samedi 19 août 2023

"Une chambre à soi"


"Une chambre à soi", c'est l'un des bouquins les plus célèbres de Virginia Woolf. C'est surtout un manifeste féministe dans le quel elle exprime la revendication d'un espace d'intimité et de liberté pour les femmes sans le quel elles ne peuvent ni créer ni trouver une identité.


Je crois qu'elle met bien l'accent sur ce besoin qu'on éprouve tous et toutes d'intimité et de lieu réservé. C'est pourtant complétement contraire à l'idéologie moderne. En France, j'ai ainsi remarqué qu'on considérait qu'un couple harmonieux, un couple réussi, devait absolument tout partager et notamment la chambre. L'amour fusionnel, c'est considéré comme le modèle idéal. Par rapport à ça, faire chambre à part, c'est perçu comme quelque chose de très grave, le symptôme d'une mésentente profonde.


On admet tout de même le droit à un bureau. Mais il ne s'agit que d'un bureau de travail et, surtout, celui-ci est réservé, dans 90 % des cas, à Monsieur. Madame, elle, s'en passe généralement. Elle n'aurait pas besoin de ça.


La trop grande intimité avec un partenaire, personnellement je déteste. Mes amants, je leur demande de s'éclipser après qu'on ait fait l'amour. Je n'aime pas dormir avec eux, je n'aime pas leurs odeurs, leurs bruits, leurs excrétions. Et je déteste qu'on m'examine, qu'on me tripote trop, qu'on inspecte mes petites culottes et mes petits défauts, je juge ça humiliant. Je tiens à toujours garder une certaine distance, je ne veux pas qu'on se dise qu'on m'a eue, qu'on m'a complétement tapée. Je suis tout de même une vampire, c'est moi qui suis à la manœuvre.


Pas question donc que quelqu'un cherche à s'installer chez moi et surtout qu'il commence à mettre son nez dans mes petites affaires. On parle beaucoup d'"emprise" aujourd'hui aujourd'hui mais, à mes yeux, ça va bien au-delà de ce manipulateur pervers, style Gabriel Matzneff, qui séduirait d'innocentes jeunes filles. C'est aussi, et surtout, cette conception, dite moderne, du couple selon la quelle on devrait tout se dire, ne rien se cacher, ne jamais se mentir et, enfin, absolument tout partager, notamment l'espace et les lieux de vie. Ce culte de la transparence et de la sincérité, c'est vraiment la "Grande Emprise" étendue à l'ensemble de la société.


 Je trouve ça complétement ravageur et pourtant même les plus passionnées féministes ne parlent jamais de cela. Mais que peut-il rester de notre identité, de notre singularité, quand on est privées de la possibilité d'une intimité, quand on doit vivre exclusivement sous le regard continuel d'un autre ? On ne peut que s'étioler inexorablement, s'appauvrir et devenir bête et conformiste.


Le droit des femmes à avoir une chambre à soi, un espace de liberté individuelle, j'estime que ça demeure complétement d'actualité. Et ça concerne d'ailleurs aussi les hommes.

Je suis très sensible à ça d'autant que, sous le système communiste, ce droit était totalement ignoré. Il fallait s'entasser, à plusieurs familles, dans un appartement communautaire, une kommunalka. On n'imagine pas les ravages de cette cohabitation forcée: toutes les petites haines, toutes les mesquineries, toutes les vengeances et rétorsions qui pouvaient s'exercer. 


Je déteste, je hais, absolument Poutine mais, parfois, j'arrive à comprendre le monstre froid qu'il est devenu. Son absolue insensibilité, sa vision de la Loi comme celle du plus fort, son conformisme et son puritanisme affichés. Jusqu'à un âge avancé, il a en effet vécu dans l'un de ces effroyables appartements communautaires et sa seule possibilité d'évasion, c'était d'aller traîner dans les rues de Saint-Pétersbourg avec des petits voyous comme lui.

Et comment, dans de telles conditions, développer une relation sentimentale et faire l'amour ? Mes parents me racontaient qu'ils allaient dans de petites datchas à la campagne ou, mieux, qu'ils faisaient des croisières fluviales au cours des quelles ils pouvaient louer une cabine.


Moi, j'ai largement échappé à ça, j'ai même eu la chance d'avoir une chambre d'ado. J'ai vécu ça comme une chance, un privilège extraordinaire. J'y entassais mon bordel propre qu'il n'était surtout pas question de déranger. Une vraie tanière dans la quelle je diffusais "mes musiques" à fond et que je décorais d'images "subversives". Il était bien sûr interdit d'y rentrer d'autant que j'y expérimentais mes looks improbables (du "noir de chez noir" contrastant avec un visage livide). Je n'y recevais que ma sœur mais c'était pour rivaliser dans la provocation. On essayait mille fringues et, évidemment, on picolait pas mal.

Qu'est-ce qu'on devait être "chiantes" pour notre pauvre mère. On était tout le temps à ressasser nos histoires de cul, de look et d'addictions. Et que dire de notre arrogance: on était complétement mégalos, on se considérait comme des "suicidées de la société". Ridicule évidemment mais je considère néanmoins que cette période a été décisive dans ma vie: j'étais bien sûr infecte mais ça m'a permis de me construire, de ne pas être écrasée par les conventions, de devenir celle que je suis.


Voilà pourquoi je ne cesse de proclamer aujourd'hui, en faveur des femmes, ce droit trop souvent oublié: celui de disposer d'un espace pour elles, qui leur soit réservé et où elles peuvent s'isoler. Ce droit leur est, plus moins, reconnu tant qu'elles sont adolescentes et jeunes filles mais dès qu'elles deviennent épouses et mères, c'est fini, elles doivent se fondre dans la communauté familiale. C'est comme si on effaçait, tout d'un coup, leur individualité propre, leur droit à exister un peu pour elles-mêmes.


Je trouve ça d'une violence terrible et c'est pour ça que la vie familiale me dégoûte un peu. J'aurais l'impression d'être réduite à presque "zéro". Parce que notre besoin premier, c'est tout de même bien de disposer, de temps en temps, d'un peu d'intimité pour pouvoir se reconnaître dans sa singularité.


On vit presque constamment sous le regard des autres et c'est épuisant et surtout appauvrissant. Parce que, malgré tout, on essaie de donner, de soi-même, une image conforme à l'attente de ces regards. On est, en fait, toujours en représentation devant les autres, on récite un rôle. La vie en société, ce n'est pas la sincérité et la spontanéité. Notre identité sociale, c'est la dissimulation, le faux, le mensonge. Il n'y a pas plus construits que les gens dits "normaux". De cet "échafaudage" de notre personnalité, de ce formatage, on a besoin de sortir, de souffler, de se réinventer. 


Se soumettre aux injonctions de la masse, ça aide à vivre mais c'est aussi très réducteur. Mais quand on est enfin seule, il n'est plus nécessaire de minauder devant les autres. Et la plus grande satisfaction, c'est alors de goûter une période durant la quelle on peut s'aimer soi-même.  


Les femmes vivent souvent, en effet, par rapport à une image idéalisée d'elles-mêmes, cette femme parfaite qu'elles ne peuvent jamais devenir. Au point d'en venir à se déprécier, se détester. C'est la tyrannie de la beauté, c'est la ravageuse souffrance narcissique. Mais on le sait aussi, les femmes ne se plient jamais complétement au réel et sont d'infinies rêveuses. On est toutes des Emma Bovary. On est perpétuellement insatisfaites, on rêve toutes d'autre chose. Mais l'insatisfaction, ça ne vous enferme pas  forcément dans la complainte, c'est aussi un formidable moteur, ce qui vous permet d'aller sans cesse de l'avant. 


Quand je suis seule, délivrée de toutes les petites humiliations et vexations quotidiennes, je me mets ainsi à divaguer, je me laisse aller, je m'invente le cours d'un autre destin, me raconte un autre roman. Et puis, je me déshabille et me contemple, avec étonnement, dans un grand miroir. 


Je dialogue avec moi-même puis j'essaie d'autres masques: d'autres coiffures, d'autres maquillages, d'autres vêtements. C'est, évidemment, grotesque mais je crois qu'on a toutes besoin de réamorcer, sans cesse, sa pompe à rêves, de se tester en autre femme. Et le chemin le plus simple, c'est l'apparence parce que, quoi qu'on en dise, "le plus profond, c'est la peau".


Pas de plus grande satisfaction que de se sentir une autre. Plus j'ai l'impression d'être contradictoire et changeante, plus ça me procure de plaisir. Etre là où on ne m'attend pas, faire ce dont on ne me croyait pas capable, voilà ce qui me motive. Parce qu'au fond, c'est bien ça la mécanique du désir féminin. Les hommes en tant que tels, ce n'est pas la première préoccupation. Ce qui est plutôt en jeu, c'est la cage dans la quelle l'ordre social prétend enfermer notre identité: l'épouse, la mère, l'amante. 


La guerre des sexes, j'y crois et ça fait d'ailleurs le sel de la vie. Un monde sans cette querelle fondatrice, ce serait sinistre, épouvantable. Mais il n'est rien de plus déprimant, y compris pour les hommes, que ces rôles exemplaires imposés aux femmes.  Comment se sentir concernées alors qu'on se vit plutôt en aventurières ? Qu'on a toujours besoin de se sentir autres. Que ce qui nous fascine, c'est ce qui nous déstabilise, nous met en danger? Que ce qui est recherché, c'est la dispersion de notre identité, la perte de soi-même, l'abîme qui ouvre accès à une espèce d'infini.


C'est à tout cela, à toutes ces choses dont on ne parle jamais dans la vie ordinaire, que l'on peut rêver dans une chambre à soi.


Avec des images notamment de Pablo PICASSO, Pierre BONNARD, Alfons KARPINSKI, Edgard DEGAS, MAN RAY, Edouard VUILLARD, Henri de TOULOUSE-LAUTREC, Jane GRAVEROL (1905-1984, grande peintre surréaliste belge trop méconnue).

Mes conseils de lecture:

- E.J. LEVY: "Le médecin de Cape Town". Un extraordinaire récit d'émancipation basé sur une histoire vraie. On est en Irlande au tout début du 19ème siècle. Margaret Brackley se passionne alors pour la médecine. Mais comment l'exercer quand on est une femme ? Elle décide alors d'emprunter une identité masculine et devient un grand chirurgien marquant l'histoire de la profession. Une trajectoire extraordinaire. Et une interrogation passionnante : comment vivre dans le scandale et le secret ?

- Hélène FRAPPAT: "Trois femmes disparaissent". On a tous vu "Les oiseaux" d'Alfred Hitchcock et on a tous en mémoire son actrice principale: la blonde et sophistiquée Tippi Hedren. Elle a eu une fille, Melanie Griffith, et une petite-fille, Dakota Johnson.  Toutes les trois ont été des super stars d'Hollywood mais des stars très éphémères. Elles n'ont pu résister à l'effrayante maltraitance cinématographique et patriarcale de l'époque. Un livre troublant qui dévoile la sombre personnalité d'Hitchcock.

Je préciserai enfin qu'en matière d'émancipation, je me sens, bien sûr, inspirée par de nombreuses femmes-écrivains. Mais je ne me reconnais absolument pas dans les figures traditionnellement proposées en France: Colette, Simone de Beauvoir, Annie Ernaux. Quelque chose me rebute en elles, je les trouve sinistres, au point que je ne les ai quasiment pas lues.

Mes modèles, ce sont plutôt: Ann RADCLIFFE, Mary SHELLEY, les sœurs BRONTË, Virginia WOOLF, Karen BLIXEN.

Il ne faut pas seulement lire les bouquins de ces femmes, il faut aussi s'intéresser à leur biographie. Chacune est incroyable, ahurissante, d'une souveraine liberté.

14 commentaires:

Richard a dit…

Bonjour Carmilla

L’essentiel d’une souveraine liberté.

Je suis content que votre texte se termine sur : « d’une souveraine liberté. »

Seule ceux qui sont dans une souveraine liberté, peuvent défendre la démocratie, la liberté, l’état de droit et même le pouvoir d’aimer.

Comment aimer, si on ne s’aime pas soi-même?

Celle que je préfère c’est Virginia Woolf, elle a lutté et c’est dommage que se soit terminé par un suicide. Elle me rappelle, dans un certain sens, Marguerite Yourcenar, que je relis sans cesse.

Une souveraine liberté ouvre la porte à tout le reste, si tout le reste le mérite, si cela en vaut la peine.

Bonne fin de journée Carmilla

Richard St-Laurent

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Richard,

Les décalages géographiques abolissent visiblement les décalages horaires.

On tend aujourd'hui à séparer le plus possible l'oeuvre et l'écrivain. Le processus de la création bouleverserait toute relation directe.

Je crois que c'est largement excessif. Personnellement, j'aime beaucoup les biographies d'écrivains. J'ai l'impression de mieux comprendre, ensuite, leurs écrits.

Ca s'applique même à des philosophes. Je crois que j'ai réussi à comprendre un peu Emmanuel Kant en m'intéressant de près à sa vie très réglée (il habitait l'actuelle Kaliningrad). Ou alors Friedrich Nietzsche avec ses démêlées sentimentales et ses errances géographiques. Et Schopenhauer et sa relation avec une mère remarquable mais qu'il haïssait.

En ce qui concerne Virginia Woolf, il n'est pas de vie plus romanesque et extraordinaire que la sienne. Mais que de souffrance endurée.

Quant à savoir s'il faut s'aimer pour aimer, je réserve ma réponse.

Bien à vous,

Carmilla

Richard a dit…

Bonjour Carmilla

Oubliez les décalages, j’ai passé toute ma journée de vendredi dernier à écrire, et lorsque je commence à me livrer à ce genre d’activité, j’ignore le temps, surtout lorsque l’inspiration s’empare de mon cerveau, ça risque de s’étirer et de finir très tard! C’est ce qui s’est produit vendredi dernier pour me retrouver aux premières heures de samedi matin en train de vous lire. Il en est ainsi lorsque je termine une grande lecture! Parce que cette biographie d’Oppenheimer fut une grande lecture. Votre texte : Une chambre à soi complétait bien mes propres propos.

Je m’étais étiré sur deux personnages, Jean Tatlock et Kitty Puening, qui auront été les deux amours d’Oppenheimer, deux femmes qu’il aimera avec une intensité différente. En amour on n’aime pas les êtres avec une même intensité. Pas besoin de vous faire un dessin Carmilla, vous en savez plus que moi sur ce sujet.

C’est le cas de le dire, Oppenheimer va s’amouracher passionnément de Tatlock, passion qui va se transformer en guerre des sexes. Ce genre de femmes existent, elles n’ont pas besoin de l’amour d’un homme, elles ont besoin d’un homme pour se disputer. Ces genres de conflits sont aussi absurdes que la guerre en Ukraine. Ils se sont finalement séparées. Oppie va rencontrer Puening, se sera l’amour, mais pas la passion. Lorsque Tatlock qui était médecin et psychiatre connaissait des périodes d’angoisse et de folie, elle appelait Oppenheimer et ce dernier se précipitait chez elle et bien des fois c’était Puening qui avait pris l’appel téléphonique, elle savait que Oppie couchait encore avec Tatlock. C’était un genre de ménage à trois.

Tatlock va finir par se suicider dans son bain, et malgré toutes les disputes et son suicide, elle aura toujours la place principale dans le coeur d’Oppenheimer. Une guerre des sexes qui se termine par un suicide, disons que ce n’est pas une réussite. Des fois, une chambre à soi ne suffit pas. Oppenheimer était entouré de personnes intelligentes, bardés de diplômes, qui gagnaient bien leur vie, et qui avaient plus qu’une chambre à eux. Pourquoi faudrait-il aimer, s’il n’y a pas d’amour heureux? Comment aimer autrui si on est incapable de s’aimer soi-même?

Oppenheimer n’a pas été capable de dire : non! Ce qui est le cas de beaucoup d’hommes. Amoureusement il en aura payé le prix. Heureusement, sa vie ne se limitait pas aux relations amoureuses. C’est sans doute le côté le plus sombre de ce personnage singulier. Ses relations pourries avec les femmes auront été un boulet.

Retournons le problème à l’envers : Faut-il quitter sa chambre?

Merci Carmilla et bonne fin de journée

Richard St-Laurent

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Richard,

Peut-on se contenter de rester dans sa chambre pour partir à l'exploration du monde ?

C'est vrai qu'on parvient à ne jamais s'ennuyer dans sa chambre. Ca repose notamment sur la magie de la lecture et les pouvoirs de l'imagination.

Mais je pense quand même qu'on ne peut pas se contenter de ça. L'imagination est tout de même limitée et finit par tourner en rond autour de quelques visions préconçues.

On peut par exemple lire toute la littérature japonaise ou russe mais ça ne vous donne pas pour autant une vision précise et juste des sociétés russe et japonaise. Il faut vraiment aller sur place pour en retirer une vision plus adéquate.

Le réel est souvent plus fort que ce qu'on avait pu imaginer. C'est ce que j'ai compris à l'occasion de mes voyages les plus marquants.

Bien à vous,

Carmilla

Richard a dit…

Bonjour Carmilla

L’humain ne peut pas se contenter seulement d’une chambre. Chez-nous à la campagne notre maison était assez vaste pour avoir chacun sa chambre. Quoi que les chambres en général demeuraient des endroits pour dormir ou changer de vêtements. Le reste du temps, nous pouvions bénéficier du vaste espace autour des bâtiments de ferme, et même certains endroits à l’intérieur des granges, des étables, des hangars, et des sheds à bois. Ce que je préférais par-dessus tout, c’étaient les cabanes en forêts, camps de chasses ou cabanes à sucre. Là, personne ne venait te déranger sauf en saison de chasse ou ou au temps des sucres. Le reste du temps, nous avions tout le loisir de nous éloigner de la ferme lorsque nous n’étions pas à la besogne, pour nous retrouver nous-mêmes. Enfin avoir un endroit à soi était plus facile à la campagne qu’en ville. J’aimais particulièrement les cabanes qu’on retrouvait dans les marécages le long de la rivière de Stoke. C’était un lieu de passage, pour un avant-midi ou un après-midi, l’endroit idéal pour se reposer dans le silence, faire le vide, faire le plein, et se convaincre que la vie n’était pas si pire que cela. Mais, il y avait encore mieux, un endroit connu de moi seul, que je découvrais au travers des fardoches, comme un grand orme majestueux, ou bien un érable centenaire. Je trouvais souvent refuge sous un îlot de pins et d’épinettes, leurs branches constituaient un abri, où l’odeur de la résine m’enchantait, ce qui était beaucoup plus agréable qu’une chambre poussiéreuse en ville. Nous ne sommes pas toujours conscient de notre environnement. Les lieux de refuges surtout en campagne sont nombreux. Mais, cela pouvait être une grosse pierre, comme celle que je retrouvais dans la ligne du partage des terres délimiter par une clôture mitoyenne. Près de cette pierre, un vieux pommier tordu qui produisait d’excellents pommes l’automne, un vieux pommier solitaire et sauvage, pas très éloigné de mon bosquet d’épinettes et de pins. J’avais des pierres, des arbres, qui m’attendaient pour mes moments de solitude. J’étais choyé, je passais plus de temps sur mes collines, dans mes cabanes, dans les bosquets près de mon vieux pommer tordu, que dans ma chambre. Nous avons tous besoin d’espace et moi plus que tous les autres êtres humains. Je refusais d’être le prisonnier de ma chambre branlante et froide, surtout en hiver lorsque les grands froids ajoutaient des épaisseurs de glace dans les vitres de ma fenêtre solitaire. Il ne me restait plus que de descendre à la cuisine pour me rapprocher de la vieille cuisinière en fonte, où s’accumulait un peu de chaleur. On ne possède pas l’espace pas plus qu’on ne possède une intimité. Est-ce que l’espace et l’intimité peuvent se transformer en possession, ou bien, est-ce l’espace et l’intimité qui nous possède? On ne peut pas se réduire à la possession de quelques mètres carrés. Il faut beaucoup plus que cela pour se sentir vivre intensément.

Bonne fin de journée Carmilla

Richard St-Laurent

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Richard,

La possibilité de disposer d'une chambre à soi est, tout de même, historiquement très récente. Ca n'a longtemps été réservé qu'à la noblesse et à la grande bourgeoisie. Jusqu'à la fin du 19ème siècle en réalité.

Sinon, en règle générale mais aussi encore dans de nombreux pays du monde, c'est l'entassement généralisé. Et même dans les pays riches, dans les grandes villes, même à Paris, tout le monde n'a pas de chambre ou d'espace à soi.

J'en suis convaincue, cette possibilité ou cette impossibilité de s'isoler, de conquérir un peu d'intimité, ont un impact énorme sur les mentalités. L'efficacité de la dictature communiste, de son façonnage du corps et des esprits, a largement reposé sur les appartements communautaires. Poutine en est un produit. Dans ce système, c'étaient les plus violents, les caïds, qui s'en sortaient.

Votre enfance est donc bien éloignée d'une éducation soviétique. Qui seriez-vous devenu dans ce système ? Sans doute quelqu'un de bien différent.

Bien à vous,

Carmilla

Richard a dit…

Bonjour Carmilla

Je crois que j’aurais été très malheureux dans ce système. Je me suis toujours demandé comment les russes faisaient pour vivre ainsi? Mais c’était le propre non seulement des communistes, mais aussi des tsars, enfermer les gens dans les villes pour les surveiller par délation. Par contre, les autorités avaient beaucoup plus de mal avec les personnes qui habitaient les campagnes surtout ceux qui par leurs élevages pratiquaient la transhumance. Ce qui explique pourquoi que le régime a industrialisé l’agriculture par ces espèces de fermes collective. Plus tu étais éloignés des grandes villes, meilleurs était ta vie, le parti communiste ne pouvait contrôler ce vaste espace et encore moins les tsars.

Ceci ne s’applique pas seulement à la Russie ou à la Chine, mais à toutes les personnes qui vivent dans les campagnes et en forêts dans le monde. Le communisme c’est une affaire de villes et d’industrie lourde, et là où tu peux grouper de grandes foules, tu peux établir un certain contrôle. Ce qu’on nomme administration.

Je le dis souvent et je le répète, oui j’ai été chanceux dans ma vie, de pouvoir vivre dans l’immensité de vastes territoires, de vivre dans les campagnes, de pouvoir disposer de toutes sortes d’endroits poétiques. Voilà comment je suis devenu un grand rêveur, le tout avec beaucoup d’espace. Je suis demeuré farouche et sauvage, solitaire, mais libre! Tout cela est extrêmement précieux chez moi. Et il en sera ainsi jusqu’à mon dernier souffle! Qui plus est, je suis curieux de nature, ce qui a fait que je suis devenu un lecteur vorace, ce qui ne m’empêche pas de rencontrer des humains et d’amorcer des longues discussions, surtout s’ils sont des nomades comme les Montagnais. J’ai mené ma vie comme je l’entendais et personne ne devait se dresser sur mon chemin, sauf ceux qui erraient comme moi.

Ma vie aura été riches d’errances, d’endroits rares, de silence, de voyages, j’étais riche de toutes mes découvertes et surtout de toutes mes rencontres. La vie palpitait à chaque seconde. Oui, j’ai eu une chambre à moi, mais j’en sortais souvent pour plus d’espace. J’avais besoin de plus qu’une chambre, j’avais besoin de toute ma vie, de tout mon temps, et de tous mes espaces. Voilà ce qui explique le fondement de ma vie, cette fameuse liberté que j’évoque si souvent. C’est le pouvoir de choisir, de pouvoir aussi avoir droit à l’erreur, de se tromper et de recommencer.

Je rêve encore de mon vieux pommier tordu, de ma grosse pierre qui me servait de trône, je jouissais d’une vue lointaine tout en imaginant le monde extérieur à mon univers, puis je passais, et ce n’était pas très éloigné, sous mon bosquet de pins et d’épinettes blanches, il y avait tellement de branches que cela faisait comme une couverture, c’était sombre, et rafraîchissant. Là, j’aimais penser que personne ne savais où j’étais. J’y étais délicieusement confortable assis ou étendu sur un lit d’aiguille de pins et d’épinettes. On a coupé mon vieux pommier tordu, enterrer ma grosse pierre, à l’aide d’une grosse pelle mécanique, et la clôture a disparu. Tant qu’à mon bosquet de conifères, il aura été rasé par les nouveaux propriétaires. Je pourrais baigner dans la nostalgie, non, je m’y refuse, parce que mon être est imprégné de sentiments profonds et indélébiles.

Bonne fin de journée Carmilla

Richard St-Laurent

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Richard,

Mais vous transposez, peut-être, votre image des fermes et campagnes canadiennes sur la Russie.

Mais je crois que ça n'a vraiment pas grand chose à voir. La province russe, ça a longtemps été très primitif quant aux conditions de vie. Celles-ci étaient, en fait, sans doute encore pires qu'en ville. Et que dire des conditions de logement...

L'écart entre villes et campagnes s'est peut-être même accru encore aujourd'hui. Si les grandes villes présentent bien aujourd'hui (surtout Moscou), la vie à la campagne demeure sinistre. Je vous conseille de lire à ce sujet "les Eltychev" de Roman Sentchine (éditions Noir sur Blanc).

Il faut aussi savoir qu'une part non négligeable de l'économie russe demeure non monétisée (ce qui fait qu'une partie de la population n'est pas sensible aux sanctions). Cela veut dire que beaucoup de provinciaux vivent encore en quasi-autonomie sur les seules ressources de leur lopin de terre. On est encore bien loin de la mondialisation. C'est sûr qu'on échappe largement à l'administration et au pouvoir politique mais ça a bien plus d'inconvénients que d'avantages.

Bien à vous,

Carmilla

Richard a dit…

Bonjour Carmilla

Lorsque les notions de bonheur, d’autarcie et d’économie se mélangent, ça secouent nos valeurs.

On ne peut pas affirmer que les russes on l’air d’éclater de bonheur. Peu importe leurs origines, campagnes ou ville, c’est toujours les mêmes visages fermés. Ils ont l’air toujours en mode survie. Le mot « joie », ne semble pas exister dans leur langue pas plus que dans leur esprit. C’est du moins ce que me transmet les images des films et des reportages que je visionne. Mais, je retrouve les mêmes impressions lorsque je lis Tolstoï, Dostoïevski, Cholokhov, Pasternak ou Soljénitsyne, j’ai toujours l’impression qu’on est dans la même misère et que ni le temps ni la volonté n’y peuvent rien.
Pourquoi fuir la campagne pour la ville si ton sort ne s’améliore pas? Voilà un sujet profond qui ne touche pas seulement les russes ou les chinois, c’est un débat qui revient souvent d’actualité, même au Québec, au Canada et aux États-Unis, et lorsque se ne sont pas les journalistes qui épiloguent sur ce sujet, se sont les écrivains et les poètes qui s’en emparent.

Peu importe le pays, la vie à la campagne est rude, mais je ne l’ai jamais trouvé malheureuse, parce cette même campagne me procurait des espaces de libertés que la ville ne pouvaient pas m’apporter. C’était un genre d’affranchissement.

Je souligne qu’en France sous l’occupation, les gens se nourrissaient mieux en campagne qu’en ville. À chaque fois qu’il y a crise, nous assistons à un retour à la campagne. La pandémie en fut un bel exemple! J’avais souvent et j’ai encore de belles discussions sur ce sujet. Des gens qui avaient vendu leur ferme pour s’établir en ville et que tu croisais quelques années plus tard dans une soirée et qui regrettaient leur décision. Le jeune indien qui ne rêvait que de la ville et qui finalement parvenait à s’enfuir de sa tribu, et qu’une fois en ville déchantait. Le métier de pêcheur c’est un dur métier, mais lorsque tu rencontres de vieux pêcheurs en ville ou sur les chantier de construction, de quoi parlent-ils. De la pêche, de bateaux, de la mer, ils ont abouti en ville mais leur esprit était demeuré en Gaspésie ou à Terre-Neuve.

Vaut-il mieux être prisonnier d’une chambre en ville, ou bien, d’être libre dans une cabane branlante?

« Quand elle est partie en ville
La trop belle Laurelou
Quand elle est partie en ville
Gros-Pierre est resté chez-nous. »

Gilles Vigneault

Bonne fin de journée Carmilla

Richard St-Laurent

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Richard,

Les Russes ne sont pas souriants ?

Effectivement. Mais il faut savoir que sourire n'apparaît pas de bonne éducation en Russie. Ca fait simplet, un peu idiot voire américain.

Les premiers contacts d'un étranger avec la population russe sont souvent rudes d'autant qu'on ne cherche pas à être agréable avec l'autre et qu'on ne se prive pas de l'invectiver. Moi-même, je ne supporte guère cette attitude et je m'engueule toujours deux ou trois fois par jour avec quelqu'un en Russie. De vrais combats de chiens.

Mais c'est comme ça. La brutalité des rapports est souvent issue des temps communistes. Et puis, dans la foule de toutes ces personnes qu'on a envie d'étrangler, on en rencontre aussi quelques unes d'absolument extraordinaires, d'une culture et d'une hospitalité sans limites. Il ne faut pas généraliser, c'est toujours difficile d'essentialiser.

Les Russes savent aussi s'amuser. Mais sans doute sous une forme excessive. Si vous participez à une soirée russe, il faut vraiment avoir un grand estomac et bien tenir l'alcool, c'est à dire la vodka.

Bien à vous,

Carmilla

Richard a dit…

Bonjour Carmilla

Comment ne pas revenir sur vos modèles surtout sur Charlotte Brontë, qui a écrit :

« La convention n’est pas la morale. La religiosité n’est pas la foi. Attaquer les premières n’est pas assaillir les secondes. »

Charlotte Brontë, 1847

Il a longtemps que je connais cette citation. Je l’ai découvert dans l’œuvre de John Irving : L’œuvre de Dieu de dieu la part du diable.

Lorsque j’ai lu la fin de votre texte, je me suis souvenu de cette citation. J’ai tendu la main pour rejoindre ce volume d’Irving et retrouver comme entrée en la matière la citation en question.

J’avoue que je n’ai jamais lu Brontë, mais pour écrire une telle phrase, il faut être très consciente des misères sociales de l’Angleterre du milieux du XIXe siècle. À quoi servait les conventions et les religiosités, si non, à cacher cette misère du peuple anglais, surtout celle des plus démunis dans la plus immorale des hypocrisies.

L’œuvre de Dieu la part du diable abonde dans le même sens des travers sociaux et Irving ajoute aux enfants orphelins le sujet qui fait encore des vagues aux États-Unis, celui de l’avortement.

Irving est un excellent connaisseur de la littérature anglaise du XIXe siècle, et je ne suis pas surpris de son choix pour débuter son roman, avec cette citation dont il s’est inspiré.

Mon problème avec L’œuvre de Dieu et la part du Diable, c’est dès que j’ouvre mon vieil exemplaire qui tombe en ruine, je recommence à le relire. Cela fait bien une dizaine de fois que je refais le voyage.

C’est l’histoire d’un orphelinat, Saint Cloud’s dans le fin fond de l’État du Maine, où Wilbur Larch le médecin de l’institution s’occupe des mères qui viennent donner naissance, mais qui ne désirent pas garder l’enfant, c’est l’ouvre de Dieu, puis des autres qui ne veulent pas donner naissance, mais d’être délivrer des fruits de la conception en se faisant avorter, ce qui est la part du diable. Wilbur Larch est pour le libre choix, qui dans ce sens est un libre penseur. Se greffe à ces situations toutes une galerie de personnages, à partir des orphelins, en passant par le personnel de l’institution, de l’adoption, il touche aussi le choix de faire ou de ne pas faire des enfants, de la responsabilité de sa sexualité, et de laisser aux principales intéressées le libre choix de leurs décisions. Pourquoi donner naissance, si c’est pour mettre des enfants au monde pour les condamner à la misère? C’est une critique virulente de la société, et pas seulement américaine. Dans Irving, il y a du Brontë, mais aussi du Dickens, et je dirais même du Balzac tellement ce roman est dense. Je me souviens que vous avez écrit Carmilla, il y a pas si longtemps; que donner la vie c’est donner la mort, si en plus il faut un long parcours dans la misère avant d’arriver à la mort, alors cette conclusion serait la plus souhaitable des conclusions.

Bonne fin de journée Carmilla

Richard St-Laurent

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Richard,

D'Irving, je n'ai lu que "le monde selon Garp" mais je n'ai pas été particulièrement marquée. Un peu comme toute la littérature américaine.

Les sœurs Brontë, on les fait lire, en France, à des adolescents. Mais je crois qu'on n'y comprend à peu près rien à cet âge. Elles décrivent un monde particulièrement noir. Il faut au moins lire "les Hauts de Hurle Vent" et "Jane Eyre". Ce sont des réflexions extraordinaires sur la passion, le Mal, la vengeance, la cruauté.

Bien à vous,

Carmilla

Richard a dit…

Bonjours Carmilla

« ...toute les femmes succombent à la folie de laisser un amour secret s’embraser en elles, car s’il n’est pas partagé et demeure inconnu, il dévore la vie même qui le nourrit... »

Charlotte Brontë

Tiré de : L’œuvre de Dieu la part du diable
Page 235

Comment ne pas terminer cette semaine grandiose, parce que nous avons eu à trois journées de plein soleil, ce qui ne s’était pas produit depuis le début du mois de juin?

Comment ne pas saluer ce cheminement dans diverses lectures, comme Jankélévitch, Frédérique Lenoir sur Spinoza, en passant par la biographie d’Oppenheimer, pour aboutir chez John Irving. La température est peut-être moche au-dessus des Cantons de l’Est comme dans le Maine d’ailleurs, mais ce n’est pas une raison pour sombrer dans l’affliction.

Vous avez raison, il faut être un peu préparé pour lire Charlotte Brontë. Pourtant dans l’histoire de Saint Cloud’s, le docteur Larch avait décidé que chaque section aurait une séance journalière avant le coucher, d’une lecture à haute voix, Janes Eyres pour les filles et David Copperfield pour les garçons, peut importe l’âge. Il appert que, pour Larch, les orphelins maturaient très rapidement face aux aléas de la vie. C’était dans le genre, comme une espèce d’éducation.

J’ai toujours remarqué que lorsqu’une personne faisait la lecture devant un groupe de personnes, c’était un moment d’apaisement. Les gens écoutaient. Je me souviens, alors que mon père vivait ses derniers moments, et qu’il devenait aveugle, j’allais lui rendre visite à tous les jours où il était alité dans un département assez turbulent et je lui faisais la lecture à haute voix. Je dirais que je n’ai jamais considéré que j’avais une belle voix, par contre, j’ai une voix qui porte et comme toutes les portes des chambres étaient ouvertes, alors les vieux patients écoutaient. Le département soudain était plongé dans le calme. Je ne me suis pas rendu compte de l’effet que ça produisait, et lorsque que je suis passé devant le poste de garde des infirmières, elles m’ont arrêté, pour me remercier de ma prestation qui calmait le département, et que les patients écoutaient même s’ils ne comprenaient pas. Mais qui sait, ils comprenaient peut-être quelque chose que nous les biens-portants n’avions pas compris? Peut-être à la façon des orphelins de Saint-Cloud’s ? Pour moi, ce fut une belle expérience!

Tant qu’à la maturité des adolescents, c’est et ça demeure un sujet complexe, qui ne s’effectue pas à la même vitesse pour tous les individus. Est-ce un cas de conscience ou bien de psychologie? Peut-être les deux? C’est un autre sujet qu’aborde Irving dans son livre. Si jamais un jour l’aventure vous tente, plongez-vous dans : L’Oeuvre de Dieu et la part du diable, pour un voyage de 622 pages qui ne vous laissera pas indifférente, parce que ce livre s’adresse à nous tous, et qu’il touche notre humanisme!

Bonne fin de journée Carmilla

Richard St-Laurent

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Richard,

Je prends bonne note de votre conseil de lecture.

Trois journées de plein soleil depuis juin ! Il est dommage que ce ne soit pas un bien exportable parce que l'Europe en a maintenant des excédents considérables à revendre. Les étés y deviennent vraiment éprouvants surtout en milieu urbain.

S'agissant du goût pour la lecture, il semble qu'il soit d'abord transmis par les parents. Si les parents ne lisent pas et n'ont pas de bibliothèque, il sera plus difficile aux enfants de s'initier à cette pratique.

La lecture en commun semble aussi un élément essentiel. Ou alors raconter des histoires, des contes, à ses enfants.

Et puis, à l'âge adulte, c'est échanger avec ses collègues et amis sur les livres que l'on vient de lire. Je trouve ainsi, en France, cette pratique de multiples Prix littéraires absolument formidable. On peut ironiser sur la qualité de ces prix, jouer à l'esprit supérieur, il n'empêche que c'est une incitation incomparable à la lecture.

Je suis néanmoins pessimiste. Je ne vois pas comment la lecture va résister à Internet. Déjà, les ventes de journaux sont en baisse. De vrais lecteurs, il n'en résistera plus qu'un petit nombre.

Bien à vous,

Carmilla