dimanche 23 juin 2013

Ombres ottomanes



On parle beaucoup de la Turquie en ce moment.

La Turquie, je connais assez bien. Ca a été une de mes passions de prime jeunesse. Quand j’étais étudiante, j’y suis allée en vacances à plusieurs reprises. C’était une manière, à une époque où je me sentais paumée en France, de me rapprocher de l’Iran et de la Russie qui me manquaient.


Dans l’avion qui me conduisait à Istanbul, je remarquais qu’il y avait deux catégories de voyageurs : les papis et les mamies (> 40 ans) qui venaient profiter de la plage et du soleil pour pas cher et puis des jeunes filles, plein de jeunes filles, mais des mochetés pas possible; elles se faisaient sûrement tout le temps rembarrer en France, alors elles venaient chercher l’aventure sexuelle en Turquie.


Pour les Français, la Turquie, c’est un peu comme le Maroc et la Tunisie : la satisfaction « cheap » des rêves consuméristes. C’est le « club Med » pour tous : un pays où, même si on y est musulmans, on peut bouffer, baiser, boire, se bronzer et s’amuser à bon compte. Ce qu’il ya derrière, on s’en fout. C’est un pays moderne et on ne voit vraiment pas pourquoi il ne pourrait pas intégrer l’Europe.


Tout ça, ça n’était pas vraiment mes préoccupations. La plage ? Ca m’ennuie à périr. Les mecs et les distractions ? C’est moi qui choisis. Quant à la bouffe ? Je ne mange que des trucs très spéciaux.


Je recherchais, à vrai dire, un peu d’aventure. Les côtes turques, je trouvais ça nul. Il y a bien mieux, ailleurs, en Méditerranée. Ce qui m’intéressait, c’était l’Est de la Turquie. Ca commençait au-delà de Sivas et là-bas, disait-on, il y avait encore quelques bandits de grands chemins, des guerilleros kurdes, des nuées de gamins qui venaient caillasser les voitures, et des chiens énormes, les « kangals », qui risquaient de vous dévorer.


Quand j’y suis allée, ça avait malheureusement largement disparu (hormis les chiens et les gamins, mais ils ne jetaient plus de pierres). Tant pis pour l’aventure mais j’y ai découvert des paysages à couper le souffle et des villes mélancoliques et austères. C’était souvent aussi très prosaïque : des voyages interminables dans des bus surchauffés, des hôtels borgnes et crasseux, des restaurants d’où vous sortiez complètement malades.


Mais ça me convenait quand même. Voilà les villes, hormis Istanbul, que j’ai aimées : Erzurum l’asiatique, Trabzon la byzantine, Kars la russe (la ville du roman d’Ohran Pamuk : « Neige »), Dogubeyazit la ville-frontière, Van l’arménienne, Urfa la biblique.


J’ai donc adoré mes vacances en Turquie. Les Turcs sont des gens épatants et c’est facile d’avoir des contacts avec la population. J’y ai rencontré d’extraordinaires polyglottes : même des gens qui parlaient mieux que moi le russe et le polonais.


Mais j’ai aussi éprouvé, en Turquie, un sentiment de gêne et d’artifice. Sous une apparence aimable, la Turquie, c’est aussi un pays qui vit dans l’occultation et le déni de son passé. L’histoire, ça ne semble être que celle de l’Empire ottoman.


Mais c’est oublier que celui-ci était infiniment plus multi-culturel et cosmopolite que ne l’est la Turquie d’aujourd’hui. Faut-il rappeler qu’au début du 20ème siècle, la population d’Istanbul était encore chrétienne à 50 % ? Le siècle dernier, ça a été, en fait, l’émergence du nationalisme turc et ça s’est fait en chassant et combattant impitoyablement les communautés allogènes. L’épuration ethnique, ça s’est fait vraiment à grande échelle en Turquie.


En France, on se concentre sur la tragédie arménienne et les problèmes kurde et chypriote. Mais on semble ignorer complètement que la Turquie, c’est aussi la Grèce et Byzance. C’est quelque chose qu’il est interdit d’évoquer mais qui correspond à une réalité historique. La Grèce, pas seulement celle des philosophes (Héraclite etc…) mais aussi celle de Byzance, une culture et une civilisation encore partagées par beaucoup d’Européens.


Mais il faut bien le dire : si on part, aujourd’hui, à la recherche des traces de Byzance en Turquie, c’est consternant. Byzance, ça a pratiquement été éradiqué. La plupart des monuments laissés en ruine, à l’abandon, transformés. Quant aux populations, les Byzantins, ils ont été éliminés, déportés. Le plus fort, c’est qu’on a réussi à faire oublier ça : qui a connaissance, en France, des tragédies de 1922 (la destruction de Smyrne, aujourd’hui Izmir) et de 1955 (l’expulsion des Grecs d’Istanbul), la plus grave émeute raciale depuis la Kristallnacht ?


Tout ça, c’est vieux, c’est du passé me direz-vous. Pas sûr. Plus près et plus récemment, j’invite les Parisiens à se rendre à Sarcelles. Sarcelles, c’est bien sûr une ville horrible mais c’est aussi devenu la capitale des Assyro-Chaldéens avec une grande église qui y a été récemment construite.


Les Assyro-Chaldéens, ils seraient près de 20 000 en France, principalement installés dans le département du Val-d’Oise. Les Assyro-Chaldéens, tout le monde s’en fiche et on ne sait d’ailleurs même pas qu’ils existent. Pourtant, c’est l’un des premiers peuples chrétiens du Proche-Orient. Ce qui est fascinant, c’est que, d’une part, ils sont apparentés aux Nestoriens (une église hérétique dont l’influence s’est étendue jusqu’en Chine), d’autre part, ils parlent et écrivent une langue syriaque proche de l’araméen, la langue du Christ.


Qu’on puisse encore parler l’araméen tout près de Paris, je trouve ça extraordinaire. Allez donc à Sarcelles. Vous y rencontrerez des Chaldéens qui ont quitté un ensemble de petits villages turcs situés près du Monastère de Mar Gabriel, un lieu extraordinaire situé non loin de Diyarbakir. C’est un exil au quel ils ont été contraints pour des raisons de sécurité. Tout ça, c’est très récent, ça remonte au début des années 90 et ça se poursuit aujourd’hui encore. Ca n’a pas ému grand monde en France mais ça en dit long sur la politique turque.



Images de Turquie réalisées par le photographe Gokhan Demirer

Je recommande par ailleurs deux livres britanniques qui ont inspiré ce post :

- « Dans l’ombre de Byzance » de William Darlymple

- « Le paradis perdu, 1922, la destruction de Smyrne la tolérante » de Giles Milton

4 commentaires:

Anonyme a dit…

"la satisfaction cheap des rêves consuméristes" ;vous avez toujours la formule "chic-assassine", chère vampire ! et les photos choisies me donnent toujours envie de sauter dans mon jet privé pour aller voir de mes propres yeux ! quand vous parlez des pays ,qui sont les vôtres, je suppose , votre analyse est toujours étayée sur des faits et relayée par l'émotionnel , et ,aussi l'analyse est enrichie de piques souvent acérées contre la "France" et ses (sic) Français ,qui manqueraient de connaissances , de réflexion ...Je sais ,vous êtes un vampire aux canines aiguisées et vous aimez les faire grincer des dents ,ces Français qui ignorent la géographie et en plus, l'histoire , et en plus en vulgaires touristes plaisanciers ne pensent qu'à la bronzette sans voir plus loin que leurs maillots de bain ....ah ,dieux , faut-il que j'apprécie votre vampirisme , pour déguster votre billet , avec gourmandise ! Lola

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Lola !

Je ne m'autorise à parler que de pays que je pense assez bien connaître. Ca recouvre en gros l'Europe Centrale (i.e. tout l'ancien bloc communiste + l'Allemagne et l'Autriche) et l'Iran. La Turquie, j'y suis allée à de nombruses reprises, l'ai traversée de part en part et ai beaucoup lu à son sujet.

Je suis sans doute méchante à son sujet dans mon post et je le regrette un peu. C'est un pays magnifique et très accueillant. Simplement, je voulais contrebalancer le discours dominant et univoque au sujet de la Turquie.

Je ne voudrais pas non plus que l'on pense que je prends plaisir à pourfendre les Français. Il faut prendre ça avec humour, pour les besoins de la discordance.

C'est sûr aussi que c'est facile et arrogant de critiquer les touristes ignares. Mais je crois en fait que les Français voyagent plutôt moins bêtement que les autres. Si vous voulez mon avis sincère : les Russes sont 10 fois pires.

Simplement, j'ai en horreur les voyages et les vacances organisés.

Sur le fond néanmoins, il y a quand même une grande ignorance et même une hostilité des Français vis à vis du monde byzantin. C'est très vieux, très ancien mais c'est problématique.

Carmilla

Anonyme a dit…

Vous avez compris, je pense ,que je le prenais avec humour. Ce que vous dites est très intéressant ; la faute à qui , si les pays mal connus donc pittoresques , sont devenus des " Produits" très attractifs ? mal connus parce que longtemps fermés , impénétrables; ils sont jetés sur le marché ,du tourisme . Je vais lire les livres dont vous parlez pendant que mon jet privé se refait une beauté !! Et je vais secouer mes neurones ; ça va être ..Byzance ! Lola

Carmilla Le Golem a dit…

En tous cas, la Turquie, c'est un pays touristique très facile et sans aucun danger, même pour une femme.

Le mieux, c'est d'y aller à l'aventure. On trouvera toujours un logement, un accueil. Se déplacer est aussi très facile : en bus, en train, en voiture.

Seul problème aujourd'hui : l'invasion touristique sur les côtes. Mais la Turquie est un vaste pays et il y a beaucoup d'autres choses à voir. Je conseille personnellement l'Est même si beaucoup de gens chercheront à vous en dissuader .

Carmilla