samedi 2 mars 2024

En marche avec Anne de Kyïv

 

Seconde commémoration (et non pas anniversaire) du début de la guerre.

On est d'abord presque éberlués d'en être là. Parce qu'on était convaincus, quand cette horreur a débuté, que l'affaire serait réglée en quelques semaines, quelques mois au plus.


Mais maintenant, on commence à se dire qu'on n'en est peut-être qu'à la moitié. Que la durée normale, c'est au moins 4 ans, celle des précédentes guerres mondiales. Pire encore,  que, dans deux ans, on n'en sera, peut-être, toujours pas sortis. 


Parce que les Russes, qui ont démontré qu'ils étaient des bœufs en matière de stratégie militaire, ont intérêt à jouer la montre: de leur côté, leurs troupeaux, hors front, demeurent à peu près peinards et continuent de brouter tranquillement et de dormir sur leurs deux oreilles. Il suffit donc d'attendre que se lassent ces rebelles qui ne sont rien, ces "bottes de foin" dont l'éducation se résume à un peu de folklore, à des pitreries qui ne sont rien en regard de la Grande Culture Russe. 


Et c'est vrai que, du côté ukrainien, le grand risque, c'est la lassitude, l'épuisement. On n'imagine pas à quel point, une guerre, ça vous lessive psychologiquement. Ca vous accapare totalement, on ne vit plus que dans ça. On cesse même de s'évader par la pensée.

Tous les artistes, poètes, écrivains, ukrainiens le disent : le rêve, la fiction, l'imaginaire s'effacent complétement devant la réalité de la guerre. On devient incapables d'écrire, d'inventer une histoire, de lire un roman, de regarder un film, d'assister à un spectacle. Ca apparaît, tout à coup, dérisoire. On vit dans un tel tourbillon d'histoires, on est tellement submergés, chaque jour, par un afflux d'émotions, qu'aucun roman, aucune œuvre de fiction, ne peut soutenir la comparaison. On se sent fracassés par l'excès de la réalité. Dès qu'on tente de s'évader, de rêver un peu, elle nous rappelle à l'ordre et nous boxe d'un grand coup de poing.


Ceux qui, dans le monde en paix, ont fait l'expérience d'un deuil peuvent avoir une idée de ce que recouvre cet état de sidération, de saturation complète du réel. Sauf qu'une guerre, c'est mille deuils chaque jour et une sidération perpétuelle.


Et des émotions, petit à petit, on n'en a même plus trop. Au début, on pleurait les morts avec démonstration. Les proches, les voisins, partageaient votre peine. Les obsèques étaient spectaculaires, de véritables cérémonies attirant les foules. 


Aujourd'hui, on a cessé de pleurer et c'est à peine si on fait attention à un mort de plus dans son voisinage. On considère presque froidement les grands secteurs des cimetières consacrés aux sépultures militaires et il n'y a plus que la famille proche qui assiste aux obsèques. Les soldats ne relèvent plus que des statistiques. 


Et puis, au quotidien, une nouvelle tragique a vite fait de chasser l'autre, on est émus quelques heures et, après, ça passe. On a même cessé de remuer le passé, de s'appesantir sur les souvenirs traumatisants (Boutcha, Marioupol, Izioum). 


Est-ce que ça veut dire que les gens deviennent cyniques, indifférents ? Bien sûr que non. Simplement, ils sont confrontés à une nécessité, celle de s'adapter, d'apprendre à vivre avec la Mort omniprésente.


En temps de guerre, on comprend rapidement, en effet, que si on se laisse submerger par les émotions, on est fichus, on devient vite complétement fous, incapables de survivre. Pour sortir de la prostration, continuer à agir et mener sa barque, il faut évacuer son affectivité. Il faut apprendre à vivre sans faire  attention à la mort. Et pour cela, il faut se caparaçonner, se "blinder", ce qui, paradoxalement, est, peut-être aussi, une autre forme de folie. On troque la folie de la prostration contre la folie de l'indifférence.


C'est évidemment indispensable quand on est sur le front, englués, depuis deux ans, dans la boue des tranchées et soumis à une terreur permanente. Et d'ailleurs, depuis le front, c'est la vie "normale", quotidienne, qui apparaît monstrueuse, insupportable.


Mais à l'arrière, dans les villes, c'est un peu pareil. Chacun se secoue, il y a une grande résilience, une volonté commune de survivre. C'est ce qui explique la nouvelle frénésie urbaine, envers et contre tout et à tout prix. Se dépêcher de vivre (danser, bouffer, se soûler, se défoncer, baiser) tant qu'il est encore temps et  parce que c'est, peut-être, la dernière fois. C'est l'excès de la vie en réponse à l'excès monstrueux de la mort.  


C'est indispensable parce qu'il ne faut, de toute manière, attendre aucune récompense, aucune compensation aux souffrances endurées. L'écrivain Andriy Lyubka rapporte ainsi la sinistre histoire d'un soldat ukrainien prisonnier des Russes et torturé. Libéré au bout de deux ans, il est, une semaine plus tard, renversé par une voiture sans même avoir eu le temps de revoir sa fille. 


Le christianisme proclame: "Bienheureux, les misérables". Mais on sait que la réalité, c'est: "Maudits, les misérables !", et qu'il faut immédiatement en tirer les conséquences. C'est cette prise de conscience qui a fait que les Ukrainiens sont tous devenus un peu des "dingues", des dingues pour survivre. Des dingues qui vivent dans un tout autre univers mental que celui des Parisiens par exemple. 


Mais nous Parisiens, frères et sœurs très proches et très lointains, on s'est réunis, samedi dernier, pour une manifestation de la place de la République à la Bastille. Ca n'a heureusement pas été la catastrophe que je redoutais. On était tout de même quelques milliers. Mais pratiquement, que des Ukrainiens et des Polonais. Surtout quasiment aucune grande figure politico-médiatique (à l'exception d'Ariane Mnouchkine), aucun grand ténor dit pro-européen. C'est ça le pire signe, ça prouve bien que les grandes gueules n'ont pas envie de capitaliser sur l'Ukraine et se dépêcheront de la zapper si ça se complique.


On avait choisi de prendre pour symbole Anne de Kiev en transportant son mannequin (confectionné par Ariane Mnouchkine) en surplomb de la manifestation. Et puis, on s'est mis à marcher, non pas en criant des slogans, mais sur une magnifique musique.


Anne de Kyïv, c'est bizarre, elle est quasi inconnue des Français. Elle a pourtant été une des premières Reines de France, une Reine originaire de la lointaine Ukraine. Et elle ne s'est pas contentée d'être une épouse (mariée à Reims, à Henri 1er, le 19 mai 1051) elle a été, aussi, une Régente du Royaume de France. Il est vrai que c'est bien lointain, ça se passait au XI ème siècle. Mais je trouve son destin d'autant plus extraordinaire: à l'époque, le voyage était très long et périlleux mais, surtout, le phare de la civilisation, ce n'était pas le Royaume de France mais celui de Kyïv. 


Kyïv, "la ville aux quatre cents églises et aux huit marchés", "la Constantinople du Nord", c'est-à-dire, le deuxième centre chrétien d'Orient au XI ème siècle. En se rendant en France, Anne de Kyïv pouvait, en réalité, avoir le sentiment de s'aventurer chez des barbares.


Quelques-unes de mes petites photos de la manifestation parisienne du 24 février 2024. Les Français à qui je les ai montrées les ont jugées moches ou sinistres. Mais je pense qu'une pareille manifestation, ça ne peut pas non plus être festif ou une partie de rigolade.

Pour information, le drapeau horizontal blanc-bleu-blanc est le symbole des manifestations anti-guerre en Russie. Ce serait le futur drapeau russe en cas de changement radical du régime.

Mes photos sont complétées par quelques images notamment du peintre symboliste polonais Jacek Malczewski ("Thanatos I et II) dont beaucoup d'œuvres sont à Lviv et m'ont vivement impressionnée.

Il est à noter que la magnifique ville de Senlis (Oise) continue d'entretenir le souvenir d'Anne de Kiev (elle y a fondé une abbaye): journée annuelle de commémoration, lycée Anne de Kiev et statue.

Je recommande :

- Timothy SNYDER: "La route pour la servitude". Après l'enthousiasme d'une victoire de la démocratie libérale qui semblait définitive, le retour, particulièrement en Russie, de l'autoritarisme et des idées fascistes. Comment penser la vulnérabilité des sociétés occidentales ?

- Jonathan LITTELL et Antoine D'AGATA: "Un endroit inconvénient"; L'Ukraine, un endroit, un pays, où il s'est passé une multitude de choses effroyables et de crimes horribles (du stalinisme, des nazis, des nationalistes, des Russes). La terre de sang par excellence. Comment penser cela ?

- Emmanuel TODD: "La défaite de l'Occident". J'ai pour principe de ne pas évoquer les bouquins qui me déplaisent. Mais je ne peux aujourd'hui me retenir de dénoncer ce "torchon" qui fournit de l'or idéologique à Poutine et rencontre un grand succès. Pourtant sa suffisance n'a d'égale que son insuffisance. Point n'est besoin de connaître vraiment la Russie ou l'Ukraine (la langue ukrainienne, ça n'est qu'une "langue de paysans" par rapport à la langue noble qu'est le russe, souligne-t-il de manière appuyée). Il suffit de se balader avec quelques indicateurs (la mortalité infantile, les pourcentages de diplômés et d'ingénieurs, les systèmes familiaux) et quelques chiffres (dont les sources et les modalités de calcul ne sont pas précisées) pour en tirer des conclusions à la hache. Peu importent les approximations (Todd travaille sur "le temps long"), il s'agit de fournir de grandes explications. Mais ces grandes explications sont simplistes, ce n'est que de l'Histoire pour les nuls. Consternant et effrayant.

J'approuve enfin entièrement les propos d'Emanuel Macron n'excluant pas l'envoi de troupes en Ukraine. C'est du moins un langage que comprend Poutine. Mais ce qui est désolant, ce sont les cris d'orfraie unanimement suscités. Tous les pétochards et tous les Munichois se sont réveillés. Faut-il cependant rappeler que la cobelligérance, ça n'existe pas en Droit international. En outre, l'Otan n'agresserait vraiment la Russie que si son intervention dépassait un stade logistique ou qu'elle pénétrait sur son territoire.


3 commentaires:

Richard a dit…

Bonsoir Carmilla

« Ça apparaît, tout d’un coup, dérisoire. »

Sous un ciel gris comme si on l’avait commandé, des visages hagards, des mines tristes et inquiètes toujours dans l’attente du pire, qu’on se demande si nous allons nous en sortir un jour; (est-ce que nous en avons la volonté? ), refusons ce doute, cette peur, cette paralysie. Les Ukrainiens et les Polonais ont marché pour commémorer deux années d’enfer; si on laisse aller les affaires nous n’aurons peut-être pas le temps de marcher, parce qu’il sera trop tard pour se balader dans les rues. L’Occident est en train de se faire grignoter et nous ne sommes pas assez lucides pour constater la dangerosité de la situation. On tergiverse, on piétine, on procrastine en pensant que cela va passer comme les nuages gris; mais ça ne passe pas.

La nouvelle est tombée ce matin vers 10H40, sur Radio-Canada, des militaires allemands auraient eu des échanges avec les Russes au sujet de missiles à longues portées les Taurus. C’est à se demander, c’est qui, qui nous jouent dans le dos? D’autre part, je ne suis pas surpris que de tels événements se produisent. Dans tous conflits, il faut s’attendre à ces mauvaises surprises. Que cela provient de l’Allemagne, c’est franchement désolant.

Depuis le début de ce conflit, je l’ai évoqué à plusieurs reprises, qu’on n’aura pas le choix de se salir les mains, qui plus est, Emmanuel Macron président de La France a évoqué cette possibilité que des troupes soient déployés en Ukraine. Ce qui a provoqué une onde de choc entre les pays membres de La Communauté Européenne. Soumise à l’épreuve cette Communauté va devoir réagir, elle n’aura pas le choix, à moins qu’elle soit inféodé par les Russes. Macron l’a répété : il ne faut pas que les Russes gagnent cette guerre. Ce qui est désolant, c’est qu’on n’a pas expédié la moitié des armes qu’on a promit à L’Ukraine. C’est un manque impardonnable de notre part. Les Français ne sont pas sortis pour commémorer, je ne suis pas surpris. C’est vraiment décevant. Les personnages médiatiques, les leaders politiques et autres responsables ne sont pas sortis, sans doute que le ciel était trop gris, le fond de l’air était trop humide, il faisait trop froid. Mais si vos propos sont exactes Carmilla, je ne vous cacherez pas que ça regarde mal. Vous êtes en train de nous dire que les dirigeants occidentaux sont en train de tourner le dos à L’Ukraine! Alors, c’est nous, qui seront dérisoires.

Je suis heureux que vous avez évoqué Anne de Kyïv et c’est loin d’être dérisoire, parce que malgré toutes nos souffrances d’évoquer l’Histoire et la culture, c’est retrouver un peu de réconfort. Il faut s’accrocher à tout ce qui fait sens afin de ne pas perdre notre humanité. Vous l’avez manifesté aujourd’hui avec votre texte qui n’a pas été écrit de gaieté de coeur, mais qui avait pleinement sa place. J’ai apprécié grandement vos photos, je les trouve juste, parce que c’était la réalité d’un moment incontournable.

Bonne fin de journée Carmilla

Richard St-Laurent

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Richard,

Il est étonnant que vous connaissiez Anne de Kiev. Parce que je peux vous assurer que vraiment très peu de Français savent qu'ils ont eu une reine ukrainienne.

Quant à l'évolution du conflit, les Russes plastronnent aujourd'hui tandis que les Ukrainiens affichent une certaine inquiétude. Mais il est difficile de démêler, dans ces deux attitudes, la réalité et la tactique. Et même si la Russie se proclame déjà victorieuse, elle n'a, à ce jour, quasiment pas progressé depuis deux ans.

Bien sûr que le Droit international permet à un pays de porter secours à un autre qui a été agressé sans que cela constitue une déclaration de guerre. La France pourrait même engager ses avions et ses pilotes aussi loin qu'ils ne franchiraient pas les frontières russes.

Et dans la pratique, on sait bien qu'existent déjà, sur le terrain, des "experts" étrangers qui conseillent l'armée ukrainienne.

Ce que j'ai trouvé important, c'est qu'Emmanuel Macron a clairement exprimé qu'il fallait une défaite de la Russie. C'est un heureux contraste avec ses premiers propos au lendemain du déclenchement de la guerre ("ne pas humilier la Russie").

Ce qui est consternant, c'est qu'à peu près tout le monde lui soit tombé dessus.

Le problème, c'est qu'il faut d'abord se donner les moyens de la victoire. Et aussi vaincre un obstacle majeur: beaucoup de pays et de partis politiques ne veulent pas, en fait, une défaite de la Russie. C'est largement lié à la progression des idées anti-démocratiques et populistes dans le monde. C'est cela qui est très inquiétant. En France même, Mélenchon et Le Pen totalisent plus de 50% des votes. En Occident, on ne croit plus en la Liberté et le Progrès.

Bien à vous,

Carmilla

Nuages a dit…

Bonjour Carmilla,

Vos photos ne sont pas sinistres. Elles sont même bellement colorées, avec ces grands drapeaux, l'ukrainien et le "russe démocrate" (voir aussi le même rôle des drapeaux d'opposition en Biélorussie ; le blanc-rouge-blanc, aux couleurs historiques, est un signe de l'opposition à Loukachenko). En voyant vos photos, j'ai vu que leurs noms commençaient par DP ; seraient-elles faites avec vos Sigma DP Merrill ?

Pour ce qui est de la guerre, il est étonnant qu'il n'y ait pas eu de véritable mobilisation jusqu'à présent. Je crois qu'il y a une loi en discussion en ce sens à la Rada. Il faut en tout cas relever une grande partie des soldats sur le front, deux ans de guerre dans ces conditions, c'est inhumain.

Quant à la présence de troupes de l'Otan sur le sol ukrainien, il y a quand même un grave risque d'escalade. Que se passerait-il si un avion russe était abattu par un avion allemand, français ou britannique ? Que se passerait-il si les Russes lançaient une nouvelle offensive du côté de Sumy ou Tchernihiv, en trouvant des soldats de l'Otan en face ?