette vieille barbe de Kant. Il avait des règles de vie très strictes. La plus connue est celle de son invariable promenade quotidienne. Mais il était aussi très préoccupé de son hygiène alimentaire et il s'était bâti un régime rigoureux avec le quel il était persuadé de pouvoir vivre très longtemps. Avec le recul, on peut dire aujourd'hui que son régime alimentaire était farfelu. Mais qu'importe ! L'essentiel, c'est, peut-être, d'être convaincu parce que Kant est, en effet, mort très âgé pour son époque (80 ans).



Et je crois que ça peut offrir une première solution à bien des femmes. Comment sortir, en effet, de ce rapport tyrannique à l'alimentation qui leur imposé ? Qui les rend dépressives ou maniaques. Quelle issue, quel remède ? Comment parvenir à entretenir un rapport décomplexé, libre, heureux, vivant, à l'alimentation ? Un peu de rationalité, de bon sens, ça n'est d'abord pas nuisible. 


Mais ça n'est pas suffisant. Il faut aussi, et surtout,  s'autoriser à rêver.  Parce que la nourriture,  ce n'est pas simplement utilitaire; on ne mange pas uniquement pour combler sa faim. La nourriture, ça fait surtout ressurgir de multiples bribes de notre passé. Des sensations éparses, des couleurs, des sons, des fragments des fantasmes de notre enfance. Manger, ça charrie de multiples morceaux épars de notre passé. Proust a bien expliqué ça avec sa madeleine. Et c'est pour ça qu'on est indéfectiblement attachés à la cuisine de son enfance même si elle n'était objectivement peut-être pas terrible. On a tous le souvenir d'effroyables cochonneries, généralement sucrées, qui faisaient les délices de notre enfance. Il ne faut donc pas brider toutes ces associations de l'alimentation avec notre passé, il faut les laisser ressurgir.  Mais le rêve, il ne faut pas, non plus, qu'il vous enferme à nouveau. Il faut aussi le guider, le retravailler, le ciseler. 

Images d'Egon SCHIELE, Leonard DE VINCI (la Cène), Edouard Manet, Claude MONET, Emile FRIANT, Hans BELLMER, Leonor FINI, Odilon REDON, Sophie PAWLAK (les étonnantes photographies), Pike KOCH, Norman ROCKWELL.

Les images 3, 4 et 5 sont de Sandro BOTICCELI. Elles sont d'une effroyable et énigmatique cruauté et m'impressionnent beaucoup. Elles relatent le massacre d'une future mariée à l'occasion du banquet de ses noces. Il y a de multiples commentaires à formuler.

Je recommande:

- Lauren MALKA: "MANGEUSES - Histoire de celles qui dévorent, savourent ou se privent à l'excès". Un livre qui remet bien des idées en place et que je recommande absolument, aux femmes bien sûr mais aussi aux hommes. Sortir de sa cuisine et d'un rapport mortifère à la nourriture, ça devrait être l'une des premières revendications du féminisme.

Beaucoup de femmes écrivaines ont, par ailleurs, entretenu un rapport complexe avec la nourriture, voire l'anorexie. On peut évidemment citer Virginia WOOLF, Karen BLIXEN, Sylvia PLATH, Amélie NOTHOMB.

Concernant Sylvia Plath, je signale que son étonnant roman "La cloche de détresse" a fait l'objet, cette année, d'une nouvelle traduction qui m'est apparue convaincante. A lire ou relire.

Quant à Karen Blixen et Virginia Woolf, leurs vies sont aussi extraordinaires que leurs romans.

Et il y a aussi la figure historique de l'Impératrice d'Autriche-Hongrie, Sissi. Une anorexique rebelle et imperturbable. Je recommande à ce sujet le film récemment sorti sur les écrans français mais sans grand succès: "Sissi et moi" de Frauke Finsterwalder (avec Sandra Hüller).

A l'inverse, le film tout récent, "La Passion de Dodin Bouffant" de Tran Anh Hùng, avec Juliette Binoche et Benoît Magimel me semble un monument de grotesque et d'ennui édifié à la gloire de la cuisine française. Je ne risque pas, bien sûr, d'aller le voir mais le fait qu'il ait été sélectionné pour représenter la France aux Oscars en dit long sur l'idéologie culinaire que l'on continue de trimballer en ce pays.

Par ailleurs, on vient d'éditer, en poche, le bouquin de Grégoire BOUILLIER: "Le cœur ne cède pas". L'un des très bons livres de l'an dernier. Un livre-monstre certes (1 200 pages) mais absolument passionnant. En août 1985, une femme s'est laissée mourir de faim, à son domicile parisien, pendant 45 jours. Grégoire Bouillier s'attache alors à comprendre ce geste insensé. Qui était réellement cette femme ? Il n'y a évidemment pas de réponse univoque.

Et enfin, je rappelle, une seconde fois, la sortie du distrayant petit livre d'Elise Goldberg : "Tout le monde n'a pas la chance d'aimer la carpe farcie". Il s'agit ici, bien sûr, des saveurs de mon enfance.

4 commentaires:

Julie a dit…

Bonjour Carmilla,
Vous ne mettez pas les petits plats dans les grands pour plaire :) Le sujet me parle, ma pratique est différente. J'aime assez cuisiner, mais pas toujours. Heureusement, mon conjoint en fait autant que moi. J'avoue en même temps que seule je mangerais moins. Pour faire simple, demain je commence toujours un régime...
Pour conclure, vos copines sont sans doute minces, nous on croise de plus en plus d'obèses.
Bien à vous, Julie

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Julie,

Il faut quand même nuancer.

J'écris dans le cadre d'un blog et je veux démontrer quelque chose. Je radicalise donc forcément un peu mes propos.

Dans la réalité vraie, je crois quand même ne pas être à ce point rigide et peu sociable, voire franchement rebutante.

Je suis disciplinée, c'est vrai, mais je m'attache à ne rien imposer aux autres. Je ne demande pas que l'on fasse comme moi.

Et c'est vrai, enfin, que je ne peux me sentir bien que si je me sens mince. Mais j'ai bien conscience qu'il s'agit d'une aliénation.

Bien à vous,

Carmilla

Anonyme a dit…

Vous êtes un peu obsessionnelle, « anale », dirait un psychanalyste. Il y a dans vos écrits une âpreté, une dureté, une cruauté, même… Une obsession du contrôle… Ça sent l’anus, si vous me passez l’expérience !

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Anonyme pour cette élégante interprétation qui en dit probablement plus sur vous-même que sur moi.

Je signale par ailleurs qu'en psychanalyse, l'analité caractérise surtout les obèses, les constipés et...les avares.

Tout cela, ce n'est vraiment pas mon cas. C'est plutôt la dépense que j'ai en vue. Pouvoir me débarrasser, m'affranchir, de la matérialité.

Quant à ma dureté, cruauté, la vie m'a appris qu'une femme devait savoir l'être, parfois, si elle ne voulait pas se faire "bouffer".

C'est aussi un mode de renversement du pouvoir et donc de la séduction. N'oubliez pas que je me réclame quand même du vampirisme.

Bien à vous,

Carmilla