C'est peut-être mon âge, c'est peut-être ma situation professionnelle, mais on me casse de plus en plus les pieds.
Comment ça se fait que tu continues de vivre seule ? Il y a plein de types qui rêvent de toi (ni moche, ni pauvre) mais tu es généralement hautaine avec eux. Ou plutôt, on a l'impression que tu es continuellement ailleurs, insaisissable, au dessus ou en dehors des contingences. Il faut savoir se poser dans la vie, il faut commencer à construire quelque chose.
C'est précisément ce dont je ne veux à aucun prix. Je me révolte contre cette pression générale, accrue aujourd'hui, à "faire famille", à se regrouper, à être solidaires entre membres. Jamais, on n'a tant fait l'éloge de la famille, du foyer, ou, simplement, de ces structures amicales et associatives qui permettent de trouver confort et sécurité.
Ce que l'on promeut aujourd'hui, c'est l'esprit de solidarité du petit groupe, une solidarité sans failles, qui doit s'exercer envers et contre tout, éventuellement contre le reste du monde.
C'est au point que ce qui caractérise les familles, ce sont leurs non-dits, leurs silences. A chaque membre, l'ordre est intimé de se taire, de ne rien porter en place publique. Parce que la famille est "bétonnée", construite comme un rempart, comme seul havre de sécurité.
Un havre qui peut d'ailleurs, être trompeur. D'abord parce que la famille peut nous rendre malades avant l'heure en nous inoculant le poison de ses névroses et obsessions. C'est Fritz Zorn ("Mars") ou Franz Kafka.
Et puis parce que le loup, il ne se promène pas seulement à l'extérieur, dans les bois (comme dans "le petit chaperon rouge"), mais il s'invite aussi, parfois, à la table familiale. La famille comme lieu de maltraitance. Inutile d'évoquer les violences sexuelles, dont les médias nous entretiennent ad nauseam. Les pères incestueux, il seraient légions, c'est le grand fantasme contemporain. Je n'ai pas d'avis mais peut-être que si on en parle tant aujourd'hui, c'est pour mieux taire d'autres violences, pour mieux mettre la poussière sous le tapis.
La poussière, c'est celle des violences symboliques. Combien de parents ne cessent d'agresser, démolir, leurs enfant en paroles, de les déprécier ou ridiculiser ? Tuer avec des mots, c'est efficace et ça s'exerce en toute impunité.
"La famille, il n'y aurait que ça de vrai", va-t-on jusqu'à dire. Mais on ne semble pas percevoir que cet éloge, de plus en plus appuyé, de la famille et de tous les petits groupes, est surtout une manière de se mettre en retrait du monde, d'en refuser l'incertitude et les tumultes.
La famille comme domaine fermé dont il est inconvenant de chercher à s'échapper. La famille au sein de la quelle tout le monde s'ennuie et se contient. La famille des fêtes, des anniversaires et réunions obligatoires. La famille des loisirs de commande, celle des vacances d'été passées en bord de mer.
Un sondage récent montre que 9 personnes sur 10 considèrent que la famille constitue le premier lieu de solidarité, le premier amortisseur aux violences de la vie en société. La famille est perçue comme espace d'entraide immédiate et inconditionnelle.
Je ne vais, bien sûr, pas avoir la bêtise ou l'arrogance de contester ça. Mais il faut peut-être penser aussi aux 10% de ce sondage qui ne partagent pas ce point de vue. Tous ceux qui perçoivent la famille comme un lieu d'enfermement et de contrainte. Tout ceux pour qui le foyer n'incarne pas l'ordre et la sécurité mais est vécu comme contraignant et problématique: une prison plutôt qu'un refuge. Tous ceux qui ont envie de fuir, de s'arracher à ce cocon protecteur. Tous ceux qui affirment leur droit au changement, à emprunter des chemins qui mènent ailleurs ou nulle part. Et tous ceux là ne détestent pas forcément leurs parents. Simplement, ils ne sont pas intéressés par la vie de famille.
Ce n'est donc pas que la famille soit obligatoirement détestable. On peut avoir des parents très libéraux et chercher, de toutes ses forces, à les fuir. Je dirais même que rien n'est pire que les parents qui croient qu'il suffit d'aimer ses enfants et qu'ils doivent, à cette fin, s'abstenir de leur signifier un interdit. Rien de tel pour en faire des mégalos narcissiques, ivres de puissance. Les parents libéraux ne sont peut-être pas mieux que les parents "fouettards".
Toutes les familles, aimantes ou répressives, sont en fait dysfonctionnelles. Mais chacun de nous se construit, au final, à sa manière, par rapport à ce mélange complexe d'amour et de haine qui nous est porté. Et l'important, c'est que l'on perçoive bien ces deux pôles: il n'y a pas d'amour univoque, celui qui m'aime me déteste avec la même force. Il y a simplement, parfois, basculement, primauté, de l'une ou l'autre tendance.
Et finalement peu importe. On se construit dans l'adversité et l'arrachement. La liberté, on ne la conquiert pas simplement en faisant ce qui nous plaît et nous convient. La liberté, ce n'est pas le confort et la tranquillité. C'est davantage ce qui nous arrache, nous déracine, nous fait sortir de nos gonds, de nous-mêmes.
Les trois premières photos sont de moi-même. Il s'agit d'un petit musée tout près de chez moi, le musée Jean-Jacques Henner. Je m'y rends fréquemment, je m'y sens bien, l'ambiance me correspond. Les autres images sont principalement de Julia Soboleva, jeune artiste lettonne.
Je recommande:
- Blandine RINKEL: "La faille". L'un des très bons bouquins de cette rentrée. Ni un roman, ni un essai. Un livre qui s'adresse à tous ceux qui se sentent fauves, désaxés, intimement exilés. "Quand j'écris le mot famille, allez savoir pourquoi, je mange le m - on lit faille". C'est aussi l'occasion de relire son très beau livre (reparu en poche) consacré à son père : "Vers la violence".
- Vanessa SPRINGORA: "Patronyme". Excellent également. Qu'est-ce qu'un nom de famille ? De quel Destin est-il porteur et quelle relation (fierté ou détestation) entretient on avec lui ? On est malgré tout façonnés par lui. Et que penser de nos ancêtres ; haïssables, admirables, simplement humains ?
- Florence SEYVOS: "Un perdant magnifique". Le portrait d'un beau-père extravagant, fantasque. A la fois menteur, sincère, tyrannique, dépensier. Mais aussi une espèce de magicien avec lequel la vie devient un spectacle. Un livre singulier qui nous fait toucher l'ambiguïté de tout personnage.
- Gabriella ZALAPI: "Ilaria ou la conquête de la désobéissance". La cavale italienne d'une petite fille en compagnie de son père. Une sorte d'enlèvement, un voyage sans but, au hasard, du Nord au Sud de l'Italie. A bord d'un coupé BMW 320 conduit à toute berzingue. Une étrange beauté émane de ce texte d'où ressort la merveilleuse ambivalence des sentiments entre un père et sa fille.
4 commentaires:
Bonjour Carmilla
Il appert que la famille, c’est la seule et unique institution que nous avons inventée pour entretenir la société et l’État de Droit. Il fallait bien élever nos petits à l’intérieur d’un cadre. Ce qu’on oublie, c’est que cette institution est universelle, mais que les gens qui la compose ne sont pas tous constitués pour établir une relation de confiance, et encore moins pour éduquer leurs descendants. Autrement dit, la famille ce n’est pas fait pour tout le monde. Ce n’est pas parce qu’on s’active sexuellement que nous pouvons fonder, et surtout, entretenir une famille.
Ainsi, la famille peut prendre deux tangentes, ce peut être un milieu agréable et sécuritaire pour le développement des enfants. Ce peut être aussi le creuset pour la contestation, la révolte, et le fondement de l’autonomie, un excellent nid pour les révolutionnaires et contestataires de toutes sortes. Attention la porte va s’ouvrir, et le taureau va s’élancer ! Et, voilà le monstre est lâché. L’auteur Mona Chollet l’évoque dans son dernier ouvrage : Résister à la culpabilisation, sur quelques empêchements d’exister, dans son chapitre sur la honte. Ce que vous ne manquez pas de souligner Carmilla, lorsque vous évoquez que des parents se permettent d’humilier leurs enfants à coup de paroles blessantes. La famille devient alors une institution blessante. Si l’enfant qui subit ces épreuves est assez autonome, tout ce qu’il va souhaiter par-dessus tout, c’est de quitter le plus rapidement possible ce milieu étouffant. Il y a des enfants qui quittent leur famille et qui n’y reviennent jamais ! Ils sont partis pour refaire leur vie ailleurs, souvent très loin. La honte peut être la racine de culpabilité. Ce qui est intéressant dans leur cas, c’est que souvent, ils réussissent leur vie.
La famille n’est pas une obligation, encore moins un devoir, et nous devrions tous savoir que c’est un engagement de tous les instants. Il faut bien y penser avant de s’engager dans ce genre de responsabilité qui peut s’étendre longuement dans le temps.
Bonne fin de journée Carmilla
Richard St-Laurent
Merci Richard,
On parle en effet beaucoup aujourd'hui des violences physiques exercées sur les enfants (viols, attouchements sexuels, incestes).
Cela est légitime. Mais on oublie les violences verbales et psychiques, insidieuses et redoutablement efficaces. Il y a des parents (et aussi des professeurs) qui s'attachent à "détruire" leurs enfants en leur répétant sans cesse qu'ils sont bêtes, paresseux, incapables, moches. Et l'enfant adapte alors une conduite conforme à cette image qu'on lui tend.
Mais l'attitude inverse, qui survalorise au contraire l'enfant en vantant ses qualités exceptionnelles et sa beauté, est pareillement dangereuse.
On entretient souvent des conduites perverses les uns envers les autres, on aime bien déstabiliser, agresser de manière feutrée. Il faut être lucide à ce sujet.
Bien à vous,
Carmilla
Bonjour Carmilla
Peu importe les conditions de vie, le respect doit aller de soi. Ceci doit primer sur tout le reste. Le respect d’abord, même et surtout si vous êtes responsable d’enfants. Cela fait parti de l’éducation. Les enfants ont la mémoire longue, beaucoup plus tard, ils nous sortent des faits que tous ont oublié. Un enfant qui a été humilié se souvient longtemps, souvent pendant toute son existence, de ce moment de souffrance mentale. Humilier quelqu’un c’est seulement l’humilié, ce n’est pas de l’éducation, et je sais de quoi je parle, j’ai été formé dans un milieu catholique, où le clergé ne se privait pas d’humilier en public, où le secret de la confession n’était pas toujours respecté, pas plus que la garanti de sécurité lorsqu’un élève était frappé.
Je me souviens, parce que tous ces faits ont nourri ma révolte. Et, je ne vous surprendrai pas si je vous affirme, que ça la nourri encore ! Je ne tolère aucune agression, ceci ne signifie pas que je suis un non violent. Je ne suis pas niaiseux, stupide, et naïf. Je ne supporte aucune injustice. En cette époque du retour du conservatisme, où la violence s’affiche sans restriction et sans limite, où elle devient universelle, nous sommes tous concernés. Il suffit de jeter un coup d’œil au-delà de la frontière au sud, dans cette société très inégalitaire, où l’on peut élire un criminel comme président, où l’on peut envahir le parlement, où l’on peut gracier 1,500 personnes qui avaient été condamnées, où l’on bafoue l’État de Droit, où l’on est en train de saboter la démocratie. Tous ces actes, sont des violences inadmissibles. Nous n’aurons peut-être pas besoin d’aller loin, car se sera la violence qui viendra à nous. Serait-ce la faillite de la famille ? Serait-ce la faillite de nos institutions ? On se tire et on se poignarde à Montréal, sans doute en attendant de se faire assassiner à Stoke.
Les Républicains se veulent les gardiens et les promoteurs de la loi et de l’ordre, pourtant ils sont en train de semer l’anarchie et l’injustice. Sans oublier qu’une bonne partie de ce parti politique est et demeure ultra religieuse, très axé sur la famille et l’éducation puritaine. Et que dire des créationnistes !
L’État de Droit garanti la liberté ; on dirait que présentement nous sommes en train de rater notre coup.
Bonne fin de journée Carmilla
Richard St-Laurent
Merci Richard,
Il faut bien reconnaître que, depuis qu'il a pris ses fonctions, le Grand Blond y va fort, très fort.
Il est encore pire que tout ce qu'on pouvait redouter. Le Panama, le Groenland, le Mexique, le Canada et maintenant Gaza, rien ne l'arrête... Il n'a peur d'aucune énormité. Sans doute parce qu'il a une absolue confiance en son génie.
Le pire, c'est que tous les grands dirigeants politiques se sentent obligés de ne pas lui déplaire. Ils ont trop peur des représailles. Je vois ainsi le pauvre Zelensky qui fait semblant d'aller dans son sens. Et on ne peut pas le condamner; lui déplaire serait suicidaire. C'est dramatique d'être ainsi suspendus aux mouvements d'humeurs d'un abruti.
Espérons qu'il parviendra à se décrédibiliser rapidement.
Bien à vous,
Carmilla
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