samedi 19 avril 2014

De la souffrance


Ca étonnera peut-être mais, sous une façade impassible, je suis, souvent, d'une tristesse à crever.

Sombre, pessimiste, anxieuse, je ne suis vraiment pas rigolote tous les jours. Parfois, la mélancolie m'emporte.



Mais ce ne sont aussi que des phases, des moments de ma vie. Je ne suis pas une dépressive chronique, il n'y a, chez moi, aucune complaisance dans la souffrance et le malheur. J'en sors aussi vite que j'y suis rentrée. Et puis, je sais pourquoi je suis malheureuse : un chagrin sentimental, une humiliation, la violence des rapports humains, la maladie et la mort de proches, l'angoisse du travail.


Simplement, je ne refoule pas la souffrance et le chagrin qui s'abattent sur moi. Je refuse de jouer la comédie du "ça va" à tout prix, du "il n'y a pas de problème". Le malheur, la tristesse ça fait partie de ma vie comme de toute vie humaine.


Faire une place à la souffrance dans sa propre vie, je trouve ça très important. Mais ça devient très difficile aujourd'hui. Il est devenu presque interdit d'être malheureux et de souffrir. C'est presque une maladie à une époque où on est tous censés être beaux, dynamiques et pleins de vie.  C'est une scorie à éradiquer dans un monde où la souffrance n'a plus de place, plus de fonction rédemptrice. Souffrir est devenu inutile, honteux, dépourvu de signification, dans une société où on ne glorifie plus que le plaisir.


Pourtant, à refuser la souffrance, à l'évacuer à tout prix, à vouloir être sans cesse joyeux, serein, on se prive sans doute de plein de choses et d'abord d'une connaissance des autres et de soi-même. Je pense d'ailleurs que si on est si souvent dépressifs, c'est parce qu'on refuse d'admettre en nous-mêmes cette part maudite, cette souffrance qui nous assaille si souvent. C'est à force de se dire qu'on va bien qu'on tombe finalement malades.


On apprend plein de choses, en effet, en souffrant. Je n'irai pas jusqu'à citer en exemple Fritz Zorn qui, au moment où il apprend qu'il a un cancer, déclare : "Pour moi, c'est une bonne chose, je commence à vivre".


Mais il faut quand même bien reconnaître que, dans le chagrin et la souffrance, la vie retrouve une certaine coloration, une nouvelle intensité. On échappe tout à coup, à la banalité, l'ennui, du quotidien. On se découvre tout à coup un destin et on déploie alors des ressources nouvelles, insoupçonnées. La souffrance n'enseigne rien par elle-même, sinon qu'on peut la vaincre.

On peut même prendre plaisir à souffrir. Ca, c'est très russe et le sommet, c'est Dostoïevsky qui décrit l'âcre saveur de la vie dans son bagne de Sibérie, jusqu'au point d'affirmer qu'il a été heureux là-bas.


Ou bien, cette phrase stupéfiante d'Imre Kertesz à la fin d'"Etre sans destin" : Là-bas aussi, parmi les cheminées, dans les intervalles de la souffrance, il y avait quelque chose qui ressemblait au bonheur. Oui, c'est de cela, du bonheur des camps de concentration que je devrais parler la prochaine fois, quand on me posera des questions".


Surtout la souffrance est créatrice. Elle ouvre de nouvelles perspectives, elle permet de se réinventer, de trouver de nouvelles voies. Après l'épreuve de la souffrance, le rapport au temps est bouleversé : chaque instant devient unique et il y a exigence à le goûter pleinement. Il ne se répétera pas.



Illustrations de Charles Mengin (Sapho), Fernand Khnopff, Puvis de Chavanne, Jean Delville, Alphonse Osbert.

Ce texte m'a été inspiré par Chantal Thomas, romancière et philosophe

2 commentaires:

Anonyme a dit…

Illus en décomposition ..est-ce le temps,le ciel ..Fritz Zorn m'a semblé,autrefois,effroyable à lire
Quelle chance que vous citiez Chantal Thomas,vous êtes un Vampire de bon conseil,qu'il faut suivre sans crainte ; toute l'oeuvre de Ch Thomas est remarquable;"l'échange des princesses"est exceptionnel,triste mais exceptionnel...n'est-ce pas ? Lola

Carmilla Le Golem a dit…

Bonjour Lola,

Effectivement, j'apprécie Chantal Thomas. Sous une apparente simplicité, elle aborde des choses essentielles. Comment conquérir des espaces de liberté ? Le droit de rêver, de se promener sans but, d'être seule, de fréquenter des cafés.

Outre "l'échange des princesses", j'avais bien aimé "le testament d'Olympe" et, bien sûr, "Les adieux à la reine". Il y a aussi "Cafés de la mémoire".

Surtout, Chantal Thomas, c'est la découverte de l'extraordinaire littérature française du 18 ème siècle. Un grand style au service d'une pensée très subversive. Je ne suis pas sûre que tous les auteurs du 18 ème siècle trouveraient aujourd'hui éditeur.

Amicalement

Carmilla