samedi 12 octobre 2024

Mes hontes

 
Dans la vie, on se fait souvent remettre en place, foudroyer d'une remarque assassine. On se sent alors atteint dans son identité, c'est troublant, déstabilisant et mortifiant. Et c'est d'autant plus violent qu'on est tous un peu fragiles et que ça ravive cette honte de soi dont on est tous porteurs.


Ca commence dans l'enfance: on a honte de ses parents. C'est le "roman familial" freudien. Presque tous les enfants imaginent avoir été adoptés ou kidnappés Ils s'inventent alors d'autres parents plus aimants, plus compréhensifs ou prestigieux (des nobles ou des stars). C'est une parade aux frustrations qui sont imposées à l'enfant et l'expression de sa nostalgie de l'époque où il se croyait tout pour ses parents. Ca se prolonge jusqu'à l'adolescence, voire au-delà. Ca explique la mythomanie plus ou moins prononcée des "jeunes".


Et dans ce "roman familial", je dois bien évoquer ma propre  honte, de moi-même et vis-à-vis de mes parents, honte dont je ne suis pas sortie aujourd'hui et ne sortirai sans doute jamais. Je n'étais pas capable de percevoir leurs qualités, je ne leur voyais que des défauts et j'ai vraiment été une sale gosse qui ne savait qu'inventer pour les inquiéter. Ils ont sans doute craint que je ne devienne une marginale. Et le malheur, c'est qu'ils sont morts avant que je ne réussisse professionnellement. Mais je me dis parfois aussi que c'est parce qu'ils sont morts que j'ai pu me sentir autorisée à réussir.


Après l'enfance, il y a la honte de son corps. C'est la tyrannie, surtout pour une fille, de tout ce qui touche à l'apparence corporelle. Il est d'abord inconcevable de ne pas être parfaitement propre, de ne pas sentir bon, de ne pas être "soignée". Ca donne les hésitations infinies de l'habillement du matin, depuis la petite culotte et le soutif jusqu'au dernier coup de mascara. C'est une folle perte de temps. Ensuite, toute la journée, on s'efforce de réajuster son apparence, son maquillage, ses vêtements. Et puis, il y a l'humiliation des fonctions corporelles. Rien n'est plus dégradant que de transpirer ou d'être contrainte de faire pipi ou caca. 


Et que dire de l'adolescence: l'abomination des règles et l'obsession de la grosseur des seins ? Et enfin l'interrogation sur l'ajustement de son apparence et de sa séduction. Comment se comporter, s'habiller, se maquiller ? Appâter les hommes, c'est facile. La difficulté, c'est de sélectionner par son look ceux qui vous conviennent. On ne parle jamais de ça mais ça nous trotte quand même dans la tête et perturbe notre humeur.


Et il faut enfin évoquer la violence de toute relation sexuelle. Une intrusion, effraction, pas seulement physique mais surtout psychologique, mentale. Il y a tout un grand bêtisier qui évoque, dans la relation amoureuse, l'harmonie, la fusion, l'unité retrouvée d'êtres séparés. Mais il y a aussi tous les rapports de pouvoir et de domination: ceux exercés par le séducteur, ou simplement par celui à qui l'on cède pour avoir la paix, par pitié ou par faiblesse. Et dans les deux cas, on se laisse entraîner par manque de confiance en soi.


J'ai expérimenté ces deux types d'"embrouilles". Surtout des séducteurs, des types bien plus âgés que moi, qui pouvaient, je pensais, m'ouvrir d'autres horizons.  Avec le séducteur, on a d'abord peur de ne pas se montrer à la hauteur, de ne pas se révéler un bon coup. Alors, pour ne pas passer pour une godiche, une oie blanche ou une gamine coincée, on accepte tout, on surenchérit même. Ca devient vite sordide, on en voit de toutes les couleurs, on a l'impression d'emprunter le "walk of shame". Qu'est-ce qu'on ne fait pas pour apparaître une fille libérée, sans tabous ! On ne se rend même pas compte qu'on est, en fait, complétement obéissante et soumise. Heureusement, le séducteur a vite fait de se déballonner et on ne manque pas de repérer sa suffisance et ses insuffisances, ses manies et ses boursouflures, son grotesque.


Avec les gentils et sympas, ceux qu'on est prête à aider, à qui on veut faire plaisir, c'est presque plus compliqué. On croit d'abord les dominer mais ce sont eux qui vous entraînent rapidement. Parce qu'à la différence des séducteurs qui sont des cyniques, eux ils croient en un ordre du monde, en des valeurs bien établies. Et ils sont tellement persuadés de la justesse de leur vision qu'ils ne sont pas capables de percevoir qu'entre vous et lui, il y a un abîme d'incompréhension. Et quand on est obligée de les plaquer pour ne pas se faire bouffer, c'est extrêmement culpabilisant, on se dit qu'on est une salope. On a honte de sa dureté, de son absence de pitié, même si c'est pour se sauver, échapper à une doucereuse emprise. 


Et puis, je dois aussi mentionner la honte de mes origines géographiques. Pendant longtemps, je n'osais pas dire d'où je venais. Parce que je me rendais compte que l'Ukraine, ça n'évoquait absolument rien ("T'es donc Russe, on me disait"). Que ça faisait minable ou paumé, que ça n'évoquait que les mannequins et les prostituées. J'évoquais donc, en bredouillant, une vague Europe Centrale faite de Pologne et de Russie. Ca me semblait moins nul.


Ca s'est répercuté sur ma pratique du français avec l'angoisse de faire des fautes à l'écrit ou à l'oral. Du coup, je parle et je rédige un peu comme une prof, de manière policée et attentive. Je parviens, certes, à faire illusion mais je ne sens pas les mots, ça n'est qu'un jeu de cubes, je suis incapable de me lâcher, de débrider mon langage. Ca m'énerve souvent et, de cela aussi, j'ai honte.


Enfin, j'ai honte de mon boulot, de mon argent. C'est même la question sur la quelle je me montre la plus évasive quand on m'interroge à ce sujet. Je laisse entendre de vagues études et un job aussi vague, presque alimentaire, dans la comptabilité/gestion.


C'est d'abord parce qu'en France, il est impossible de proclamer qu'on adore les chiffres, qu'on est passionné par la Banque et la gestion financière. On passe, alors, à la fois pour un crétin, un inculte et un délinquant.


Evidemment, je me pose des questions. Ma situation est-elle juste, méritée ? C'est sûr que je n'ai aucun génie mais est-ce que je suis pour autant une nulle privilégiée par le système ? Je pense souvent à ma sœur qui se voulait artiste et galérait lamentablement.


J'ai évidemment honte de ma relative aisance financière. De même que j'ai honte de mon positionnement dans mes différents jobs. A chaque fois, je n'ai jamais candidaté, j'ai toujours été recrutée directement par le Directeur Général qui m'a imposée. Ca introduit tout de suite, évidemment, une terrible suspicion à votre encontre. On se méfie de vous et on n'ose pas vous parler. D'amis, copains/copines de boulot, on ne s'en fait pas, sauf de manière très superficielle. Quant aux ragots, je n'ose les imaginer. Mais est-ce que je regrette vraiment cette situation ? Disons que je m'en accommode. 

Pour moi, l'Imaginaire est, en effet, toujours  plus fort que le Réel.


Images de l'artiste portugo-britannique Paula REGO (1935-2022), trop peu connue en France. Peut-être parce qu'elle est "malaisante".

Je recommande:

- Philippe JAENADA: "La désinvolture est une bien belle chose". Philippe Jaenada est "expert" en matière de portraits féminins. "La petite femelle" (2015) m'avait beaucoup impressionnée. J'ai été, je suis, Pauline Dubuisson. Il s'agit, cette fois, de Kaki, une jeune fille qui s'est défenestrée, en 1953, à l'âge de 20 ans. Comment comprendre ça, alors qu'elle était belle et amoureuse? Elle appartenait, en fait, à cette jeunesse perdue de l'après-guerre, cette terrible période dont le souvenir a été complétement effacé. Un vrai bouquin à la Modiano. Dommage, toutefois, que le livre de près de 500 pages n'ait pas été "élagué" de ses longues descriptions des recherches documentaires.

- Sigmund Freud: "Le roman familial des névrosés". Un court texte que l'on trouve facilement en poche Payot. Comme toujours chez Freud, c'est clair mais complexe.

J'insiste enfin, à nouveau, sur le bouquin de Rebecca Lighieri: "Le club des enfants perdus



samedi 5 octobre 2024

Du Roman national


La plus grande illusion, c'est de croire que l'Histoire est enseignée, dans tous les pays, de la même manière.

Rien n'est plus faux. Chaque peuple construit son roman fondateur, sa grande mythologie. Ca façonne profondément son imaginaire et ça ne "colle" absolument pas avec les romans des autres pays.


Moi qui viens d'ailleurs, ça a été mon premier sujet d'étonnement et même d'énervement. Qu'est-ce que c'est que cette Histoire française dont on nous rebat les oreilles ? On a l'impression que tout se ramène à la France et qu'il ne s'est absolument rien passé ailleurs dans le monde. 


Je me suis même rebellée au point que la seule discipline dans la quelle j'ai été médiocre au lycée, ça a été l'Histoire, du moins l'Histoire de France. Tous ces Rois et leur cour, que je trouvais plutôt ridicules, et puis tous ces gouvernements républicains, plutôt sinistres, je me perdais là-dedans, je ne me sentais pas concernée et, même, ça me barbait profondément.


Je trouvais surtout que ça se noyait dans des combines, des intrigues, des alliances, aux quelles je ne comprenais rien. Ca relevait presque d'un esprit gestionnaire, ça manquait donc de chair, de passion, de tragédie. Le seul héros, Napoléon, est d'ailleurs presque unanimement détesté par les Français eux-mêmes.

J'ai donc longtemps assimilé l'Histoire française à l'ennui. Et surtout, mon Roman national, il n'avait à peu près rien à voir. Il faut dire qu'à l'époque (même si j'ai presque honte d'avouer ça aujourd'hui), j'étais, en revanche, absolument passionnée par l'Histoire russe. Ca, c'est vraiment autre chose, je me disais, de vrais personnages du Marquis de Sade. Et aujourd'hui encore, je pense qu'il n'y a pas de meilleur roman d'initiation, d'éducation à la vie que l'Histoire russe. Des tarés, des parricides, des incestueux, des corrompus et des tyrans qui règlent leurs affaires par le meurtre.


On connaît surtout en France les grands réformateurs, Pierre le Grand, Catherine II, Alexandre II, mais on passe à la trappe ceux qui étaient majoritaires: les fous furieux, les carrément débiles, cruels et impitoyables. Deux quasi inconnus me fascinent à cet égard: Paul 1er et Pierre III.


Et puis, il y a eu, au 18ème siècle, toute la cohorte des terribles Tsarines: Catherine 1ère, Anna Ivanovna, Anna Leopoldovna, Elisabeth 1ère. Des débauchées, extravagantes et cyniques, à vous faire douter de vos convictions féministes. Aujourd'hui encore, je ne me lasse pas de ces histoires de criminel(le)s et j'estime que si on veut comprendre la Russie d'aujourd'hui, sa violence et son indifférence à la vie humaine, il faut d'abord l'histoire de ses tyrans. 

En contrepoint de l'Histoire russe, il y avait toutefois pour moi l'Histoire de la Pologne. La Pologne et la Russie se détestent cordialement, on le sait, mais l'animosité entre eux est moins affective que politique. La Pologne, ça a d'abord été la République des Deux Nations, une longue période essentielle (de 1569 à 1775), mais complétement méconnue en France, de l'Histoire européenne.


Ce fut, pendant plus de deux siècles, l'Etat le plus démocratique (une monarchie élective) et le plus cosmopolite d'Europe (accueillant Juifs, Protestants, Musulmans, Orthodoxes). Rétrospectivement, on peut dire que le dépècement, à la fin du 18ème siècle, de la République des Deux Nations, principalement au profit de la Russie, a été une grande catastrophe démocratique pour l'Europe. Et cette grande catastrophe s'est reproduite avec la 2nde Guerre Mondiale puis le joug communiste (détruisant notamment le cosmopolitisme de la Pologne).


Et puis, je me proclamais aussi Autrichienne, ou plutôt Austro-Hongroise. Parce que j'étais une Galicienne de Lviv et que l'architecture de Lviv-Lemberg est typiquement autrichienne: un grand Opéra (copié sur le Palais Garnier de Paris) d'où part un long Mall arboré (inspiré du Ring de Vienne), un Mall qui est moins un circuit de promenade qu'un grand lieu d'exhibition collective (on y vient pour regarder et s'y faire regarder).


Et puis, à la grande différence de la Russie, on ne boit surtout pas de thé mais du café. Et le café, on le boit, accompagné de pâtisseries, dans des cafés, une institution très sophistiquée qui est surtout un lieu de rencontre et de socialité. Et autre différence majeure: on adore et confectionne le chocolat.


Au lycée, au début, j'ai essayé de ramener mes histoires d'Europe Centrale et de Russie. Mais je me suis vite fait moquer et rembarrer par les profs et les élèves : "Tu nous embêtes, Machine-Tchouk. L'Autriche, c'est ringard, la Pologne, c'est catho-arriéré et la Russie, c'est misérable". Alors, je me suis vexée et butée. Encore heureux que je n'ai jamais évoqué l'Iran et son Zoroastrisme. De quoi me faire définitivement détester.


Aujourd'hui, j'ai effacé et oublié ces rebuffades. C'est vrai qu'il n'y a pas de sujet plus conflictuel que les histoires nationales.


J'ai même surmonté mon rejet de l'Histoire de France. Je suis désormais moins nulle en la matière. Et puis, j'ai identifié d'étranges amnésies, de grands blancs, de l'Histoire française. Pourquoi ces événements majeurs ont-ils été effacés de la mémoire collective ?


 Il s'agit notamment de:

- la Guerre de Crimée (1853-1856). Britanniques et Français étaient vainqueurs mais n'ont rien réclamé à la Russie. Ils auraient pu établir un protectorat sur la Crimée, ce qui aurait changé bien des choses.

- la conquête de Mexico (1861-1867). Une histoire rocambolesque mais aussi une première tentative de faire contrepoids à l'influence américaine.


- les guerres de l'opium, le sac du Palais d'été et la guerre des Boxers. Des guerres malheureuses qui expliquent, en partie, l'animosité actuelle de la Chine envers l'Occident.

- les interventions de l'armée française en Lettonie (1919), en Lituanie (Memel-Klaipeda 1920-23) et en Pologne (1920)

- la colonisation de l'Indochine: ça a tout de même existé de 1858 à 1954. Mais qui, hormis Marguerite Duras, évoque cette longue histoire ? 


Hormis les spécialistes, c'est complétement oublié en France alors que ce n'était pas toujours infâmant. Et avec ces oublis, on a perdu quelque chose, quelque chose qui tient à la culture et à l'imaginaire d'un pays. 

L'Histoire officielle repose toujours, en fait, sur une étrange sélection. L'Histoire, c'est, certes, essentiellement fait d'abomination et d'Horreur. Mais au sein même de l'Enfer, on éprouve parfois aussi, soudainement, quelques instants de grâce.


Images de Eugène Delacroix, Ernest Messonier, Hyacinthe Rigaux, Sergueï Ivanov, Vassili Sourikov, Jacek Malczewski, Jan Matejko, Gustav Klimt. L'ultime photo, à Saint-Pétersbourg, est d'Alexandre Petrossian dont les images sont toujours incroyables. L'avant-dernière est celle d'un soldat ukrainien. Ce sont deux images qui me parlent beaucoup.

Je recommande:

* Sur l'Histoire russe, je ne suis vraiment pas une fan d'Hélène Carrère d'Encausse. C'est de l'Histoire à la française qui s'embrouille dans les traités et les affaires diplomatiques. C'est aussi une resucée, du copier-coller, de ce que l'on trouve un peu partout ailleurs.

J'ai aussi une allergie à Vladimir Fedorovsky et à son arrogance. Je recommande quand même son "Dictionnaire amoureux de Saint-Pétersbourg".

Les bouquins d'Henri Troyat, même s'ils sont archi-classiques, ont bien plus de dimension romanesque, de saveur et de chair.

Une mention particulière doit enfin être faite au livre, en 2 tomes, de la Lituanienne  Kristina SABALIAUSKAITE: "L'Impératrice de Pierre". L'Histoire extraordinaire de Catherine 1ère, celle que Voltaire surnomma la Cendrillon du 18ème siècle. Une jeune fille misérable qui épousa Pierre le Grand puis lui succéda.

* Sur la République des deux Nations, il y, a bien sûr, l'extraordinaire bouquin d'Olga Tokarczuk (Prix Nobel 2018): "Les livres de Jakob". L'histoire de Jakob Frank, Juif converti à l'Islam puis au Christianisme. Le Luther du monde juif, libertin et hors la loi. Mais ça fait tout de même plus de 1 000 pages très denses.

* Sur l'Autriche-Hongrie: "Le monde d'hier" de Stefan Zweig et les livres de Joseph Roth, notamment "La crypte des Capucins" moins connu que "La marche de Radetzky".

* Sur les guerres au 19ème siècle: 

- Sylvain VENAYRE: "Les guerres lointaines de la Paix - Civilisation et Barbarie depuis le 19ème siècle"

- Benoît RONDEAU: "L'Empire britannique en guerre". Les guerres britanniques, on les connaît très mal en France: la révolte des Cipayes, la guerre des zoulous, celle des Boers, le Soudan, "le grand jeu" en Afghanistan, les Boxers, je ne suis pas sûre que ça évoque grand chose. C'est pourtant une histoire extraordinaire souvent conduite par des personnalités hors du commun. Un livre très récent qui vaut tous les romans d'aventure.