samedi 1 août 2020

Adorables Espions


On le sait, après les romans policiers, les récits d'espionnage sont en tête des palmarès des meilleures ventes.

Personnellement, je ne peux pas dire que j'apprécie le genre. C'est toujours noyé dans une sauce idéologico-politique que je trouve indigeste. Je n'aime pas ces affrontements binaires.


Mais ça m'interpelle. Qu'est-ce qui fait qu'on apprécie tant ce type de littérature ?

Je crois que l'explication est bien simple. De même que le polar permet de devenir "criminel par procuration", de donner cours, indirectement, à ses pulsions meurtrières, de même le récit d'espionnage permet d'endosser une personnalité aux multiples facettes.


Une personnalité qui, disons-le tout net, n'a absolument rien à voir avec le modèle "citoyen" prôné dans les sociétés démocratiques (celui d'un individu clair, transparent, bien identifiable, honnête, responsable). Ce modèle "clean" s'étend aux rapports amoureux parce qu'on rechercherait avant tout un partenaire fiable, sur le quel on peut compter. Pourtant ces gens normaux, "trop normaux", trop prévisibles, trop faciles à cerner, peuvent-ils vraiment susciter l'amour, sont-ils porteurs d'une once de séduction ? Sûrement pas ! Entre une crapule et un saint, notre cœur n'hésite pas un instant.


Notre goût pour les romans d'espionnage révèle, en fait, que ce moule trop formaté nous fait horreur. On n'a pas du tout envie d'être un grand gars ou une grande fille tout "simples", des benêts taillés d'un bloc. On rêve plutôt de duplicité, de dissimulation. On aspire à des personnalités multiples et changeantes, on aimerait parler parfaitement une foule de langues, on voudrait n'être lié par aucun engagement, n'avoir aucun scrupules, être dépourvu de convictions, n'avoir que des opinions politiques versatiles.



Les espions qui nous séduisent le plus en fait, ce sont ceux qui s'adonnent à cette activité moins par conviction politique que juste "pour le plaisir" : pour vivre plus intensément, par goût suicidaire du risque et du secret, par refus d'être définitivement assigné à une identité simple.


L'espion, c'est évidemment une figure majeure de la culture slave et spécialement russe. C'est peut-être d'abord lié à des caractéristiques psychologiques. Je trouve souvent que les Occidentaux sont d'une simplicité, d'un prosaïsme et d'une naïveté confondants. Chez les Slaves, ça m'apparaît beaucoup plus compliqué. La duplicité est presque de mise. Sous des abords avenants, voir aguicheurs, affleure souvent une complète dinguerie. Je me sens moi-même travaillée par ça. L'avantage, c'est que, là-bas, c'est parfaitement toléré et compris.


Mais ce n'est peut-être que de la psychologie de bistrot. Ce qui est moins contestable, c'est que l'émergence de l'espion est inséparable des régimes dictatoriaux de surveillance généralisée. Chacun apprend bien vite que pour survivre, il lui faudra sans cesse se contrôler, n'afficher jamais ses opinions et se méfier de tout le monde. La duplicité est apprise à l'école de la dictature. Ce comportement ne s'est malheureusement pas effacé d'un coup après la "chute du Mur".


Il faut bien dire aussi que toutes les personnes du Bloc Soviétique qui avaient des contacts avec l'étranger, étaient soumises à une "amicale" pression des services secrets (cf. affaire Julia Kristeva). Un échange "innocent" avait vite fait d'initier un engrenage dangereux.Le KGB aimait vraiment collecter une foule de "bêtises" mais il a fini par s'y noyer lui-même. A force de considérer que tout est important, plus rien ne devient important.



Pas étonnant que les grands espions aient surtout fleuri en Russie. Il est vrai qu'ils ont longtemps assuré la survie économique, politique, du régime. Le Britannique Kim Philby (grand intellectuel de Cambridge) et l'Allemand Richard Sorge (sous la couverture d'un journaliste nazi au Japon) ont ainsi accédé au Panthéon de l'espionnage mondial. Aujourd'hui, c'est l'affaire Skripal et la cyberguerre des hackers russes.


Mais il ne faut surtout pas oublier que Vladimir Poutine a été officier au sein du KGB et  a travaillé pour le contre-espionnage à Dresde, dans l'ancienne RDA. Il aurait, paraît-il, rêvé d'être un véritable espion, un espion de haut vol, vivant sans aucune couverture diplomatique à l'étranger, un agent actif infiltrant des réseaux et passant totalement inaperçu. Mais il n'y est pas parvenu et il n'a occupé qu'un rang modeste, son allemand, à l'accent russe tout de suite identifiable, laissant notamment à désirer. Pas assez "homme sans qualités", trop voyant, pour être un bon espion.


Il faut souligner que ce statut d'ancien officier du KGB joue beaucoup sur la séduction qu'exerce Poutine sur le peuple russe. Quant au personnage politique qu'il incarne, les choses sont claires : son cynisme absolu, sa froideur, sa rigidité,  sa conviction de l'instauration nécessaire d'un rapport de forces (inspirée par une lecture hâtive de Hobbes), son art de la dissimulation et du mensonge signent bien sûr son ascendance professionnelle.  Il n'est pas un homme politique comme les autres, c'est trop oublié à l'Ouest.


Ça explique que la politique des coups tordus, des coups fourrés, de la manipulation, de la corruption, demeure profondément ancrée en Russie. La population sait bien que le pouvoir ment mais ça semble dans l'ordre naturel des choses.  Ça rehausse presque son prestige. Les gens honnêtes ne sont pas très malins, pense-t-on souvent.


Un symbole ? L'incroyable prestige et popularité dont jouit en Russie une ancienne espionne, de petite envergure, Anna Chapman. Elle a été expulsée et échangée, après avoir été piégée aux Etats-Unis en 2010. Dotée d'une plastique de rêve, elle avait surtout approché quelques officiers et avocats internationaux américains. Elle continue aujourd'hui de jouer, de manière un peu vulgaire, les stars et les vamps en Russie mais ça lui réussit : elle demeure volontiers accueillie par Vladimir Poutine et a même été décorée.


Images de Maurits Cornelis ESCHER (1898-1972). Il est archi connu mais il illustre bien, me semble-t-il, les ambiguïtés, troubles et décentrements de l'espionnage.

Sur la littérature d'espionnage, je ne suis pas très forte, je l'ai dit. Tout le monde encense John Le Carré et Robert Littel (le père de Jonhatan) mais je dois avouer que je n'ai jamais vraiment accroché. Je n'y reconnais pas la Russie.

Plus modestement, voici donc ce que j'ai aimé :

- Ben MACINTYRE : "L'espion et le traître". Une formidable description du KGB et l'histoire véridique d'Oleg Gordievsky.

- Gilles MILTON : "Roulette russe". La guerre secrète des espions anglais contre le bolchevisme

Et enfin 2 Russes authentiques très populaires et que j'apprécie :

- Julian SEMENOV: "La taupe rouge". On commence à traduire en français cet écrivain remarquable, véritable alter ego de John Le Carré. Une personnalité fascinante, très connu en Russie.

- Boris Akounine : "La ville noire".  Très célèbre également. Des récits historiques très documentés ayant généralement pour cadre la Russie impériale. Seule difficulté peut-être: il est sans doute préférable de bien connaître l'histoire et la géographie russes.

Quant à Anna CHAPMAN (photo ci-dessus), vous trouverez sur Internet plein d'informations croustillantes la concernant (y compris un compte Instagram).

7 commentaires:

Richard a dit…

Bonjour Carmilla !

Il me semble que le domaine de la finance soit une bonne couverture pour une espionne ? Personne ne connaît votre véritable identité. Vous êtes Slave. Vous parlez plusieurs langues. Sous vos airs aguicheuses vous camouflez votre duplicité dans une dinguerie. Vous l'affirmez que vous êtes travaillée par cela. Mais vous ne perdez jamais votre froideur et votre rationalité. Vous savez garder le silence, surtout lorsque ça compte. Quoi de mieux que l'exagération pour une espionne de tracer à si gros traits au point que personne ne croit que c'est vraisemblable. Je suis sûr qu'avec toutes vos qualités, vous êtes capable de séduire Vladimir Poutine. Une espionne ne recule devant rien. Vous pourriez vous transformer en agent double. Le pouvoir politique d'une main, avec la maîtrise de la diplomatie , et l'argent dans l'autre main. Qui pourrait rêver d'un si puissant et si total pouvoir, le tout bien dissimulé dans un Paris mystérieux.

Les noms des grands agents qui réussissent leurs missions ne font jamais la une des journaux.

Je ne souviens pas d'avoir lu votre nom quelque part !

Bonne fin de journée Carmilla !

Richard St-Laurent

Richard a dit…

Trêve de plaisanteries, je viens de terminer la lecture de : La panthère des neiges, de Sylvain Tesson que je n'avais jamais lu. Je suis nul dans le domaine de l'espionnage, mais la traque, j'en connais un petit bout. C'est excitant d'observer des animaux qui ne se doutent pas qu'ils sont observés. Hier en sortant des hautes herbes, je me suis retrouvé face à mes petites bernaches. Je crois que nous avons été aussi surpris autant pour les bernaches que pour moi-même.

Voilà un moment agréable.

Richard St-Laurent

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Richard,

Être espionne ? Vraiment, je n'y ai jamais songé et ça ne m'a jamais tenté. D'abord, c'est vraiment très dangereux : on peut être froidement liquidé ou condamné à une très lourde peine. Surtout, j'aurais de réels scrupules moraux, on m'a tout de même enseigné l'honnêteté.

Et puis je n'ai vraiment pas les qualités nécessaires : pour être un bon espion, il faut surtout passer totalement inaperçu, être vraiment Monsieur ou Madame tout le monde, quelqu'un de "sans qualités" en fait, que rien ne distingue. Là, je crois que je ne passe vraiment pas. J'aime bien me singulariser, m'afficher différente. Je revendique le pouvoir de la séduction.

Quant à moi-même, bien sûr que je ne divulgue pas mon identité exacte, que je n'en fournis que des bribes. Mais cela peut se comprendre aisément: je travaille, j'exerce des responsabilités qui ne sont tout de même pas négligeables. Si je me dévoilais entièrement, je verrais certes le nombre de lecteurs de mon blog multiplié par 10 mais, au sein de ma boîte, je n'aurais rapidement pas d'autre solution que de présenter ma démission.

Quant à Sylvain Tesson, le bon alterne avec l'irritant. J'ai bien aimé certains de ses livres mais j'ai eu peur que "La panthère" n'appartienne à sa catégorie mystico-écolo.

Bien à vous,

Carmilla

Richard a dit…

Bonjour Carmilla !

N'eût été de l'invitation de Vincent Munier, Sylvain Tesson n'aurait jamais écrit : La panthère des neiges et il n'aurait pas gagné le Prix Renaudot.

Munier lui a dit :  « Il y a une bête au Tibet que je poursuis depuis six ans, dit Munier. Elle vit sur le plateaux. Il faut de longues approches pour l'apercevoir. J'y retourne cet hiver, viens avec moi. » Invitation qui ressemblait à un ordre. C'est ainsi que le baroudeur impatient, bardé de diplômes allait suivre le maître de l'affût qui n'avait pas son bac.

Munier, l'électron libre, l'autodidacte de terrain, grand dans tous les sens, reconnu comme photographe animalier a embarqué Tesson dans son aventure.

Là, nous ne sommes plus avec les écologistes de salon du samedi après-midi qui défilent dans les rues en criant des slogans, qui s'enroulent dans leurs lubies pour forger leurs idéologies.

Nous sommes avec des hommes de terrain, des vrais, il faut le faire, rester huit heures par moins 20 degrés derrières ses jumelles à observer des murailles de roc, ce n'est pas donné à n'importe qui. Là, dans le silence, tu as tout ton temps pour penser. Ce qui a inspiré Tesson :

« La majeure partie de la surface de la terre n'était pas ouverte à notre race. Faiblement adaptés, spécialisées en rien, nous avion notre cortex pour arme fatal. Elle nous autorisait tout. Nous pouvions faire plier le monde à notre intelligence et vivre dans le milieu naturel de notre choix. Notre raison palliait notre débilité. Notre malheur résidait dans la difficulté de choisir où de demeurer. »
Sylvain Tesson
La panthères des neiges
Page -102-et-103

Nous sommes loin des mystiques-écologiques... là où les propos de Tesson nous replacent dans une juste perspective de l'évolution. Nous sommes présentement entre le choix avec la possibilité de nous fourvoyer ; ou bien, de ne rien faire en asseyant de demeurer, tout en ignorant notre fin possible. La crise actuelle nous offre des possibilités que nous refusons de regarder.

Bonne fin de journée Carmilla

Richard St-Laurent

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Richard,

Je prends bonne note.

Je ne vais certes pas critiquer un livre que je n'ai pas lu mais j'ai du mal à en percevoir la signification et la finalité.

Un léopard des neiges, c'est tout de même un animal que j'ai peu de chances de jamais rencontrer. Pourquoi pas un ragondin ou une oie cendrée mais ce serait évidemment moins accrocheur. Qu'est-ce que ça peut m'apprendre ? J'ai donc le sentiment qu'on cherche surtout à m'épater. Mais c'est peut-être complétement injustifié. Je vais donc feuilleter le livre attentivement.

Bien à vous,

Carmilla

Richard a dit…

Bonjour Carmilla !

Ce n'est pas parce que vous n'avez aucune possibilité de rencontré quelqu'un, peu importe, un animal, ou bien, un humain, qu'il ne faut pas s'y intéresser.

À fréquenter la nature et les animaux vous allez vous retrouvez devant les hommes, puis finalement face à vous-mêmes, pour constater que sur cette planète, vous êtes aussi nu que le dernier lombric, face à votre destin.

Munier et Tesson en observant, la panthère des neiges, s'intéressent au milieu dans laquelle elle vit, aux autres animaux qui peuplent le Tibet, aux Chinois qui sont en train de coloniser ce vaste espace Comment transformer des êtres libres en des citadins asservis ? Comment les panthères des neiges résistent-elles à l'envahissement de leur territoire, tout comme les Mongols, qui étaient à la base essentiellement des nomades ?

Pourquoi, sommes-nous ainsi, dominés ou dominants ?

Pourquoi sommes-nous devenus d'excellents prédateurs ?

Pourquoi, sommes-nous devenus des meurtriers perfectionnés ?

Ce livre m'a rappelé beaucoup de souvenirs, en autre, ces soirées assis devant un feu de camp ou encore en pleine noirceur sous un ciel étoilé, avec, en face de moi, des gens ressemblant à Munier et Tesson : des biologistes, des géologues, des géographes, des arpenteurs, des ingénieurs, des voyageurs.

C'est un peu par accident que je suis arrivé à ce livre. Je ne connaissais pas Tesson encore moins Munier.

J'ai pensé que si Tesson avait passé six mois dans une cabane en Sibérie, il devait avoir quelque chose d'intéressant à dire.
Même chose pour Munier, si tu passes des milliers d'heures à l'affût, afin d'apercevoir furtivement, un oiseau ou un animal, je pense que ses propos ne seront pas futiles.

Bonne fin de journée Carmilla.

Richard St-Laurent

Carmilla Le Golem a dit…

Certes Richard,

Je crois que Sylvain Tesson a évolué dans ses points de vue et, je le répète, j'ai aimé certains de ses bouquins.

Il n'y en a qu'un que j'ai détesté mais qui a rencontré un grand succès en France : "Dans les forêts de Sibérie". Contrairement à son ambition, ce livre ne dit rien de la Russie et de la Sibérie. Ce n'est pas du tout ainsi que les Russes voient les choses. Ce livre n'est qu'une collection de fantasmes et de clichés occidentaux.

Bien à vous,

Carmilla