samedi 28 juin 2025

Mes passions persanes


 Chaque matin, depuis plus de 3 ans, je me réveille avec les tripes nouées par l'angoisse.

C'est avec fébrilité que j'ouvre mon ordinateur et allume la radio. Quelle catastrophe, quel drame, vont me tomber aujourd'hui sur la tête ? Quelle monstruosité ont pu inventer, cette nuit, Trump ou Poutine ?

Ca concernait d'abord l'Ukraine. S'y ajoute maintenant l'Iran.

L'Iran et l'Ukraine, difficile d'imaginer deux pays d'apparences plus dissemblables et pourtant ils m'ont façonnée l'un et l'autre. Un peu comme si j'avais eu deux vies, deux parcours distincts, mais qui ont fusionné quand même. 

Je ne vais pas donner mon avis sur les situations militaires actuelles. De toute façon, personne n'a idée de l'évolution à venir: vers le pire ou vers le meilleur ? Je me contenterai donc d'essayer d'exprimer ce que ces événements réveillent aujourd'hui de ma sensibilité.

De l'Iran, je dirai d'abord que sa découverte m'a permis de réfléchir à ce que signifie être une femme, mais peut-être pas dans le sens que l'on suppose immédiatement à l'Ouest.


 Evidemment, c'est d'abord un choc quand on débarque d'Ukraine, un pays où la présence et la domination des femmes s'expriment immédiatement et fortement, très simplement dans la rue où elles ne craignent pas de s'exhiber. C'est même au point qu'on parle souvent des Ukrainiennes avec plein de sous-entendus en Europe. 

Mais c'est largement dans la culture matriarcale des pays slaves où les femmes sont plutôt redoutées et émancipées. Et même si ça apparaîtra peut-être idiot à certains, j'ai tendance à penser qu'il y a des pays féminins (comme les pays slaves) et des pays masculins (comme l'Allemagne, la Grande-Bretagne, les Etats-Unis). La différence, elle se mesure à l'apparence vestimentaire des filles et aux contacts qui peuvent se nouer dans l'espace public. Les pays latins (France, Espagne, Italie), je les classe plutôt au milieu de ces deux tendances.

Et l'Iran, je vais sans doute étonner en disant que je le place au rang des pays féminins. En Occident, on vit dans le cliché de femmes iraniennes entièrement opprimées, vivant toutes dans une indifférenciation générale, celle du triste voile, le "tchador", sous le quel elles se cacheraient soigneusement.

C'est largement faux et j'irai même jusqu'à dire que le spectacle de la rue, à Téhéran, est presque aussi attrayant qu'à Kyïv. Evidemment, on croise quelques noirs corbeaux mais, dans les grandes villes, ils sont minoritaires. 

En Iran, les femmes éclipsent carrément les hommes. Les hommes sont plutôt ternes, sinistres et répressifs. Les femmes sont belles, distinguées et omniprésentes dans la vie sociale et économique. Elles sont plus diplômées que les hommes et on les voit partout, arpentant seules les rues, dans des cafés ou au volant d'une automobile. Elles n'hésitent même pas à "accrocher" et à draguer dans les lieux publics. 

Certes, comme les Ukrainiennes, elles en font souvent trop en matière d'apparence. Beaucoup sont des "fashionistas" au risque du ridicule. Au cours de mon dernier séjour, j'avais ainsi été impressionnée par le nombre de jeunes femmes portant un sparadrap sur le nez (signe d'une récente rhinoplastie consécutive à l'obsession nationale d'un nez trop proéminent).

Mais il n'est pas étonnant que ce soient les femmes qui, en Iran, essaient de conduire la révolte contre les mollahs. Des femmes éduquées, cultivées, affirmées (telles Golshifteh Farahani ou  Abnousse Shalmani) qui portent l'espoir d'une vraie Révolution pas seulement politique mais aussi des mœurs.

Et surtout, il ne faut pas oublier qu'en Iran, il y a la place publique et le domicile privé. Et ça ne se superpose absolument pas. Pour le comprendre et l'éprouver, il faut avoir participé à une "soirée iranienne". L'alcool aidant, ça devient vite complétement débridé et les femmes n'hésitent pas à mener la danse. Une partie importante de la société iranienne vit, en fait, dans une schizophrénie complète, un dédoublement entier de sa personnalité.


 Et ça va même plus loin. En Occident, on croit que les mots et les paroles ont une signification unique. En Iran, tout est plutôt à double sens et doit être interprété. Ce qui désoriente ainsi le plus les Occidentaux en Iran, c'est cette règle chiite absolue de politesse qu'est le "Târof": l'hôte est tenu de proposer à son invité tout ce qu'il peut désirer (un chauffeur de taxi vous dira, par exemple, que sa course est, pour vous, gratuite). Mais l'invité est, lui-même, obligé, de refuser. Et ça donne alors alors lieu à un échange de politesses qui peut être très long. C'est extrêmement complexe et les étrangers ne comprennent généralement pas ça; ils sont alors perçus comme des brutes sauvages. 

Tout est polysémique en Iran et c'est souvent désorientant. Il ne faut jamais prendre les choses et les mots "au pied de la lettre". J'ai moi-même, au début, commis plein d'impairs à ce sujet et je continue, sans doute, d'en commettre. Mais il faut comprendre que votre interlocuteur ne vous ment pas et n'est pas hypocrite. Simplement, en Occident, le langage, la conversation, reposent sur un sens littéral. En Iran, les mots ont plutôt une valeur connotative, affective. Ca explique, par exemple, que presque tout le monde y est fou de poésie et que les personnes les plus modestes soient capables de vous réciter des textes entiers de Hafez ou Ferdowsi.

Voilà pour le nouveau "cadre mental" que m'a fait découvrir l'Iran. J'y ajouterai un nouveau cadre géographique, esthétique et sensuel. Voici quelques-unes de mes découvertes : 

- d'abord la montagne, la vraie montagne. Quand on vient d'Ukraine ou de Russie où la campagne est plutôt plate et monotone, on est d'abord stupéfaits quand on se retrouve dans les villes iraniennes perchées dans des montagnes majestueuses. A Téhéran, c'est facile de se repérer: on dévale la pente ou bien on la grimpe jusqu'au Mont Tochal (à 3 942 mètres d'altitude mais où il est très facile et très rapide de se rendre). Et un peu plus loin, on voit le Mont Damavand (à 5 610 mètres mais lui-même assez facile à escalader). Plus tard, j'ai commencé à travailler à Grenoble. Ca me rappelait un peu Téhéran mais en version miniature.

- la découverte aussi des jardins persans, illustrations de notre futur Paradis. Leurs bassins de fraîcheur, leurs fleurs, leurs parfums entêtants. Ils sont associés à un amour des oiseaux qui les habitent. C'est sans doute pour cette raison que je continue d'entretenir une grande famille de merles chez moi.

- la perception d'une lumière forte, brutale, aveuglante. Les contrastes sont toujours violents, on ne connaît pas les clairs-obscurs, les ciels nuageux qui accompagnent la mélancolie européenne. La palette chromatique est, en fait, très réduite: le bleu azur du ciel et le jaune ocre de la terre. Le vert des prairies et forêts, c'est quasi inconnu (sauf sur la Caspienne). L'Iran, c'est largement, en fait, un monde en jaune et bleu. 

- une quasi absence d'humidité. L'atmosphère est même tellement sèche qu'elle est imprégnée d'électricité statique. On prend souvent une "décharge" en touchant simplement une voiture ou, même, en donnant une simple poignée de main.

- les règles d'hygiène. C'est peut-être ce qui m'a le plus influencée parce que je continue d'en perpétuer de nombreuses règles. Chez moi, je fais d'abord très attention à la propreté des sols (alors que c'est presque secondaire en Occident). Et puis, l'abomination, pour moi, c'est d'être en sueur, d'avoir mes règles, d'avoir mauvaise haleine ou odeur corporelle. Et je préfère, aussi, me retenir d'aller aux toilettes si je ne peux pas trouver à me doucher: pas question de souiller ma jolie culotte (je suis une vraie musulmane sur ce point: je trouve répugnant le papier toilette). Les notions de pur et l'impur, ça structure très fortement les conduites en pays d'Islam et ça se traduit de façon très concrète, dans une opposition forte du propre et sale.

Et je terminerai avec une dernière interrogation. Où va maintenant le pays alors que l'espoir d'un renversement du régime semble s'être évanoui ? Je n'en sais rien mais je préciserai que les Iraniens ne se sentent que secondairement musulmans. Ils sont, plutôt, tous portés par une forme particulière et très forte de nationalisme: plus que de l'Islam (la pire insulte, c'est de les confondre avec des Arabes), ils se sentent les héritiers d'une grande civilisation, celle de Cyrus et des Achéménides, du Zoroastrisme et des Sassanides. C'est peut-être une chimère mais elle est porteuse de rêve.


Quelques images d'artistes femmes iraniennes, notamment Shirin Neshat, Marjane Satrapi, Newsha Tavakolian, Roya Akhavan, Forough Elaie.

Je recommande :

- Sadegh HEDAYAT; "La chouette aveugle" de Sadegh HEDAYAT. J'en ai déjà maintes fois parlé. C'est LE grand bouquin, absolument fascinant, de la littérature persane contemporaine. On vient de publier, l'an dernier, aux "Belles Lettres", une nouvelle édition très documentée. Mais on peut aussi se contenter de la première édition chez José Corti.

- Iradj PEZESHKZAD: "Mon oncle Napoléon". Le second grand bouquin contemporain. D'une loufoquerie absolue mais qui est bien à l'image du pays dans le quel on ne s'étonne à peu près de rien. Remarquable mais peut-être faut-il avoir un peu vécu à Téhéran pour vraiment l'apprécier.

- Nahal TAJADOD: "Passeport à l'iranienne" et "Les porteurs de lumière". Elle est l'épouse du regretté Jean-Claude Carrière (scénariste notamment des films de Luis Bunuel). Le premier livre décrit la vie à Téhéran et notamment toutes les subtilités du târof. Le second est un livre d'histoire, celle de la Perse des Sassanides du III ème au VIIème siècle après J.C.. On ignore à peu près tout en Europe de cette Perse manichéenne et zoroastrienne. Et on ignore également que s'y est développée une église chrétienne, celle des Nestoriens qui ont essaimé jusqu'en Inde, en Chine et en Mongolie. Fascinant.

- Abnousse SHALMANI: "Khomeiny, Sade et moi"; "J'ai péché, péché dans le plaisir". Je me reconnais absolument dans cette femme, également journaliste et chroniqueuse internationale, aujourd'hui, sur LCI. Ses analyses sont toujours très pertinentes.

- Armin AREFI: "Dentelles et tchador" et "Un printemps à Téhéran". Il est le journaliste qui, à mes yeux, décrit, de la manière la plus juste, la vie quotidienne en Iran. Ce n'est pas du tout ce qu'on imagine.


2 commentaires:

Richard a dit…

Bonjour Carmilla

Votre première et dernière photo sont pour moi, surtout la dernière, elles sont moi ; un ciel, une montagne, beaucoup d’espace, un sol rude, et surtout un arbre solitaire, ce qui est plus que de l’esthétique, plus que de la beauté, c’est un état d’esprit, un sentiment profond d’existence, une force tranquille, une paix infinie. C’est ma meilleure vision du monde. Mon témoin est un arbre. La discussion silencieuse peut commencer. Ici, ou là, tu ne comptes plus, parce que tout devient admiration. C’est une ressource inépuisable qui me comble. Là où tu existes vraiment. Moment qui n’exige rien. Je suis toujours à la recherche de ces endroits qui nourrissent nos pensées, vous éloigne de tous les conflits, assis simplement sous un arbre à contempler une montagne, où l’inspiration germe sans effort. Il n’en faut pas plus que trois couleurs, du bleu, du vert, et de l’ocre. Rien de surchargé qui vous font oublier toutes vos possessions ; vous ne possédez plus rien, car c’est le tout qui vous possède. Autre manière de voir et de sentir, que l’humain n’est pas le centre de l’univers. Nous vivons une époque, où ce genre d’impératif s’impose. Pourquoi ne pourrions-nous pas vivre ainsi de précieux moments de flâneries ? Nous en avons grandement besoin. Un peu comme votre dernière photo, parce que j’aimerais bien me retrouver sous ce grand arbre, juste pour renifler l’air du temps et du vieux foin qui ne sera jamais fauché ni brouté. Là, où nous pouvons laisser faire !

Merci pour ce grand voyage les yeux ouverts.
C’est très réconfortant.

Richard St-Laurent

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Richard,

La majorité du territoire de l'Iran est un grand désert de pierres et de terre.

Et parfois, au milieu de ces étendues désolées, émerge un arbre, tout seul et isolé.

On se demande bien ce qu'il fait là et quel extraordinaire concours de circonstances lui a permis de croître puis de survivre. Ca fait partie des grands mystères de la Nature et de la végétation.

Il y a un autre mystère en Iran. C'est celui de l'arbre le plus vieux du monde. Il s'agit d'un cyprès de 4 500 ans qui se trouve dans la ville d'Abarqu (au Sud de Yezd). La légende dit que ce serait Zoroastre lui-même qui l'aurait planté.

Je l'ai vu moi-même lors de mon dernier séjour en mai 2018 (vous pouvez en trouver une photo en vous reportant à mon blog à cette date). C'était vraiment très impressionnant et l'arbre est gigantesque. Sur Internet, on trouve également des sites consacrés à l'arbre d'Abarqu.

Bien à vous,

Carmilla