La semaine dernière, j'étais en déplacement dans les Alpes.
Et notamment à Grenoble, une ville que je connais bien puisque j'y ai vécu et travaillé pendant 3 ans.
Comme à chaque fois que je reviens sur des lieux de mon passé, j'y ai éprouvé un sentiment de vertige.
Le même vertige que celui que je peux éprouver quand je retrouve Lviv ou Téhéran.
C'est presque ce sentiment d'inquiétante étrangeté qu'a si bien décrit Sigmund Freud.
Les choses sont à la fois familières, immédiatement identifiables, et, en même temps, différentes, presque bizarres, voire angoissantes. Je retrouve les mêmes lieux, les mêmes monuments, mais je ne reconnais plus personne. Les commerçants, les passants, la foule, ne sont plus les mêmes. Presque comme si on avait remplacé toute la population et que j'arrivais en pays étranger. Même mes anciens amis ont presque tous disparu. Et quant à l'Hôpital Universitaire où j'avais exercé, sans doute plus personne ne se souvient de moi.
C'est comme si une cloche, "une cloche de détresse" (selon la belle expression de Sylvia Plath), se mettait à sonner le glas.
Et cette cloche me signifie: cette ancienne partie de ton existence est finie, révolue. C'est terminé..., plus jamais tu ne la revivras. C'est le corbeau "Nevermore" du magnifique poème d'Edgard Poe. C'est l'irréversible et la nostalgie.
Et puis, c'est vrai que moi-même, lorsque j'étais Grenobloise, j'étais bien différente de la Parisienne absolue que je suis devenue.
Je m'étais étrangement vite adaptée à cette vie proche de la Nature. Avec le sport pour préoccupation première: les randonnées du week-end dans la montagne, le patin à glace, le ski. Et puis la splendeur des paysages, la végétation, les animaux.
Il est vraiment curieux de penser qu'on ne trouve belles les montagnes que depuis peu de temps. Jusqu'à la fin du 18ème siècle, il y a donc seulement un peu plus de deux siècles, on les trouvait angoissantes, oppressantes, hostiles à l'homme. Jean-Jacques Rousseau a été l'un des premiers à s'émerveiller du merveilleux spectacle des montagnes. Et ensuite, les écrivains romantiques n'ont cessé de célébrer leur magnificence, l'exaltation sentimentale qu'elles procuraient.
Les lacs (Le Léman, Annecy, Le Bourget), c'est à peu près pareil. On ne les trouve beaux et enchanteurs que depuis peu de temps. Avant, on avait une peur instinctive de l'eau et des tempêtes qui pouvaient se déchaîner. Il est vrai que presque personne ne savait nager.
La montagne, j'ai donc toujours adoré. Autant la mer m'ennuie (ce paysage d'une monotonie lancinante, partout réduit à une simple ligne d'horizon), autant la montagne m'inspire.
Et puis à Grenoble, j'avais un peu l'impression de retrouver Téhéran, une grande ville dominée par de hautes montagnes. De même, cette année, en me rendant à Erevan (Arménie), j'ai eu le même sentiment de retrouver, en quelque sorte, mes sources, tout ce qui me fait vraiment vibrer.
A Grenoble, j'avais mes petites habitudes. D'abord culinaires: le gratin dauphinois, le poulet aux écrevisses, l'Omble chevalier, les ravioles de Roman, les mursons de La Mure, le chocolat Bonnat, le gâteau Zugmeyer et, bien sûr, la Chartreuse verte. Aujourd'hui, il n'y a plus que de l'Omble chevalier que j'achète régulièrement.
Et puis des lieux pour moi mythiques, liés à mon histoire personnelle: au Nord, le fort Saint-Eynard, le monastère de la Grande-Chartreuse, le Charman Som, la maison des Charmettes; et puis, au Sud, le Mont Aiguille et la ville de Die. Et enfin, quand j'avais vraiment besoin de ville, je me rendais à Genève.
Tout cela est fini, révolu. Mais je ne suis pas non plus nostalgique parce que je sais bien que si d'aventure, je revenais à Grenoble, je ne vivrais sans doute pas la même expérience. Et cette dernière serait sans doute déceptive. "On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve", disait si bien Héraclite.
L'irréversible, le "Nevermore", c'est ce qu'on doit apprendre à affronter. C'est la grande leçon de la vie.
Mes petites photos, prises un peu à la volée, de mon bref séjour alpin. A Grenoble, Chambéry (la maison des Charmettes de JJ Rousseau), Lausanne, Yvoire, Evian et même à la fin, même si c'est sans grand rapport, Besançon (ville de Charles Fourier, Proudhon et Victor Hugo).
Les Alpes, c'est une région éminemment littéraire. C'est d'abord Stendhal à Grenoble, puis Lamartine (je n'ai survolé que son "Voyage en Orient") à Aix-les-Bains, le Bourget, et Jean-Jacques Rousseau à Genève et Chambéry. J'ai parcouru, à cette occasion, ses "Confessions". C'est vraiment très étonnant: le premier exemple d'une autobiographie aussi sincère que narcissique et justificatrice. Irritant et fascinant.
Hasard personnel, une de ces coïncidences étranges de la vie : j'étais à Grenoble la semaine dernière. Et il y a 3 semaines, j'étais à Stendal, ville allemande de Saxe-Anhalt. L'écrivain Henri Beyle, futur Stendhal, y a séjourné à l'occasion des campagnes napoléoniennes. Il a alors pris pour nom de plume cette ville de la ligue hanséatique.
Il ne faut pas oublier, non plus, que c'est à Genève, au cours de "l'année sans été" (1816, à la suite de l'éruption du volcan indonésien Tambora), qu'ont été esquissés, dans la fameuse villa Diodati, le fascinant roman "Frankenstein" de Mary Shelley et "Le vampire" de Polidori. Mary Shelley était "en fuite", accompagnée de son époux, le poète Percy Shelley (qui périra, plus tard, dans un naufrage) et de Lord Byron.
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