C'est aujourd'hui le Jour des morts, celui où l'on commémore ses défunts. Et hier, 1er novembre, c'était la Fête de tous les Saints. Bizarrement, on ignore souvent cette distinction et on entretient une complète confusion à ce sujet.
Mais qu'importe ! Ce sont des dates importantes pour moi. Ca se rapporte d'abord à des souvenirs d'enfance: les premiers froids, les premières neiges. Et puis le spectacle impressionnant des cimetières qui, dans la nuit glaciale, se transformaient en fleuves de feu bouillonnants et crépitants.
J'ai maintes fois souligné que la Mort disparaissait de l'horizon de nos sociétés "modernes". Il n'y a plus d'échange symbolique avec nos défunts. Même plus de rite funéraire ou de spectacularisation cérémonielle. Plus c'est sobre, dépouillé, discret, mieux c'est. Aussitôt constaté le décès d'un proche, on se dépêche donc d'effacer toute trace de son existence physique: on pratique une crémation et on disperse ensuite les cendres dans la Nature.
On considère que c'est plus "hygiénique" et plus moderne. Les cimetières et leur décorum, ça fait partie de ces "vieilleries" appelées à disparaître. On a complétement oublié que ce qui avait signé la naissance des sociétés humaines et consacré leur séparation d'avec le monde animal, c'était l'édification de nécropoles accompagnée de cérémonies mortuaires. La conscience de la Mort arrachait tout à coup l'homme à la nuit animale. Ce que Hegel résumait en une phrase: "L'homme est un être pour la Mort".
Sans trop s'en rendre compte, on assiste aujourd'hui à un bouleversement majeur de la conscience occidentale. On devient, dans toute l'Histoire humaine, la première "civilisation" qui cesse d'honorer ses morts.
Peut-être parce qu'on est devenus incapables d'affronter l'altérité radicale de la mort, son caractère irréductible. Alors, on emprunte des tours et contours, on fait comme si de rien n'était et on essaie de s'enfermer soi-même dans le déni, dans une grande cuirasse protectrice. On vit maintenant dans un chantage continuel à la sécurité qui va de l'hygiène de vie à l'écologie.
Il n'y a plus qu'une seule mort autorisée, la mort programmée, industrialisée, c'est à dire non accidentelle, prise en charge médicalement. Le caractère tragique, imprévu, de la Mort, c'est ce que l'on veut à tout prix éviter.
La Mort est devenue "obscène" et c'est pourquoi, on la met "hors scène".
Mais à force d'être pétochards et de se barder de "précautions", à force de se recouvrir de bandelettes protectrices, de s'enfermer dans des cages protectrices, on se "momifie" soi-même. Que dire, par exemple, de l'architecture urbaine contemporaine, de ses "grands ensembles", de ses immeubles en verre dont la monotonie est conçue pour nous glacer le cœur et extirper toute émotion ?
Qui peut avoir l'idée de donner un rendez-vous sentimental au pied d'une Tour de la Défense ou, pire, de la "Trump Tower" ? Mais, dans un avenir proche, ce sera probablement le cadre de nos amours. Il ne doit plus y avoir que de basses intensités dans un monde indifférent. On vit soi-même dans des sarcophages urbains et sentimentaux. Et on pourrait disserter aussi sur la passion que l'on porte aux "sarcophages automobiles".
Mais, allez-vous me dire, la mort, elle est omniprésente dans les médias et au cinéma. On est abreuvés d'images d'attentats, de crimes, de catastrophes. Certes, mais il s'agit d'une mort distanciée, aseptisée, esthétisée. Et d'ailleurs, les morts individuelles, on ne les montre pas. Rien n'est authentique, tout est irréel: celui qui tue ne souffre pas, celui qui est tué ne ressent aucune angoisse. Tout est au second degré, tout se fait sans émotion. La finalité, c'est qu'à force d'évoquer la mort à grands coups d'images choc, on parvienne à tuer simplement la mort. C'est ce qui fait l'économie du cinéma et des "actualités": exhiber sans cesse la mort, la voir partout, pour l'invisibiliser et ne plus avoir à l'affronter.
On méprise le corps, sa souffrance et ses émotions. Et ce mépris, on le retrouve dans les fantasmes d'immortalité du transhumanisme. On se rend bien compte que l'espérance de vie du corps a, tout de même, certaines limites et qu'on ne pourra pas les repousser à l'infini. Alors, on se concentre surtout sur la possibilité d'atteindre l'immortalité en téléchargeant les données de son esprit. Et on pourra même booster les choses avec l'intelligence artificielle.
Tout est envisagé comme si on n'avait jamais été que de purs esprits et que notre beauté physique et toute notre matérialité et sensibilité, ça comptait pour rien. C'est vraiment l'expression d'une vieille rancœur puritaine.
On ne s'interroge même pas sur le résultat de l'opération. Qu'est-ce que ce sera ce nouvel homme sans corps et donc sans désirs, ni besoins ? Sachant peut-être parler et raisonner mais incapable de joies et de passions, d'amours et de haines. En bref, de tout ce qui fait l'humanité. Peut-être capable de raisonnements mesurés et impeccables mais n'éprouvant rien dans sa chair et son émotion. Les transhumains pourront s'exterminer les uns les autres en toute indifférence.
On n'est plus que des vivants séparés de leurs morts et de leur Mort (nos proches et la nôtre propre). On ne vit plus que sur le mode de la survie, celle des 5 fruits et légumes chaque jour, du jogging et de la tempérance. On a dédramatisé le monde et c'est pourquoi on est devenus incapables d'affronter notre Destin.
Redonner une dimension tragique à nos vies, retrouver notre destin "d'êtres pour la Mort", c'est cela qui peut nous aider à sortir de notre Grande Dépression. Se débarrasser de ce sentiment que tout se vaut, que tout est indifférent, que tout est réglé par l'échange monétaire: la mercantilisation généralisée du bonheur et des biens.
A cet égard, le 19ème siècle est plein d'enseignements. Le 19ème siècle, ça a été la naissance de la modernité, d'un monde laïcisé, sans Dieu. Et cet effacement de Dieu a provoqué un grand vide émotionnel. Pour pallier ce vide, l'Europe a inventé l'Art du Roman. Et le roman a d'abord illustré la conscience tragique: celle du Romantisme, en particulier le Romantisme allemand, et celle du Roman Noir et Gothique. Ca n'a duré qu'un temps puisqu'ensuite le Roman s'est vite attaché à rendre simplement compte du Réel.
On est désormais prisonniers de "la Banalité" et quelque chose nous manque aujourd'hui. Plus que jamais, on a besoin d'être confrontés à nos "gouffres intérieurs", nos peurs, nos angoisses, nos "craintes et tremblements" face à la Mort.
Images de Hugo SIMBERG, Zdzislaw BEKSINSKI, Francisco de GOYA, Pieter BRUEGHEL l'Ancien, Jacques MONORY, Alfred KUBIN, Ingmar BERGMAN, Arnold BÖCKLIN, Jean-Michel BASQUIAT. Les 3 photos sont de moi-même au cimetière de Passy.
Je parle certes ici de moi-même mais de façon paradoxale parce que des plus disciplinés, des plus obsessionnels, que moi en matière d'hygiène de vie, il n'y en a pas beaucoup.
Je recommande:
- Jean BAUDRILLARD: "L'échange symbolique et la Mort". C'est vieux (1976) mais c'est prophétique et admirablement écrit. Son meilleur bouquin à mes yeux.
- Joseph Sheridan LE FANU: "L'Oncle Silas". Une réédition, en mai dernier et chez José Corti, de ce chef d'œuvre de la littérature noire du 19ème siècle. Un savant mélange, inspiré de Svedenborg, du monde des vivants, du monde des esprits et de l'Enfer.
- Mariana ENRIQUEZ: "Les dangers de fumer au lit". Douze nouvelles, magnifiques et horribles, de la grande écrivaine argentine (autrice de "Notre part de nuit").
- Joyce Carol OATES: "Terres amères". Elle est, depuis longtemps, nobélisable mais il faut bien dire que ses bouquins sont souvent d'une longueur décourageante. Voilà au moins un recueil abordable de 16 nouvelles brutales et décapantes, souvent cruelles.
- Benoît GALLOT: "La vie secrète d'un cimetière". C'est le jeune Conservateur du fameux Père Lachaise qui raconte le quotidien de la vie et de la gestion de cet extraordinaire endroit. Un boulot absolument passionnant qui me conviendrait tout à fait (mais je n'ai pas le physique de l'emploi). Des tombes illustres, plein d'animaux, toute une flore, une foule de petites histoires... Un livre épatant, très original, qui apprend plein de choses sur ce mythique lieu parisien.
Enfin, je serai très occupée la semaine prochaine. Pas de post donc... Mais on peut, bien sûr, toujours m'écrire.
4 commentaires:
Bonjour, Dame Carmilla
Votre sujet est passionnant, il me parle. En Roumanie où j'ai vécu jusqu'à vingt-deux ans, nous avons toujours célébré (oui, c'est le bon terme) nos défauts, par un bon repas offert aux voisins ; hommes et curé d'abord, puis femmes, à la fin les enfants. J'en garde un tendre souvenir. Cette pratique durait sept ans, une fois par an, ensuite on exhumait l'occupant, ce qu'il en restait était fourré dans un petit sac, sac qui cohabiter avec le prochain arrivant...
C'était bizarrement étrange, le communisme n'a jamais mis son nez dans nos rites funéraires ni nos religions. Orthodoxes anciens et nouveaux, catholiques et musulmans, gitans de toutes religions ont cohabité en paix.
Le constat que vous dressez est quasiment réservé à l'occident, le reste du monde respecte davantage leurs défauts.
Pour finir, j'ai toujours pensé que notre laïcité va nous coûter cher.
Merci Carmilla pour votre instructif billet, la mort me rend bavarde :)
Passez une excellente semaine, à bientôt !
Julie
Merci Julie,
Oui, en effet, les cérémonies orthodoxes et dans toute l'Europe Centrale, ça n'a absolument rien à voir. C'est impressionnant, imposant. On fait même des photographies, voire tourne un film, d'un enterrement, ce qui est absolument inconcevable en France (on passerait pour fou).
Et puis, il y a, en effet, le grand repas après la cérémonie. C'est même presque un banquet. Surtout que tout le monde se met à boire beaucoup trop.
Et puis, les cimetières sont très fréquentés, de véritables lieux de rencontre. On y apporte aussi à manger, on échange de la nourriture y compris avec le mort. On lui laisse même parfois un peu de vodka. Les cimetières sont, en outre, très fleuris et arborés.
Mais je crois que, là-bas aussi, les choses évoluent. Un symbole: la crémation se répand.
Bientôt, il n'y aura plus aucun cimetière dans le monde occidental. Qu'est-ce qu'on peut en penser ?
Bien à vous,
Carmilla
Bonsoir Carmilla
« L’humain est un être pour la mort. »
Incontournable, j’aime bien. Tous les vivants sont faits pour la mort. Nous allons tous mourir, pas besoin d’en faire une histoire. Mais, vous rajoutez en tant que Carmilla Le Golem : immortelle !
Paradoxe des paradoxes pour plonger dans l’Ecclésiaste pour paraphraser : Vanité des vanités tout n’est que vanité, ce qui ne manque pas de ressemblance dans cette tentative d’occulter la mort. Vous vous savez mortelle, mais vous rêvez d’immortalité. Rassurez-vous, vous n’êtes pas seule. Les humains pour prolonger leur vie, ne manquent pas d’ajouter qu’il y a quelque chose après la mort. Ils ne savent pas, mais ils croient ! Et, lorsque tu crois, tu ne sais pas. Ainsi, je ne peux me soustraire à cette affirmation de Michel de Montaigne : « La mort n’est rien par rapport à nous, puisque lorsque nous sommes, la mort n’est pas là, et quand la mort est là, nous ne sommes plus. » Il n’est pas douloureux de mourir, mais il est souvent très douloureux de vivre. Le problème, ce n’est pas la mort, mais la vie. Les humains pleurent leurs morts, mais les morts ne semblent pas pleurer les vivants. Nous caressons ainsi nos frissons devant la mort. Nous levons des monuments, plantons des croix, au pire élevons des statues, pour en fin de compte : Pourquoi ? Célébrer la mort ? Mais qui a-t-il à célébrer ? Est-ce que la mort vaut une grande messe ? La mort, n’est que la mort, et rien d’autre. C’est si simple de mourir. Nous les aviateurs nous savions cela, nous en étions pleinement conscients. Seuls les vivants donnent la mort, mais les morts ne redonnent jamais la vie. Est-ce trop simple ? Tu es vivant, puis soudain, tu es mort. Mais nous avons l’outrecuidance de souligner, cette ferveur de la perte. Les morts n’ont rien à perdre, parce que se sont, nous les vivants, qui subissons la perte. Ce qui est déchirant. Peut importe qu’on enterre, qu’on brûle, qu’on laisse pourrir à l’air libre, les humains pour transcender cet événement ont imaginé maintes manières d’apprivoiser la mort, que dire, de leur peur de la mort. C’est un côté religieux détestable. J’ai vécu dans un milieu rude. J’ai vécu la mort de proche. J’ai vu des gens mourir. J’ai transporté des cadavres. J’ai assisté. J’ai été exécuteur testamentaire pour ma mère, qui avait demandé à être incinéré immédiatement après son décès. Comment, ne pas respecter ses dernières volontés ? J’ai assisté à son incinération. Je me souviens très bien de l’endroit, où on à déposé son corps dans le four. Il y avait une grande porte de garage ouverte, c’était une magnifique journée, le temps était doux en cette journée d’octobre. Je suis sorti par cette porte pour regarder la fumée monter dans le ciel, et jamais fumée m’avait paru si légère. C’était la fin de l’agonie cette fumée blanche qui s’élevait dans l’air automnal. Je saluais la fin de ses souffrances. Je fus le seul de la famille qui a assisté à cet événement. J’y tenais. Parlez moi pas d’éternité après cela, car il y a bien des manières de commémorer ce passage de la mort.
Bonne nuit Carmilla
Richard St-Laurent
Merci Richard,
L'homme se rend très vite compte, dès les premiers mois de sa vie, de sa finitude et de son impuissance. Il est limité, pas tout puissant, il lui manque toujours quelque chose. Ca suscite d'abord sa rage et ses hurlements. Et c'est ce manque, cette insuffisance initiale, qui lui permet d'accéder au langage. Ce langage qui lui permet d'abord d'exprimer ses besoins.
Découvrir sa finitude, c'est en même temps accéder au sentiment de la Mort. Et le langage se creuse de ce sentiment.
C'est le tragique de la condition humaine radicalement différente de la condition animale. Toute sa vie, on essaie de combattre contre la Mort . C'est pourquoi on se démène et essaie de faire oeuvre sur cette terre. On voudrait avoir une vie réussie mais on ne sait pas bien ce que ça veut dire et on n'est jamais satisfaits. Parce qu'on ne gagne jamais contre la Mort.
La Mort, c'est du moins ce qui nous booste et fait l'Histoire humaine, individuelle et collective. Sans le sentiment de la Mort, on continuerait de vivre dans des cavernes.
La mort d'un individu, c'est une étape dans la grande aventure de l'Humanité. Je trouve ça important. On ne peut pas banaliser cet événement. On n'est pas que poussière. On continue de vivre aussi longtemps que quelqu'un, sur terre, continue de penser à nous et de nous évoquer.
Bien à vous,
Carmilla
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