La guerre, les guerres, on en entend parler presque tous les jours dans les médias.
Mais ça demeure lointain et abstrait. On essaie d'imaginer ce que ça peut être mais on se trompe probablement lourdement. Sauf à être sur le terrain, l'horreur et la peur véritables, on ne les éprouve jamais véritablement.
Et puis, il n'y a pas la Guerre mais des guerres. Hormis l'angoisse, le vécu d'un Ukrainien n'est probablement pas le même que celui d'un habitant de Gaza. Le déroulement des batailles n'est pas le même.
Généralement, la guerre, on perçoit ça sur le mode d'une confrontation directe entre adversaires. Avec une forte charge symbolique de rivalité et de prestige et même un code de l'honneur. Et au moment final, on affronte physiquement son adversaire, on échange un ultime regard avec lui.
Mais en fait, c'était la guerre des temps anciens; celle d'une rencontre avec un ennemi en chair et en os qui concernait majoritairement les seuls soldats et épargnait, généralement, la population civile.
Mais qu'en est-il aujourd'hui ? On ne se bat plus "face à face". "L'Art de la guerre", ça n'est plus qu'une tuerie mécanisée, informatisée, une compétition de capacités techniques.
C'est la 1ère Guerre Mondiale, probablement la plus épouvantable, qui a introduit cette "innovation". L'ennemi devient invisible, chacun s'enfouit dans ses tranchées et déverse sur l'ennemi une pluie de projectiles. Un déplacement des fronts, de quelques mètres seulement, devient très lent et surtout coûte des milliers de vies humaines. Sortir de sa tranchée, s'exposer, c'est avoir 9 chances sur 10 d'y passer. On vit donc terrés la plupart du temps dans la boue, la saleté, la promiscuité. Pendant des mois, on ne pense plus à rien d'autre qu'à la prochaine cigarette ou à un verre de vodka.
Et surtout, on n'a aucun repos, aucune période d'accalmie. On échange avec l'ennemi un feu roulant continuel. Cela pour briser sa résistance psychologique, pour lui faire perdre la Raison.
Rendre l'autre fou, cet objectif a généralement été atteint parce que ce sont des spectres ou des fantômes qui sont ensuite revenus du front de la 1ère Guerre Mondiale.
Ils étaient certes des survivants mais des survivants complétement insensibles. Des morts-vivants, en réalité. Il faut, à ce sujet, lire Erich Maria Remarque, "A l'Ouest, rien de nouveau". A sa sortie, en 1929, ce petit bouquin a rencontré un succès extraordinaire.
Dans la monstruosité des guerres modernes, il n'y a plus de héros, souligne E-M. Remarque. Rien que des spectres qui "sous l'effet d'un truc, d'un dangereux enchantement, peuvent encore marcher et tuer".
Et leur expérience est incommunicable. Ceux qui retrouvent brièvement leur famille, leurs amis, à l'occasion d'une permission, se sentent incapables de transmettre et de raconter. Comme si un mur infranchissable avait été érigé entre les deux mondes.
L'incommunicable est tellement pesant qu'une espèce de "rage" envers les planqués envahit les soldats. La distance est devenue telle qu'ils sont finalement heureux de pouvoir revenir sur le front, de retrouver leurs camarades, les seuls avec les quels ils se sentent liés. Une étrange fraternité dans la quelle l'élément individuel ne joue aucun rôle.
Une fraternité de l'indifférence envers la Mort et son propre destin. Et une fois qu'on l'a éprouvée, on demeure prêts à tuer. C'est ce qui explique que beaucoup de soldats allemands sont revenus du front de la 1ère Guerre Mondiale avec une énorme frustration: ils ont eu le sentiment d'être trahis, ils étaient prêts à continuer.
Et je ne peux évidemment m'empêcher de faire un parallèle avec la guerre de la Russie contre l'Ukraine. On compare souvent celle-ci avec la 1ère Guerre Mondiale. Je crois que c'est, hélas, très juste. C'est, en effet, une guerre statique, de positions.
C'est aussi une guerre presque abstraite. On se planque quelque part, dans un trou, une cave. De là, on conduit une guerre de drones. Comme dans un jeu vidéo, on pourchasse des cibles et on se réjouit quand on les a pulvérisées. Sauf que c'est réel et que soi-même, on risque d'être repéré, ciblé et pulvérisé.
On rencontre finalement peu son ennemi, on ne le regarde jamais dans les yeux. On le foudroie ou il nous foudroie presque instantanément. Un cataclysme brutal sans dimension symbolique.
Il n'y a plus d'héroïsme individuel. Ce n'est que le long martyre d'une vigilance continuelle subi par une troupe uniforme de traumatisés.
Et on en vient à appréhender l'après-guerre. Comment vivre, revivre ? Ca apparaît terrifiant dans un pays peuplé de zombies et morts-vivants.
Une réparation au moins morale et symbolique est indispensable. Punir la Russie, c'est indispensable. Sinon, le pays s'effondrera dans l'anarchie.
A cet égard, le cauchemar, c'est Trump, son cynisme et son ami Poutine. Son souhait de pouvoir passer l'éponge et de refaire, le plus vite possible, du business avec la Russie, apparaît plus qu'insultant, carrément monstrueux.
Images de Arno Henschel, Félix Valloton, Vassily Verechtchaguin, Salvador Dali, Otto Griebel, George Bellows, George Grosz, Ewald Schönberg, Clagget Wilson, Oskar Schlemmer, Oskar Kokoschka.
Je recommande :
- Erich-Maria Remarque: "A l'Ouest, rien de nouveau". Un livre bref mais un grand livre qu'on a un peu oublié. Qui synthétise bien ce qu'est le traumatisme irréparable d'une "guerre moderne" de positions.
- Harald Jähner: "L'ivresse des sommets - L'Allemagne et les Allemands (1918-1939)". Après "Le temps des Loups", un autre grand bouquin sur l'après-guerre". Un livre qui décrit surtout formidablement bien le complet bouleversement mental et social de la société allemande après la 1ère guerre mondiale. La République de Weimar, ça a d'abord été une période de créativité extraordinaire.
- Anastasia Fomitchova: "Engagée volontaire dans la résistance ukrainienne". Je n'ai pas encore eu le temps de lire ce bouquin qui vient de sortir mais je fais confiance à Richard qui me l'a recommandé la semaine dernière. Anastasia est une jeune et brillante universitaire franco-ukrainienne.
- Daniel Kehlmann: "Le roman de Tyll Ulespiègle". La Guerre de 30 ans (1618-1648), ça n'évoque pas grand chose en France. Mais cette guerre de religions qui a ravagé l'Europe Centrale et conduit à un massacre de ses populations a façonné, profondément, la conscience allemande.




























































