samedi 18 septembre 2021

Notre part de nuit

Adolescente, j'avais été très impressionnée par la lecture des "Hauts de Hurle-Vent" d'Emily Brontë. Ça m'avait littéralement remué les tripes, une véritable initiation aux vicissitudes du désir. Pourtant, j'étais quasiment "innocente" mais j'étais, en fait, un peu comme Emily Brontë, qui a passé sa courte vie quasi recluse, une "sauvageonne" repliée sur son cercle familial, son frère et ses sœurs, à qui on n'a jamais connu de relation amoureuse. 

C'est d'ailleurs l'un des aspects les plus stupéfiants de cette œuvre tellement singulière. On peut avoir une ignorance, pratique, concrète, des choses de la vie, et notamment celles de l'amour, et pourtant en avoir une appréhension fulgurante, savoir toucher à sa vérité même. Il ne suffit pas de multiplier les expériences et les amants, de devenir une spécialiste (ça aboutit peut-être même à un résultat exactement inverse), pour comprendre une passion, un sentiment. Il y a, en fait, chez certaines personnes, une extraordinaire puissance d'identification à l'autre qui leur permet d'appréhender tous les flux de la vie. C'est d'ailleurs pour ça qu'on aime généralement lire, des romans, des récits historiques, parce que ça nous permet de vivre de multiples identités : homme, femme, bandit, criminel, saint, martyr, aventurier. Lire, écrire, c'est échapper à sa condition limitée, c'est vivre à la puissance 10.

Le livre d'Emily Brontë m'a d'emblée fait percevoir l'essence sulfureuse de tout ce qui avait trait à la sexualité. On assimile celle-ci aujourd'hui au simple plaisir et à une harmonieuse satisfaction. Ça n'a jamais été ma vision. C'est plutôt l'amour et la haine. Qu'on haïsse en même temps, peut-être même avec plus de force, celui que l'on aime, ça s'est imposé à moi comme une évidence pourtant soigneusement dissimulée. On méprise les filles moches, on se moque d'elles, on les tourne en ridicule; quant aux filles belles, on les déteste carrément, on rêve de les humilier, on est prêts à les assassiner, on voudrait qu'elles se cassent la gueule ou soient condamnées à vivre misérablement. Et le regard des femmes sur les hommes n'est pas plus glorieux : l'obscène, la crasse, la vulgarité, l'inculture et, surtout, la violence. Souvent, les femmes rêvent d'un monde sans mecs.

Et pourtant, ce sont ces torrents de haine qui alimentent justement la passion amoureuse. C'est le personnage d'Heathcliff qui, dans les "Hauts de Hurle-Vent" incarne, avec délices, le rôle du bourreau, emporté par une inextinguible vengeance. Mais tout le monde, dans ce roman, même les plus altruistes en apparence, aime exercer des sévices, sur les animaux et sur les humains. Et le sadisme général s'accompagne d'un masochisme permanent, à tel point que la souffrance et la délectation vont sans cesse de pair. "Un plaisir et une douleur extrêmes", c'est ça qui définit la passion. Les vertiges de l'angoisse et du ravissement, de la détresse et de la volupté. Prendre son pied, c'est en même temps souffrir, c'est ce qui fait la passion.

La passion, on ne distingue pas bien ça de l'amour aujourd'hui mais disons que si ce dernier exprime l'aspect popote d'une relation, la passion en est l'aspect ravageur. Ce qui est fascinant de la passion, c'est qu'elle en vient à opérer une contraction énorme du réel en le concentrant sur un objet exclusif. Une passion est une obsession. Dès lors, plus rien n'a d'importance que son objet. De tout le reste, on effectue le grand vide. Tant pis les convenances, la bienséance. 

 J'ai, comme ça, été une ravagée-ravageuse. Les types sympas, gentils, ça ne m'a, à vrai dire, jamais intéressée. J'ai toujours préféré les situations compliquées, dangereuses, avec des rapports de pouvoir. Alors, dès que je me suis sentie un peu à l'aise avec mon apparence physique, je me suis rabattue sur des hommes mûrs, établis et mariés : des profs, des médecins, des types friqués, des amis de mon père. Ça faisait beaucoup d'interdits à surmonter et, évidemment, je fichais toujours une pagaille pas possible dans les belles harmonies familiales.

 On parle beaucoup, en ce moment, des jeunes filles séduites par de vieux pervers (Vanessa Springora/Gabriel Matzneff). On les présente comme des victimes, "sous emprise". Mais il est, aujourd'hui, interdit d'évoquer le plaisir qu'elles ont pu y prendre et l'élargissement intellectuel qu'elles ont pu en retirer. On dit que les filles qui aiment les vieux sont fragiles, manquent d'assurance, qu'elles cherchent un "père"de substitution. Je crois que c'est largement un cliché parce qu'on peut aussi rechercher, avec un vieux, la confrontation, voire le conflit, le rapport de force. C'est une forme de la dialectique du maître et de l'esclave : on aime, dans la passion amoureuse, initier et être initié (e). Il faut toujours avoir quelque chose à apprendre de quelqu'un. Si on devient d'accord sur tout, ça n'a plus aucun intérêt.


 Mes expériences passionnelles-amoureuses, ça a toujours été cuisant; pour moi, bien sûr, mais aussi pour mes partenaires. Ça fait vaciller dans vos certitudes, dans votre vision du monde.  Chacun en sort meurtri parce qu'il se rend compte qu'il n'est jamais complétement à la hauteur. Moi, parce qu'avec mes idées romantico-anarchistes, je me faisais vite contrer sur le plan intellectuel; mon partenaire parce qu'il était débordé par mon exubérance, ma cruauté juvénile et mes looks gothiques de dingo. Et puis, il faut évoquer ces sentiments troubles, ambigus, que je portais à son épouse et  ses gosses : à la fois détestés et enviés. Et que dire après des copains des copines, puis de leurs maris,  dragués effrontément pour le simple plaisir de semer le chaos, la zizanie ?

La fascination et le plaisir du Mal, c'est souvent ça qui nous anime. C'est ce que j'ai retenu d'Emily Brontë. C'est bien sûr dirigé contre les autres, contre la société, mais aussi, plus profondément peut-être, contre nous-même. 


 Images des sœurs Brontë  et de leur environnement, autour du presbytère de Haworth (West Yorkshire).

"Wuthering Heights" est sûrement l'un des plus grands romans de la littérature mondiale. Je l'ai relu cet été et il m'a peut-être encore plus impressionnée qu'à l'adolescence. Je vous conseille vraiment de faire comme moi. 

Sur Emily Brontë, on peut lire un texte éclairant de Georges Bataille dans "La Littérature et le Mal".

Il faut voir également le très beau film (1979) d'André Téchiné : "Les sœurs Brontë". Curieusement, le film évoque largement le "frère", Branwell, peintre-écrivain dépressif, dont l'image a été, de manière étrange et très visible, été effacée du tableau (1ère image) représentant la fratrie.

Autres prolongements cinématographiques avec deux films récents :

- "Passion simple" "Les amours d'Anaïs" de Danielle Arbid. Très bien, un film "brûlant" qui montre bien comment une passion fait le vide autour d'elle. Plus rien d'autre ne compte. Le film est, à mon avis, très supérieur au livre d'Annie Ernaux dont il est une adaptation; mais il est vrai que je n'apprécie guère les romans d'Annie Ernaux.

- "Les amours d'Anaïs" de Charline Bourgeois-Tacquet. Délicieux, des dialogues ciselés. Et puis un féminisme allègre, intelligent.


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