samedi 28 janvier 2023

En temps de guerre

 

J'ai lu, pendant la période de Noël, "Le diable au corps" de Raymond Radiguet. J'ai d'abord été sidérée par la qualité d'écriture de ce gamin (1903-1923) de moins de 20 ans (mort d'une typhoïde mal diagnostiquée). Et puis, toutes les réflexions que son bouquin peut susciter sur les comportements et passions humaines...


C'est l'histoire d'un lycéen qui, durant la première guerre mondiale, profite de l'absence du mari parti sur le front pour entretenir une relation amoureuse avec une femme plus âgée que lui. A sa parution, le livre a suscité un énorme scandale. Mais est-ce qu'il n'en serait pas de même aujourd'hui ? N'est-il pas complétement immoral de s'adonner, en lieu sûr, à la débauche alors que, non loin de là, il y en a d'autres qui vivent dans l'épouvante et se font trouer la peau ?


On voudrait finalement qu'en temps de guerre, tout le monde vive dans l'abstinence et une extrême austérité. Pourtant, on sait très bien qu'en réalité, ça ne se passe pas du tout comme ça.


La guerre, quand elle est déclenchée, elle se traduit d'abord par un bouleversement de toutes nos perceptions. Chaque instant de notre vie revêt, à partir de là, une nouvelle acuité. Tous nos sens sont alors en éveil. Ce qui était banal (la couleur du ciel, les bruits de la rue, les personnes rencontrées) devient extraordinaire. Si l'on était déprimé, c'est fini. On devient certes angoissés, on a peur, mais on n'est plus abattus, on cesse de se laisser aller. Mentalement, on accède à un autre registre, une autre disposition d'esprit.


Il y a même quelque chose de fascinant, d'attirant, dans l'état de guerre. J'en veux pour preuve les nombreux Ukrainiens qui ne cessent de faire des allers et retours entre leur pays et l'Europe de l'Ouest. Comme si, après avoir trouvé un peu de sécurité là-bas, ils éprouvaient, au bout d'un certain temps, le besoin de se recharger en adrénaline.  


En temps de guerre, finie la désolante passivité dans laquelle s'égarait, à vau-l'eau, le cours de nos vies. On trouve tout à coup de nouvelles forces. On était glandeur, nonchalant, on devient "proactif". 


J'étais par exemple convaincue que toutes les institutions ukrainiennes allaient immédiatement s'écrouler. Il faut savoir que leur image, dans le grand public, était celle d'un foutoir corrompu aux effectifs pléthoriques. 


Et puis, immense surprise : 

- les trains continuent de fonctionner de manière imperturbable, indifférents aux destructions et au danger (moindre que sur une route, beaucoup de voyages s'effectuant de nuit),  

- la Poste assure toujours la distribution des lettres et colis dans les endroits les plus reculés (on téléphone systématiquement, au préalable, pour s'assurer que la personne est bien là), 


- on répare à toute allure les destructions occasionnées par les missiles russes sur les réseaux d'eau et d'électricité,

- dans les commerces alimentaires, du moins dans les villes et en cherchant parfois, on continue de trouver à peu près tout,

- on peut prendre un rendez-vous avec un médecin spécialiste sans avoir à attendre des semaines comme dans de nombreux pays d'Europe,


- l'administration continue de répondre. Il faut savoir que l'Ukraine était (est?) un pays très informatisé (le paiement avec son smartphone était très répandu). Surtout, il existe une application formidable (Дія, Diya, l'Etat et moi) qui pourrait inspirer beaucoup de pays. Elle donne accès à tous les services gouvernementaux aux quels on peut poser des questions. Surtout, on peut y stocker toute sa paperasse administrative, permis de conduire, passeport, assurances sociales et même y payer ses impôts. C'est une simplification extraordinaire de toutes les démarches.    


- même l’État fait preuve de rigueur en continuant d'assurer la charge de sa dette et en remboursant ses créanciers internationaux. Et la monnaie, la Hryvnia, n'a décroché que de 25 % par rapport à l'euro depuis un an.


Je ne sais pas moi-même comment tout cela est possible. Je savais certes que, comme toutes les personnes qui ont vécu sous l'absurdité communiste, les Ukrainiens étaient des gens débrouillards mais là, ça confine à une espèce de génie.


C'est l'image la plus positive des temps de guerre quand se développe cette grande solidarité générale dans la quelle s'effacent toutes les barrières sociales, économiques. Tous les petits conflits mesquins sont alors oubliés. 
 

Oserais-je le dire? Je n'arrive plus à suivre l'actualité française, tellement celle-ci m'apparaît étroite, égoïste, bornée. Je ne parviens pas à m'apitoyer sur les "pauvres Français", le contraste est trop fort. Et d'ailleurs, les Français le savent-ils ? Leur image se dégrade beaucoup à l'Est de l'Europe. On les juge trouillards et capitulards mais néanmoins arrogants. Ils se posent, aux côtés de l'Allemagne, en leaders de l'Europe mais s'empressent surtout de ne rien faire.


Mais il y aussi d'autres aspects "positifs" qui ressortent d'un état de guerre. Ils relèvent probablement, d'une sorte de "vouloir vivre".

- dans les villes, les gens continuent de s'entretenir physiquement, de faire du sport. On croise toujours des joggeurs et quand je vais à la piscine, je pense à ces nageurs qui, à Kyïv, s'entraînent souvent dans le noir et dans des bassin non chauffés. Ca peut sembler absurde mais c'est aussi une manière de refuser la déchéance.


- et puis, il faut bien le dire, un état de guerre déclenche une espèce de frénésie générale.  Quand l'avenir devient incertain, quand un missile peut vous tomber demain sur la tête, on n'a pas du tout envie de faire pénitence, de demander le pardon de ses péchés, mais on souhaite plutôt s'accorder de petites joies et même goûter à des plaisirs extrêmes, tout ce qu'on n'a peut-être pas osé faire jusque là. 


D'abord, on fume et on boit plus que de raison évidemment. Mais on se fait aussi des petits cadeaux, tout devient prétexte à petites fêtes, on chante, on danse un peu partout, même dans des caves ou dans les couloirs du métro. Les boîtes de nuit fonctionnent à plein et on y organise des fêtes d'Enfer.


Et puis, il y a une grande libération sexuelle, les tabous se lèvent. On n'a plus le temps de se conter fleurette ou de s'interroger sur la "normalité" de ses désirs. Il suffit d'une "rencontre", d'une connivence soudaine, brutale. On découvre une espèce d'innocence du sexe. Pour les prostituées, c'est la "cata", la clientèle se fait plus rare. 


- Mais on a vite fait aussi de basculer sur une autre pente autrement plus raide. Celle qui nous fait sortir de notre humanité. Parce qu'il ne faut pas l'oublier, la guerre, c'est d'abord la suspension de la morale. Ça concerne bien sûr surtout les combattants mais c'est l'ouverture des vannes à tous nos instincts primaires trop longtemps refoulés. C'est ce que l'on appelle "le plaisir de la guerre". Le plaisir de jouer, comme des enfants, à la guerre mais avec de vraies armes, le plaisir de tuer, de voler, de violer, de dominer, de terroriser. La face la plus sombre de l'humanité : être un bandit ou un criminel, quoi qu'on s'en défende, on rêve tous plus ou moins de ça. Les verrous sociaux nous en empêchent jusqu'à ce qu'ils sautent...


Photographies de Xénia PETROVSKA, artiste ukrainienne (1988)

A lire:

- François MALYE: "Smolensk - La cité du malheur russe". Des bouquins sur la Russie et sur Poutine, il y en a pléthore aujourd'hui mais ils se recopient tous plus ou moins. En voilà au moins un qui offre un point de vue original. Smolensk, une ville magnifique, nœud  d'accès à Moscou, qui a été le théâtre d'événements tragiques: la campagne de conquête napoléonienne (accompagnée de Stendhal dont il est très intéressant de découvrir les propos sur la Russie), la répression stalinienne, l'opération Barbarossa, les tueries puis le crash aérien de Katyn. Toutes ces horreurs sont, en quelque sorte, devenues la matrice de la mentalité russe, exaltée aujourd'hui à son paroxysme par Vladimir Poutine.

- Serhiy JADAN: "La route du Donbass", "L'internat". Un auteur culte en Ukraine. C'est tragique mais, en même temps, joyeux et déjanté.

- Mikhaïl CHEVELEV: "Le numéro un". Un étrange thriller russe qui évoque les méthodes du KGB. Surtout, le KGB ne vous lâche jamais et continue de vous poursuivre 10 ans, 20 ans, 30 ans après.

8 commentaires:

Richard a dit…

Bonjour Carmilla

Qui plus est, l’état de droit fonctionne malgré les circonstances, ce qui est tout un exploit! On s’occupe même de corruption. Zelenski n’a pas l’air de faire de quartier à personne.

Il ne faut surtout pas s’endormir dans un état de sur-confiance. Il reste tellement à faire, mais nous pouvons concevoir que nous sommes sur la bonne route.

Je parie que la semaine dernière, Scholz a reçu un coup de téléphone du vieux Joe. On dirait que le vent vient de tourner, comme par hasard! Soudain, il n’y a plus de problème avec les  Léopards.

En fin de compte l’Ukraine à besoin de tout. Certes les chars Léopard vont apporter une aide, c’est un outil parmi tant d’autres. Il faut l’orchestrer au reste des moyens.

Ce que nous avons vu la semaine dernière de la part des Européens, c’est de la petite politique du plus mauvais goût. Nous n’avons pas besoin de cela présentement. Ce qu’on possède nous l’offrons; ce que nous n’avons pas, nous le fabriquerons. Il reste cependant, que l’Europe n’a pas brillé la semaine dernière. Au lieu de se saisir de la situation pour prendre sa place et s’affirmer, elle préfère se tripoter le bedon. Je peux comprendre la déception et la colère des Polonais et des Pays Balte. Pour eux, ils désirent que cette absurdité s’arrête en Ukraine. Et pour que ça s’arrête en Ukraine, il faut la victoire, et rien de moins. Après on verra, se sera une autre histoire.

Bonne fin de journée Carmilla

Richard St-Laurent

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Richard,

Espérons que ces armes arriveront à temps et permettront à l'Ukraine de résister.

Car il se confirme que Poutine envisage une "guerre totale" (selon la spécialiste Françoise Thom). Il veut aller jusqu'au bout avec une mobilisation générale qui permettrait d'enrôler 1,5 million de soldats. L'armée ukrainienne serait alors forcément submergée par la masse. L'objectif ultime serait la prise de Kyïv. Et tant pis s'il y a des centaines de milliers de morts. Il n'y a plus aucune rationalité, on est emportés par la folie pure : l'important, c'est, pour la Russie, d'éviter la défaite.

Poutine rejouerait alors "la Grande Guerre Patriotique" dans la quelle la survie de la Russie serait en jeu face à l'agresseur occidental. Le pire, c'est que ces balivernes, faisant appel au patriotisme, ont de grandes chances de marcher. La population russe continue de soutenir massivement Poutine. Un autre sondage montre que moins de 15% de la population russe éprouve de la compassion pour les Ukrainiens. Pourtant, je ne sais vraiment pas de quels crimes on est coupables à leur encontre.

Face à ces perspectives, je suis évidemment très énervée par le comportement de nombre de dirigeants occidentaux: leur couardise, leurs calculs d'épiciers, leur comportement munichois. Dans l'immédiat, ils n'ont pas besoin de tous leurs chars, ni de tous leurs avions qui sont, majoritairement, à l'abri dans des hangars. Qu'au moins, ces matériels soient utiles à une juste cause.

Il ne faut, en effet, pas l'oublier. Il ne s'agit pas simplement d'une guerre entre la Russie et l'Ukraine. Il s'agit d'abord d'une guerre entre la démocratie et le totalitarisme.

Si l'Ukraine perd, l'Europe et tous les pays démocratiques perdront aussi.

Bien à vous,

Carmilla

Richard a dit…

Bonsoir Carmilla

Oui, je lis Françoise Thom sur : Desk Russie.

Je vous invite à lire : Russie : unions sacrée introuvable

https://desk-russie.eu/2023/01/28/russie-l-union-sacree-introuvable.html

Voilà ce qui s’appelle une bonne analyse.

Bonne nuit Carmilla

Richard St-Laurent

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Richard,

A titre anecdotique, Françoise Thom est la fille du grand mathématicien René Thom, fondateur de la théorie des catastrophes et médaille Fields 1958 (l'équivalent du Nobel en mathématiques) pour ses travaux sur le cobordisme. C'est tout de même impressionnant.

Je confirme que les analyses de Françoise Thom (de même que celles de Galia Ackerman) sont toujours justes et pertinentes mais guère rassurantes. Le texte que vous avez signalé est effectivement excellent.

En Europe, on récuse, avec de hauts cris, les comparaisons de Poutine avec Hitler. Mais en évoquant sans cesse la Grande Guerre Patriotique, il y a bien une même vision apocalyptique avec l'intention de "mouiller" le peuple russe tout entier: "Ou bien nous vaincrons et serons considérés comme les plus grands conquérants, ou bien nous périrons et serons considérés comme les plus grands criminels".

Bien à vous,

Carmilla

Richard a dit…

Bonjour Carmilla

Ma préférence, et de loin, c’est de rien me cacher, et encore moins de me monter un bateau par des flatteries mensongères. Il est bien dit, de se méfier des flatteurs.

C’est ce que j’ai retrouvé sur cette plateforme, des gens, qui tout simplement, analysent des situations difficiles et nous dévoile leur véritable pensées. Nous sommes mieux de savoir la réalité même si elle est déplaisante. Nous ne sommes pas là pour nous rassurer, mais pour regarder la situation bien en face. Madame Thom, est l’une d’elle. Elle descend dans l’histoire pour nous faire comprendre que ce conflit n’a pas commencé l’année dernière. Se sont des personnes dont les (grands médias) se méfient. Ses textes sur Desk Russie sont réalistes, étoffés, soignés. C’est une personne de grande classe. Ce qui nous permet de nous échapper, (surtout pour moi), de ces textes courts télégraphiques, ou bien de la propagande grossière. Qui plus est : Elle écrit bien!

Quoi, 1.5 millions de nouveaux conscrits? Qu’on va envoyé à la quincaillerie pour se payer des duvets, et après les faire passer à la pharmacie pour des tampons hygiéniques? Combien de ces conscrits vont déserter? Cela donne un genre de bidasses qu’une armée ne peut pas traîner sur un champ de bataille. Pendant ce temps, les oligarques se bidonnent à Dubaï. Pour reprendre les paroles de l’un d’eux : « Il n’y avait pas moyens de changer de régime, alors il ne restait plus que la fuite.»  Les meilleurs, les plus en moyens sont partis.

Quoi qu’il en soit, il faut se préparer à tout, même à voir dévaler quelques millions de russes, mais ce n’est pas certain. Le pire comme le meilleur sont bardés d’incertitudes, d’inconnus.

Il ne peut pas y avoir en Russie une vie normale; il peut juste y avoir des catastrophes. Madame Thom a bien décrit cette situation. On fait appel à l’union sacrée du peuple lorsqu’on qu’on risque apocalypse, même si c’est édifié en mensonge. Cela met en perspective les fameux 1,5 millions de possibles conscrits.

Madame Thom, nous invite à la prudence face aux sondages. Elle affirme que l’enthousiasme n’y est pas, qu’il y a de l’inquiétude dans l’air. On est plus en 2014.

La bête n’est jamais aussi dangereuse que lorsqu’elle est acculée au mur. C’est à nous de faire le nécessaire.

Bonne fin de journée Carmilla

Richard St-Laurent

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Richard,

Certes 1,5 million de soldats, ça semble énorme et il est sûr que la Russie n'a pas les moyens de fournir des armes et un équipement décent à tout ce monde.

Mais on sait aussi que la vie humaine n'a pas grand prix aux yeux du pouvoir russe. Et la nouvelle stratégie, ça semble d'envoyer, en première ligne, des appâts humains qui permettent de localiser la provenance des tirs ukrainiens. Ca fait beaucoup de morts mais les pertes sont également importantes du côté ukrainien. C'est la tactique de la grande boucherie préjudiciable aux deux camps mais relativement plus pour l'Ukraine beaucoup moins peuplée. Poutine se dit qu'il va mécaniquement gagner, tout simplement parce que la Russie est 4 fois plus peuplée que l'Ukraine.

Certes, il y a le problème de l'opinion publique russe. Mais on n'a guère d'indices aujourd'hui d'un retournement. On a même cité la lettre d'un collectif de mères russes (dont les fils étaient morts au combat) qui demandaient au Président Poutine d'accroître la mobilisation et de condamner à mort les déserteurs. On a l'impression que ce qui consolerait ces mères, c'est que toutes les mères russes perdent un fils. Je trouve ça glaçant.

Et puis, en dehors de ça, les Russes ne sont guère affectés par la guerre, ils continuent de vivre à peu près comme avant. Quant au sort des Ukrainiens, aux bombardements qu'ils subissent, ça ne les émeut guère.

Effectivement, comme l'analyse bien Françoise Thom, le gros problème des Russes, c'est qu'ils vivent continuellement dans leur passé, un passé idéalisé par la propagande dans lequel ils se perçoivent forts et puissants. Un petit exemple : il est bien connu que les Russes détestent les Polonais. Quand on leur demande pourquoi, ils vous citent tous et tout de suite 1610, l'année de la conquête de Moscou par les Polonais. 1610 ! Je trouve ça sidérant, ça fait tout de même 4 siècles, on a quand même le temps d'oublier. Mais non, ils continuent de ruminer ça au point que Poutine a créé une fête nationale chômée (le 22 octobre) pour célébrer la date du départ des Polonais de Moscou. C'est anecdotique mais complétement fou et je trouve que ça en dit long. Toute leur histoire est, en fait, revisitée, réécrite, sous un jour glorieux. Ils auraient eu les plus grands écrivains, les plus grands musiciens, les plus grands artistes, les plus grands scientifiques, etc... Et aussi les plus grands alcooliques, j'ajoute toujours.

Mais c'est vrai, au total, qu'on est submergés d'informations souvent fantaisistes. Avec un peu de bon sens, on arrive, plus ou moins, à faire le tri mais c'est néanmoins troublant.

Bien à vous,

Carmilla

Richard a dit…

Bonsoir Carmilla

Lorsque le danger rôde, que l’avenir n’a plus de nom, que toutes les portes de l’espérance se sont refermées, l’animal humain se réveil, il passe à la phase survie. À ce chapitre comme vous l’évoquez, la vie prend une autre intensité, et certains y prennent même du plaisir. Il fallait entendre les rires des Ukrainiens lorsqu’ils réussissaient une embuscade, ou bien qu’ils détruisaient un char avec un missile à l’épaule. L’adrénaline à fond la caisse, l’attention porté au maximum, un état que tu ne trouves rarement dans le civil. Je n’ai jamais fait la guerre, mais ils nous arrivaient de vivre des moments semblables dans le pilotage de brousse. C’est bien beau l’effet de l’adrénaline, mais c’est aussi épuisant à la longue.

Ce qui m’a toujours intéressé, c’est après l’aventure, si tu as eu la chance de t’en sortir avec tous tes morceaux. Lorsque je regarde tous ces Ukrainiens combattre, je me demande souvent quel sera leur vie après le conflit? Revenir à la vie civil ce n’est pas un sentier facile, certains n’y arrivent jamais. Le quotidien leur apparaît fade. Ils rejettent la routine. Ils se transforment en solitaire. Gagner sa croûte n’a plus aucun sens. C’est comme si la vie s’arrêtait. À moins d’avoir un métier passionnant, l’existence n’a plus de sens. Vivre en haute intensité, et puis soudain tout s’arrête. Alors, tu te mets à évoquer cette vie sans limite comme plusieurs anciens combattants m’en ont parlé.

Vous évoquez qu’on ne voit plus le ciel de la même couleur, tout prend des sentiments puissants, et une fois que tu as goûté à cette intensité, tu en redemandes. Je me demande souvent, si ce n’est pas la vraie vie, cet instinct profond de la survivance, cette marche sur le bords du précipice, et je sais de quoi je parle. L’excitation de grimper dans un cockpit , de démarrer le gros moteur radial, oui, j’ai été un jeune fou souvent dangereux. Je vous avoue que j’ai conservé cette manière de vivre avec intensité comme si c’était la dernière journée de ma vie. Comment peut-on envisager la vie autrement? Et à votre image, moi aussi il me faut aller au fond des choses avec intensité, et j’exagère à peine. Pas besoin d’aller à la guerre pour vivre ainsi, parce que la vie nous offre maintes occasions de plonger dans l’extrême.

Quoi qu’il en soit, les Ukrainiens qui sortiront de cette guerre avec tous leurs morceaux, auront de quoi s’occuper avec toutes les reconstructions. Se ne sera certes pas un retour de la vie d’avant, parce que tout cela sera du passé enterré. Une nouvelle existence s’offrira comme un nouvel état d’esprit, ce qui exige une paix béton. Il y a un temps pour rire, et un temps pour pleurer, arrive toujours ce temps d’essuyer ses larmes.

Bonne fin de nuit

Richard St-Laurent

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Richard,

On trouve sur Internet de nombreuses vidéos ukrainiennes montrant des combats. Moi-même, je me réjouis quand je vois des Russes qui se font dégommer. Et puis après, je me ressaisis : ce sont tout de même des morts d'hommes. C'est un peu effrayant.

Paradoxalement, il semble plus facile d'affronter le danger quand on est jeune, quand on n'a pas encore une conscience aiguë de la possibilité de sa propre mort. C'est ce qui explique qu'on s'adonne à des sports extrêmes ou à des activités risquées (par exemple, faire l'ascension à mains nues de grands monuments urbains). La mort accidentelle, ce sont surtout des jeunes.

Comment peut-on vivre après ? Après avoir combattu sur le front. Je suis bien incapable de répondre, je ne crois pas que l'on puisse reprendre une vie "normale". De toute façon, l'expérience que l'on a vécue est incommunicable, seuls d'autres soldats peuvent la comprendre. On parle d'un stress post-traumatique, d'une névrose de guerre mais ça ne nous avance guère.

J'avais lu, sur le sujet, "Yellow Birds" de Kevin Powers, un roman américain (paru en 2014 et Prix des lecteurs) qui relate l'angoisse des batailles en Irak puis le retour impossible à la vie civile. C'est excellent.

Bien à vous,

Carmilla