dimanche 5 juin 2016

Le regard de l'autre


On ne se fait pas tout seuls, on est largement façonnés par l'Autre, les autres; on cherche, malgré tout, leur reconnaissance, leur approbation, on s'efforce de se conformer à leurs attentes, on veut plaire ou du moins ne pas déplaire. Qui est capable de supporter l'hostilité générale ?

C'est aliénant mais c'est également positif: "un monde sans autrui", ce serait un monde inerte, sans désir, sans langage. Ecrivains et philosophes ont écrit des tonnes de choses là-dessus, bien meilleures que tout ce que je pourrais dire. Et autrui, ça n'est d'ailleurs pas seulement mon voisin ou ma famille, ce sont aussi toutes les représentations médiatiques et sociales aux quelles je cherche à m'identifier.


Autrui, c'est donc avec lui qu'on se construit principalement. C'est sécurisant mais c'est aussi traumatisant car il y a une violence de l'autre qui n'est pas toujours bienveillant. 


Je me suis longtemps sentie détachée de ça, du moins jusqu'à la fin de ma vie étudiante. Qu'importe ce qu'on pouvait penser de moi et puis il faut bien reconnaître que peu de gens avaient des raisons de m'en vouloir.

Tout ça, ça a changé avec l'âge adulte, l'apprentissage de la vie professionnelle et la multitude des regards désormais braqués sur moi.


Il y a d'abord l'apparence physique et vestimentaire. Si on en fait trop, si on est trop bien, trop belle, trop bien habillée, on ne sent pas seulement des regards concupiscents sur soi mais aussi des regards glaçants, pétrifiants. Ce ne sont plus les regards du chasseur mais ceux du tueur. Il y a sans doute quelque chose d'intolérable dans la beauté d'une jeune femme, c'est une insulte à l'égalitarisme démocratique. Il y a là-dessus un non-dit absolu: la beauté est une invitation au crime. Une jolie fille, on a envie de la flinguer, de l'assassiner ou au moins de l'humilier. On occulte trop cette haine sourde, régulièrement éprouvée, ce désir qu'ont les autres de vous anéantir. Et d'ailleurs, cette haine, elle ne vient pas seulement des hommes mais aussi d'autres femmes, pleines de ressentiment.



Et puis, il y a la rancœur sociale qui empoisonne la vie de beaucoup de Français. Toujours à se comparer, se jalouser, sur les plus petites choses. On cherche, sans cesse, à vous culpabiliser: votre vie est imméritée, vous n'avez bénéficié que de circonstances exceptionnelles ou d'une chance insensée. C'est sans doute vrai mais à quoi ça sert de ruminer ça et puis on choisit, quand même, largement son destin. Pour avoir la paix, j'ai cessé, il y a longtemps, de dire ce que je faisais, combien je gagnais, où j'habitais, à quoi j'occupais mes loisirs. Tant pis si je passe pour une pétasse.




Il y a enfin la vie professionnelle même si tout se passe, généralement, sous des abords feutrés, policés. L'entreprise cool, fédératrice, c'est un mythe auquel je n'adhère pas du tout. Je vois plutôt, continuellement la "violence des échanges dans un milieu tempéré". Les ambiances sympas, la solidarité affichée, c'est ce dont je me méfie le plus.


 C'est le meilleur terrain d'éclosion des rivalités, des mesquineries, des petits groupes. La duplicité est la règle: on est ouverts, attentifs, bienveillants mais, en réalité, on s'épie sans cesse, on médit continuellement, on trouve son équilibre, on se valorise, en racontant des horreurs sur les autres. C'est dans l'entreprise, finalement, qu'on est le plus soumis au regard des autres. Ça me terrorise souvent parce que je sais que je ne peux tabler sur aucune compassion. Il y a un sombre plaisir à voir l'autre se casser la gueule. Je m'efforce donc simplement de donner le moins de prise possible à l'hostilité: je me mets en retrait, je ne copine surtout pas, je n'entretiens aucune amitié professionnelle, je suis distante.







Tableaux de Leonardo CREMONINI (1925-2010), le grand peintre italien. Il était l'ami de Balthus, Leonor Fini, Kot Jelenski, Paul Delvaux, Michel Butor. J'aime beaucoup.

5 commentaires:

KOGAN a dit…

Bonjour CARMILLA

C’est inévitable…

La beauté plastique fait partie de ces réalités métamorphosant la femme en sujet public, représentant un capital risque important de harcèlement, alors qu’elle est censée lui apporter le bonheur et la réussite.

Elle génère des réactions épidermiques permanentes de sexisme, d’incompréhension et de guérilla de la part des deux sexes.

La beauté physique n’est qu’un capital de départ ainsi qu’une chance d’héritage dû aux gênes parentaux, phénomène s’amplifiant jusqu’à un certain âge.

On devient beau aussi, mais c’est surtout la manière d’être qui rend beau, et le principal d’une vie humaine à s’inventer une beauté singulière, unique, un personnage hors du commun .

En entreprise, c’est prouvé, la beauté dérange… et socialement, c’est plus l’enfer qu’autre chose, dans un savant cafardage fieleux entre femmes, les hommes ne sont pas non plus tout à fait désintéressés ni en reste…avec leurs cœurs corrompus.

Les rapports deviennent vite déviés pour s’insinuer sur le terrain de la conquête, alors oui, l’on peut adopter une beauté froide, glaciale de préférence…pour qu’autrui vous fiche la paix, et c’est encore plus excitant…(pour la belle), car il est plus facile de ne pas tomber dans un rapport de séduction que dans une connexité de jalousie…

La beauté est tout ou rien, provoquant la haine pure comme l’amour irréfléchi…

Finalement, cette éternelle énigme n’est pas une histoire de physique, c’est la société et ses normes, obnubilée par des modèles, qui est pendable, en mettant au ban les mochards comme les beaux, à différents degrés.

« Ce n’est ni la norme, ni la balance, ni mon mari, ni mon ami(e), ni mon amant(e) qui savent si je suis belle (beau), mais moi et moi seul(e).  »

Là est la libération, dans un jeu de "cache-cache" à vivre au quotidien …


Bien à vous.
Jeff

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Jeff,

Je suis d'accord; cependant, je ne parlais pas seulement du problème de la beauté mais plus généralement du regard des autres, rarement bienveillant et souvent destructeur.

Bien à vous

Carmilla

KOGAN a dit…

Du regard des autres....


Il est bien des endroits où la pleine franchise
deviendrait ridicule et serait peu permise ;
et parfois, n'en déplaise à votre austère honneur,
Il est bon de cacher ce qu'on a dans le coeur.
serait-il à propos et de la bienséance
de dire à mille gens tout ce que d'eux on pense ?
et quand on a quelqu'un qu'on hait ou qui déplaît,
lui doit-on déclarer la chose comme elle est ?

Le "Misanthrope" MOLIERE


Bien à vous

Richard a dit…

Bonjour dame Carmilla.

Ceux qui ont besoin de vendre, de conquérir, de posséder, de manipuler, de séduire ont besoin des regardes d'autrui; pour les autres, ils peuvent s'enfoncer dans la toundra, entre les lacs et les muskegs.

S'affranchir est un exercice périlleux. Cela n'est pas donné à tout le monde.

Mais, lorsqu'on y arrive et surtout lorsqu'on s'y maintient : Quelle libération !

Cela ne signifie pas de refuser l'humanité, seulement de ne pas accepter de le porter sur son dos, de ne pas plier sous les regards d'airain, de ne pas se soumettre, de ne pas attendre la gratification de ce regard qui pèse. Effectivement, il y a une grande différence entre le regard du chasseur et celui du tueur. Le tueur ne ramasse pas son gibier, il le laisse pourrir.

Richard St-Laurent

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Richard,

Etre libéré du regard de l'autre, ça fait effectivement rêver. On peut croire qu'on arrive, ainsi, à conquérir une certaine liberté. Mais est-ce vraiment possible ? Et puis est-ce qu'on ne sombre pas dans la folie à force de solitude ? L'autre, ça vous emprisonne, vous normalise mais ça vous permet aussi de vous dépasser.

Bien à vous,

Carmilla