dimanche 11 décembre 2011

Working time - La vie extirpée



Le monde du travail, c’est généralement considéré comme le contraire même de la vie : une prison, un bagne où on aliènerait sa liberté à se coltiner des supérieurs, des collègues. On perdrait sa vie à la gagner.


C’est sûr que c’est une souffrance mais on peut considérer aussi que la vie professionnelle, c’est vraiment extraordinaire.


Loin de moi l'idée qu'on "s'épanouisse" dans le travail mais c'est sûr que ça fait vaciller nos certitudes et ça conduit à remettre sans cesse en cause son identité, sa personnalité. On ne s'y exprime peut-être pas mais du moins on s'y construit.


Qui suis-je vraiment en effet ? Tant que l’on vit dans le monde de l’enfance, de l’adolescence ou en dehors du monde du travail, on a tendance à se croire quelqu’un d’extraordinaire que, forcément, tout le monde ne peut qu’aimer.



Quand on commence à travailler, on découvre rapidement que non seulement on n’est pas si extraordinaire que ça mais qu’en plus, beaucoup de gens ne nous aiment pas, voire nous détestent.


Le travail, c’est vraiment une terrible épreuve narcissique et c’est un affrontement permanent avec les autres et avec soi-même.


Peu de gens acceptent d’ailleurs la lutte et tirent toutes les leçons de l’expérience. L’attitude générale est plutôt celle du déni et du repli sur ses certitudes. On continue de se prétendre exemplaire et sans tâche dans l’exercice de ses fonctions. Les difficultés, elles sont imputées aux autres, les collègues, le patron, mais rarement à soi-même Sa propre insuffisance, sa propre capacité à nuire, on refuse de les considérer.



Mais que serait la vie sans la remise en cause, l’affrontement, la lutte pour la reconnaissance ? Ca vaut pour le monde du travail comme pour la relation amoureuse.

Des blessures du travail, je crois que l’on peut aussi retirer une force, arracher une identité. Apprendre à vivre tout court et peut-être même plus intensément.


A titre d’illustration, voici une petite chronique de ma vie quotidienne.

En ce moment, dans ma boîte, ça va plus ou moins bien.



Depuis mon arrivée, le déficit a doublé.

Peut-être que j’en suis entièrement responsable et peut-être qu’on me débarquera sans ménagement l’an prochain.



Mais peut-être aussi qu’on a touché le fond et qu’on va entamer le grand retournement, le « recovery » que j’ai impulsé.


A vrai dire, je ne sais pas moi-même si, à moyen terme, on va se casser royalement la gueule ou si on va s’en sortir miraculeusement.


Evidemment, beaucoup de gens disent que je suis nulle; d’autres au contraire, peu nombreux il est vrai, me considèrent comme une championne.


Un tract syndical m’est consacré à la suite de la présentation de mon plan de redressement financier.


C’est très acéré. On commence par dire que, pendant toute cette année, j’ai poursuivi une politique de casse systématique de l’entreprise.

Ensuite, on fait mon portrait : je suis d’abord mesquine ; ensuite ignoble ; enfin impitoyable; touche finale, j’adore les ragots.


C’est sûr que tout ça n’est pas très flatteur. Qu’est-ce que je peux en penser ? Pas grand chose. J’ai le sentiment qu’il s’agit largement d’un jeu de rôles, d’un théâtre. Mais c’est vrai aussi que ce qui me barbe profondément, c’est de rencontrer les syndicats.


Avec mes collègues, ça va. Ils sont gentils, aimables. Mais comme je suis conseillère du DG, je pense qu’ils me considèrent comme une arriviste. Et comme ils se méfient sans doute de moi, ils n’osent pas me parler. D’ailleurs, on ne se fréquente pas et on ne sort jamais ensemble.


Au sein de mon service, j’assiste, sans intervenir, à des querelles et conflits quotidiens. Qui peut croire que les gens ont envie de collaborer et travailler pour un objectif commun ? Le vrai plaisir, c’est de se détester et se haïr.


Récemment, des journalistes locaux sont venus m’interviewer. Curieusement, on m’a demandé si j’étais fière de mes fonctions, de mon travail et si je me sentais blessée quand on attaquait mon entreprise.


Fière ? Ouh la la ! non pas du tout. La vie professionnelle, c’est tellement étrange, c’est fait de tellement de bifurcations et de hasards qu’il faut vraiment être bien présomptueux pour attribuer sa réussite à ses seuls mérites.


Des mérites…, je crois surtout que j’ai eu beaucoup de chance et je sais que mon destin s’est, à plusieurs reprises, joué sur un coup de dés. Je suis certes là aujourd’hui mais j’ai en même temps conscience que je pourrais tout aussi bien végéter misérablement, intellectuelle précaire, si le hasard en avait décidé autrement.


Ce hasard, j’essaie de l’assumer aujourd’hui à ma manière. La violence du monde professionnel, ça ne me touche pas plus que ça. Les aspects émotionnels, j’en fais abstraction. Et puis je ne veux pas répondre à la violence par la violence. Alors, je n’ai qu’une attitude : le détachement, l’impassibilité. Il est réconfortant de réguler sa vie par quelques grands principes, d’adopter quelques règles de conduite. C’est mon côté kantien ou japonais, c’est comme ça qu’on touche à la sérénité. Au prix d’apparaître évidemment totalement indécryptable.



Images d’Enki BILAL

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