samedi 26 juillet 2014

"Passions de joueurs"



Pourquoi certains parmi nous, peu nombreux il est vrai, basculent-ils dans la passion du jeu au point de sacrifier leurs moyens de subsistance, leurs relations, leur vie ?

Le jeu, il y a un tabou de plus en plus fort là-dessus.C'est vraiment mal considéré dans nos sociétés vertueuses, écolo-responsables, où on nous incite (nous contraint ?) à la tempérance. On tolère, à la rigueur, les casinos avec leurs relents aristocratiques et leurs souvenirs littéraires. Mais des aristocrates, il n'y en a justement plus dans les casinos, rien que des gens qui ont soif de revanche sociale.



Il y a aussi les petits joueurs. Moi-même, je considère souvent avec compassion ces "pauvres gens" qui font la queue dans les bistrots pour jouer au Loto, au tiercé, au bingo. Quelle aliénation ! Comment peut-on avec tant d'enthousiasme accepter de renflouer les caisses de l'Etat ?


Mais en fait, je me sens en empathie avec toutes ces personnes : je suis moi aussi, ou plutôt j'ai été, une joueuse effrénée. La Bourse, ça a été ma passion. Ca a débuté lorsque j'étais très jeune, dès la fin de mes études. C'était bien sûr très lié à mon petit talent pour les chiffres. Dès que j'ai eu un peu d'argent, j'ai commencé à le faire circuler sur les marchés financiers. J'ai vécu des années entières avec toute la cote, le CAC 40, dans la tête, à scruter des écarts, à guetter une proie. Ma tactique, c'était d'acheter des canards boiteux ou alors, au contraire, d'attaquer les valeurs gonflées. J'ai comme ça, aujourd'hui encore, le grand fantasme de participer, un jour, à un grand raid qui fera chuter Google, Facebook, Apple.

J'ai toujours été gênée pour parler de ça, pour évoquer cette face cachée de ma vie et, même avec vous, mes chers lecteurs, je ne suis pas sûre que je ne vais pas, à compter de ce jour, catastrophiquement dégringoler dans votre estime. Au mieux, ça étonne mais, plus généralement, en France, déclarer qu'on s'intéresse aux marchés financiers, ça vous vaut une réaction de rejet violente et définitive, surtout dans les milieux qui se prétendent intellectuels: suppôt du capitalisme, exploiteur des masses. Mais moi, mon ambition était en fait toute simple: je voulais ne pas avoir à travailler, ne vivre que de ça.


Malheureusement, c'est beaucoup plus compliqué. On connaît certes quelquefois la gloire, on vit dans l'euphorie, on gagne en un mois ce que l'on peine à amasser en un an mais l'inverse est également vrai (on perd en un mois l'équivalent d'une année de travail) et on se casse donc souvent la gueule. Alors, je me suis rangée et puis l'argent que j'ai, aujourd'hui, me suffit.  Mais je suis toujours attirée par ça, je suis toujours à l'affût d'un bon coup et je sais qu'il suffirait que je dispose d'un peu plus de temps libre pour que la fièvre m'emporte à nouveau. 

Mais ça, ce n'est que ma vie, ça n'a pas grand intérêt. Je n'en parle que parce que ça me permet d'apporter quelques réponses à cette énigme qu'est la passion du jeu. 


D'abord quand on joue, qu'on soit joueur de loto, de poker, de casino, ou spéculateur en Bourse, on redécouvre la saveur et l'intensité de la vie. On cesse de s'ennuyer, de vivre dans la léthargie. Finie l'existence toute tracée, son long cours monotone jusqu'à la retraite. Tout peut désormais basculer, le monde prend de nouvelles couleurs. On joue pour faire de sa vie un destin, pour transmuer magiquement les hasards de l'existence en fatum.


Ensuite, pour jouer, il faut être un rebelle, un révolté. Les joueurs, tous ceux que j'ai pu connaître, ont des personnalités décalées, indifférentes à la bienséance et aux règles sociales. Le jeu, c'est le refus du monde de la production, des échanges normalisés. Le jeu, c'est la "part maudite" en nous, une alternance héroïque. 


Je fais mienne enfin cette analyse de Freud qui a indiqué que le joueur ou le spéculateur ne jouent pas pour gagner mais, plus finement, pour perdre. Accomplir le fantasme, si fort en chacun de nous, de la perte, de la dépossession, satisfaire notre besoin d'autopunition. C'est la leçon de Dostoïevsky: on joue pour évacuer un sentiment de culpabilité.


"Ce à quoi aspire l'homme, c'est l'enfer".

"Tout devient beau quand j'ai perdu, la mer, les arbres, les nuages comme si je ne devais jamais les revoir. Quand j'ai gagné, je ne regarde rien". (Jacques Dutronc dans le film "Tricheurs" de Barbet Schroeder).


Photographies de Juliette Bates, jeune photographe parisienne dont la série, ici sélectionnée, "Histoires naturelles" vient d'être exposée à la galerie Esther Woerdehoff.
 
Je recommande enfin le film: "L'homme que l'on aimait trop" d'André Téchiné.

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