dimanche 19 avril 2015

La vie disjointe


Ma vie quotidienne est, il faut bien le reconnaître, assez sombre et monotone. Je ne rigole pas vraiment tous les jours.

Je me lève, chaque matin, aux aurores, à 5 H 30, pour pouvoir me préparer, puis gagner, en galopant, ma boîte et pousser, à 7 H 30, la porte de mon bureau. Ça m'angoisse mais ça me réconforte aussi un peu: j'ai, quand même, un gagne-pain et ça fait, tout de même, plus de 4 ans que je travaille dans la même entreprise; j'ai réussi à m'y maintenir avec beaucoup de baraka mais c'est vrai que j'ai toujours un peu la peur au ventre: est-ce que je ne vais pas me faire virer tout à coup? Et puis, j'appréhende chaque fin d'exercice: qu'est-ce que je vais pouvoir inventer pour enjoliver les choses? Parce que c'est ça ma spécialité: présenter des bilans flatteurs mais c'est sûr que ça réclame une ruse qui n'est pas sans limites.




Enfin... mon boulot, c'est quand même, d'abord, une épreuve physique: aussitôt après mon arrivée, le matin, j'entame l'ouverture de ma petite centaine de mails, puis j'enchaîne avec une pelletée de réunions que je conclus, généralement, vers 19 H. Chaque jour, je me prends une dégelée de contrariétés, agressions. Souvent, je suis larguée, je ne comprends pas la moitié de ce que l'on me raconte mais c'est, tout de même, à moi de décider. 

Tout ça, ça  suffit, généralement, à me crever mais, quelquefois, malheureusement, je dois jouer les prolongations jusqu'à 20-21 H avant de pouvoir rentrer chez moi. Je ne dors pas toujours très bien et je suis souvent un peu zombie, le lendemain; alors, j'attends, évidemment, avec impatience le week-end ou les vacances. Les tentations, dans ce contexte, c'est évidemment l'alcool, la drogue. Heureusement, je me maîtrise là-dessus. C'est vraiment ponctuel. Mais le plaisir, c'est quand même la défonce, la débauche, le samedi.


Je dois vous donner l'impression de pleurnicher mais c'est vrai que ma vie est bien banale: elle n'est que celle de l'immense majorité des cadres parisiens à propos des quels on n'a pas beaucoup l'habitude de s'apitoyer. Et il faut bien reconnaître, aussi, que beaucoup sont horribles, caricaturaux: d'affreux beaufs, suffisants et insuffisants. D'ailleurs de quoi me plaindre puisque je ne connais pas les problèmes de trésorerie des fins de mois? J'ai des problèmes de temps mais pas d'argent. 

Mais ça a aussi un prix très lourd: l'expropriation de la vie personnelle. C'est la nouvelle forme de domination sociale et c'est d'autant plus redoutable qu'on y adhère bien volontiers. Que ne ferait on pas pour être délivrés des soucis d'argent et plaire à sa hiérarchie? J'essaie de résister à ça à ma manière, mais c'est évidemment bien limité; je m'efforce de ne pas me laisser complètement bouffer par mon boulot et mes chiffres: en rêvassant quelquefois, en lisant 10 livres à la fois, en allant au cinéma. Je vis comme ça dans une espèce de schizophrénie continuelle.


Et puis, il n'y a pas que ce vol du temps individuel. Il y a aussi la solitude, assez grande. Il faut bien le dire, je n'ai d'échanges véritables qu'avec mon DG. Sinon, depuis 4 ans, avec qui ai-je eu, dans mon travail, une relation un peu sincère?

Mes collègues, mes collaborateurs, c'est faussé, biaisé, à peu près impossible de nouer un lien authentique. Les rapports hiérarchiques ne s'effacent jamais et ils fonctionnent suivant des modalités d'attraction-détestation qui peuvent se révéler très dangereuses et entraîner, l'un ou l'autre, à sa perte. Il faut apprendre à vivre, sans broncher, dans l'ambiguïté de l'image, adorable et affreuse à la fois, que l'on forge de vous.


La solidarité des salariés d'une entreprise, c'est, de toute manière, une vaste fiction.On rêve plutôt de voir les dirigeants se casser la gueule. En fait, j'ai l'impression d'une stratification, d'un cloisonnement accrus de la société. Entre les décideurs et les assujettis, la barrière devient infranchissable. Et ce n'est pas seulement le fait des décideurs; il y aussi, du côté des soumis, le souhait que l'ordre des choses ne soit pas modifié, il y a une aspiration profonde à l'irresponsabilité, à la tranquillité, à l'indifférence. La révolution, ce n'est pas pour demain et chacun y trouve son compte. 


Images américaines des années 20-30, à l'exception de la dernière, affiche de Jefferson Airplane par Wes Wilson.

Je recommande le très bon bouquin, "Ils sont fous, ces Coréens", d'Eric Surdej, ancien DG de la filiale française de LG. Ça fait frémir. C'est beaucoup moins une critique de la Corée que d'un certain type de management qui se développe de plus en plus.

5 commentaires:

Anonyme a dit…

Ha me voila rassure... Je connaissait la melencolie slave mais n'avait pas pris conscience d'une expropriation de la vie par le metro, boulot, dodo... Me voila rassure en tant qu'independant! Ha j'aspire le dimanche lire et penser ta rethorique... Ainsi qu'apprecier l'art de "Nuage" de saisir la lumiere sur la pelicule! A la joie de partager ces emotions autour d'une Orvale ou autres nectars brassicoles ...Thierry

Carmilla Le Golem a dit…

Grand merci Thierry!

Attention à ne pas accorder trop d'importance à ma "rhétorique". Ce n'est qu'un blog.

Sinon, comme je l'ai déjà précisé, c'est un peu difficile, hormis la Chimay et la Leffe, de trouver les bières belges en France. J'apprécie donc les conseils en la matière: Orval ou Gruut.

Carmilla

Anonyme a dit…

Carmilla, connais-tu?
Le bouillon Belge
http://www.lebouillonbelge.fr/

Thierry

Anonyme a dit…

Il y a aussi le Troll cafe!
http://www.trollcafe.fr/

Carmilla Le Golem a dit…

Oui, oui, il y a bien sûr d'excellents bars à bières belges à Paris.

Cependant, on est à Paris et pas en Belgique et l'ambiance n'est pas du tout la même. C'est surtout ça qui m'intéresse.

De plus, les deux bars que tu cites sont l'un dans le 20 ème, l'autre dans le 12 ème. Je suis du 17 ème et j'avoue que j'ai un peu tendance, comme beaucoup de Parisiens, à rester dans mon quartier.

Carmilla