dimanche 8 mars 2015

De la honte


A une époque de narcissisme triomphant, on semble croire que ça n'existerait plus: la honte, la culpabilité, ça n'aurait plus de raison d'être! On est, maintenant, tous épanouis, heureux, on est beaux, magnifiques, sans angoisses, on se sent bien dans notre peau, on est sains, physiquement et mentalement.


Mais peut-être, aussi, qu'on ne se sent pas si bien que ça et qu'on n'a jamais été aussi torturés, anxieux, parce que, justement, on n'a pas du tout l'impression d'être à la hauteur de ce modèle éthéré.On est, en fait, dévorés, bouffés, par l'inquiétude, l'incertitude sur soi-même.


Plus que jamais, on est, aujourd'hui, la proie de la honte. On ne l'avouera jamais parce que c'est un sentiment secret, archaïque, qui touche au plus profond de notre intimité. Et puis, évoquer la honte que l'on éprouve, ça va à l'encontre de toutes les règles de la vie en société. On fera ricaner tout le monde en parlant de ça !


On a pu classer (l'anthropologue Ruth Benedict) les types de sociétés selon deux grandes catégories: les cultures de la honte (les sociétés asiatiques, la Chine, le Japon) et les cultures de la culpabilité (les sociétés européennes et américaines). On sait bien aujourd'hui que c'est une classification grossière mais ce qui semble évident, c'est qu'il y a aujourd'hui un effacement progressif du sentiment de culpabilité. Il n'y a plus que des victimes, plus personne n'est responsable, coupable. En revanche, le sentiment de honte se fait de plus en plus fort. La honte, c'est l'envers non dit, inavouable, de la société contemporaine, narcissique et de consommation.


C'est, évidemment, un peu étrange parce que la honte, ça touche vraiment aux tréfonds de nous-mêmes. C'est comme si notre corps, ses pulsions, se révoltaient contre l'ordre imposé. Mais la honte, c'est bien ça qui, au final, façonne notre intimité, notre identité; ça n'a pas, en effet, une dimension simplement corporelle mais, aussi, spirituelle. C'est, sans doute, particulièrement fort chez les femmes. On a honte de soi pas seulement parce qu'on se sent moche, ce serait trop simple, on a aussi honte de soi parce qu'on se sent animale, primitive.


C'est, d'abord, la litanie de tous nos états corporels: on a honte parce qu'on a de trop petits seins ou un trop grand nez ou des tâches de rousseur; on a honte quand on a ses règles ou quand on est enceinte; on a honte des poils qu'on a sur le corps et le visage; on a honte parce qu'on a sali sa belle culotte pleine de nos excrétions; on a honte parce qu'on est en sueur et qu'on sent mauvais; on a honte parce qu'on couche avec n'importe qui mais qu'on est, malgré tout, nulle au lit; on a honte parce que la sodomie et la fellation nous révulsent.


Surtout, on a honte de ses parents. Vraiment, est-ce qu'on n'aurait pas pu en avoir de moins nuls, de moins tarés ?

Et puis notre honte intime, elle trouve une transposition sociale. C'est, bien sûr, l'un des ferments de la lutte des classes. On a honte de son boulot, de sa fiche de paie, de l'humiliation quotidienne subie. La honte, elle finit par contaminer tout le champ social et se transforme en haine ou jalousie.

Finalement, échapper à la honte, c'est ce qu'il y a de plus difficile. D'un côté, c'est l'empreinte de la civilisation et c'est ça qui est positif. De l'autre, elle en est la négation quand elle se transforme en haine ou jalousie.


Tableaux de Dorothea TANNING (1910-2012), peintre américaine, quatrième épouse de Max ERNST. Certains de ses tableaux se comparent avantageusement, me semble-t-il, à ceux de Max Ernst.

Si vous allez au cinéma, je recommande: "Tokyo fiancée" de Stefan Liberski. C'est une adaptation du livre,"Ni d'Eve ni d'Adam", d'Amelie Nothomb. Certes, ce n'est pas un chef d'oeuvre mais j'ai trouvé que c'était une vision très juste de la vie à Tokyo. C'est le Tokyo quotidien des petites rues, des innombrables commerces avec sa part de folie et de poésie. Ça n'a rien à voir avec "Lost in translation" de Sofia Coppola ou "Stupeur et tremblements" d'Alain Corneau, deux films beaucoup plus sophistiqués mais complètement à côté.

6 commentaires:

Anonyme a dit…

Très beaux tableaux de Dorothéa Tanning,grand peintre ;j'ai vu une expo il y a 6 ou 7 ans ,remarquable découverte ;il est dommage que l'on ne parle quasiment pas d'elle;elle disparaît dans l'ombre du "grand homme"....quelle bonne idée vous avez eue .Lola

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Lola!

Je déplore comme vous l'oubli dans lequel elle tombe.

Il faut en plus souligner que les images internet ne rendent pas du tout compte de la puissance de sa peinture.

Carmilla

Anonyme a dit…

D.Tanning:il y a un dvd ,t bien fait ;le trouve-t-on encore??? certains de ses tableaux sont très grands .lola

Carmilla Le Golem a dit…

Effectivement Lola!

Internet ne rend pas du tout compte de la dimension d'un tableau.

Il y a de plus de gros problèmes de colorimétrie.

Bien à vous

Carmilla

anne bert a dit…

C'est très juste cette réflexion sur la honte. A vrai dire cela va avec l'hygiénisme ambiant....conforme propre et sain de partout alors que la honte révèle ce qui ne tourne pas rond.
Mais la honte de l'humiliation sociale diffère de celle de son rapport à l'intime. Ceux qui font une incursion dans le lâcher prise goûteront aux joies troubles de la honte...

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Anne,

Je ne suis pas sûre en effet d'avoir bien traité ce thème de la honte qui est le sentiment archaïque par excellence.

J'ai surtout parlé de la honte comme envers du narcissisme social mais c'est vrai qu'il y a aussi le plaisir trouble de la honte.

Carmilla