samedi 4 octobre 2025

Le nouveau monde amoureux

 

Il y a deux semaines, après avoir quitté Lausanne, j'ai fait une petite halte à Besançon.

Rien à voir avec les Alpes, bien sûr, mais la ville, dominée par la citadelle de Vauban, est impressionnante.

Surtout, Besançon a vu, au 19ème siècle, la naissance d'enfants très célèbres: Victor Hugo, Charles Nodier, les frères Lumière.  Mais je me bornerai à la philosophie politique avec Pierre-Joseph Proudhon et Charles Fourier.

P.-J. Proudhon (1809-1865), on a oublié qu'avant Marx, il a été très célèbre et considéré comme le père de l'anarchie avec sa proclamation lapidaire "La propriété, c'est le vol". 

Mais c'est plus compliqué que ça parce que Proudhon (qui détestait Marx et que Marx détestait) distingue la propriété capitaliste (qu'il juge illégitime parce qu'elle permet de s'enrichir sans rien faire en s'appropriant le travail d'autrui) de la propriété personnelle (une maison, des champs, un atelier, un petit commerce parce que, là, c'est l'agriculteur qui trime ou l'artisan qui bosse pour survivre).

Et si on réfléchit bien, les retraités des sociétés actuelles ne vivent-ils pas au détriment des travailleurs, n'exploitent-ils pas sans rien faire, comme des capitalistes, la force de travail de la société active ? Une idée à soumettre aujourd'hui aux syndicalistes français. 

Mais il faut bien dire que plus personne ne lit P.-J. Proudhon. C'est d'ailleurs mon cas. Mais j'ai retenu qu'il avait eu une grande influence sur le mouvement révolutionnaire russe. D'abord parce qu'il fut un ami intime de l'anarchiste Bakounine. Ensuite, parce que le fameux "Guerre et Paix" de Tolstoï reprend simplement, en hommage, le titre d'un bouquin de Proudhon (paru en 1861). Et qu'enfin le grand Dostoïevsky, lui-même, l'évoque dans "les frères Karamazov". Proudhon n'est quand même pas le père de la Révolution bolchevique mais il a du moins influencé les nihilistes.

Beaucoup plus qu'à Proudhon, je me suis en fait intéressée à Charles Fourier (1772-1837). Un étrange vieux garçon dont la vie de comptable dans une maison de commerce a été parfaitement banale.

Totalement paradoxal pour quelqu'un qui a échafaudé une théorie de la Révolution non pas à partir d'un bouleversement économique mais en assurant la promotion de la multiplicité des petits plaisirs et passions.

C'est l'objet de son extraordinaire "Nouveau monde amoureux", un texte joyeusement délirant, surréaliste avant la lettre.

La grande erreur contemporaine, selon Fourier, ce qui nous rend malheureux et névrosés, c'est de nous concentrer exclusivement sur les Grands Désirs et la Grande Passion amoureuse et de négliger toutes les petites satisfactions de la vie, tout ce qui fait la grande polymorphie de nos petits désirs.

Et Fourier ajoute "qu'il n'est aucune passion inutile ou mauvaise". Même les manies les plus bizarres et les plus étranges (celles des fétichistes, des gourmands, des exhibitionnistes etc...) doivent pouvoir trouver expression. 

Ce que Fourier a, en réalité, en abomination, c'est la société patriarcale fondée sur l'assujettissement des femmes. Comme le dit Marx lui-même, nous baignons, avec le mariage bourgeois, dans une prostitution universelle non dite, celle de rapports vénaux et insincères entre les sexes.

Fourier est, en fait, le premier grand féministe. A la dictature de la sexualité génitale et reproductive, à l'exigence absolue de l'orgasme, Fourier entend substituer tous les petits plaisirs et passions inavoués. Faire l'amour, ça n'est qu'un aspect de la vie sexuelle: les caresses, la sensualité et la gentillesse, c'est tout aussi important. 

Et Fourier va jusqu'à penser que tous ces petits plaisirs, que l'on peut souvent qualifier de pervers, ils peuvent se rencontrer et se fondre dans une grande Harmonie Universelle.C'est une vision joyeusement dingo, une union sentimentale heureuse de la carpe et du lapin.


C'est aussi une manière de répondre à Hobbes et à sa noire vision de l'homme loup pour l'homme. Pour Fourier, il est possible de canaliser cette violence primitive en lui offrant d'autres voies que les rapports de force et de domination. Il faut ouvrir, à cette fin, la voie à toutes les petites joies et satisfactions même honteuses et cachées.

Ce serait pour le plus grand bien de l'humanité parce que ça jetterait les bases d'une société de bienveillance généralisée dans laquelle chacun se mettrait à l'écoute de l'autre et essaierait même, plutôt que de le réprimer, de répondre à ses attentes. 


Les Passions singulières deviennent des Passions collectives. La vie individuelle ne se différencie plus de la vie sociale et la Grande Politique devient une politique du plaisir dans la quelle les passions sont la structure de l'harmonie sociale. 

C'est le polymorphisme harmonieux et généralisé du Désir, du Woodstock puissance 10. C'est aussi l'alternat amoureux et la fin de la lutte des classes.



C'est une approche qui me convient assez. Peut-être parce que j'en ai de plus en plus marre qu'on me considère comme forcément malheureuse et inaccomplie. On n'arrive pas à penser que la famille, la vie bourgeoise, ça n'est pas pour moi.

Mais je m'en fiche parce que des joies, petites et grandes, j'en ai plein. De ce point de vue, j'adhère à la vison de la vie de Charles Fourier.

J'ai n'ai, en fait, qu'une interrogation à son propos: peut-on vraiment donner libre expression à toutes les passions inavouées et les harmoniser ? Freud et la psychanalyse répondent qu'il n'y a pas de Désir sans interdit. Que l'un structure l'autre dans une étrange imbrication. Et au final, un monde sans interdit, ça se révèle un monde sans désir, c'est-à-dire d'une effroyable platitude, sans émotion, sans rêve et sans Art.


Images, principalement, du peintre suédois Alexander Klingspor (né en 1977 et célèbre en son pays). 
2 photos également du monument parisien érigé en 2011 à la mémoire de Charles Fourier. Il est à l'angle Nord-Est de la Place Clichy (au début du Boulevard). Et puis une photo de sa maison natale à Besançon.

Je recommande :

Il est étrangement difficile de trouver aujourd'hui les bouquins de Charles Fourier et notamment son admirable "Nouveau monde amoureux".  Le seul petit bouquin facilement disponible, réédité l'an dernier, c'est "Les harmonies polygames en amour".

En effectuant des recherches, on peut toutefois espérer trouver les études essentielles de Simone Debout ("L'Utopie de Charles Fourier") et de Pascal Bruckner ("Fourier").

Et enfin, mon évocation de Besançon peut vous inciter à lire Charles Nodier et notamment "La fée aux miettes".


2 commentaires:

Julie a dit…

Bonjour Carmilla,
Intéressantes réflexions sur nos désirs cachés. En théorie je m'en fiche, tant que l'autre puisse donner son consentement. Pédophilie et inceste me répugnent absolument. Sinon, nous serons à jamais des animaux.
Belle escapade inspirante, merci !
Bien à vous, Julie

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Julie,

Sans aller jusqu'à la pédophilie et l'inceste, évidemment répréhensibles, il me semble, tout de même, qu'on a tous de petites manies, de petites passions, généralement inoffensives mais que l'on ose rarement évoquer. Ca peut-être des goûts culinaires ou vestimentaires, des activités récréatives, des façons de vivre, des passions diverses (art, nature, animaux) etc...

On a tous de petites fantaisies qui nous réconfortent et que l'on aurait grand tort de vouloir réprimer. Il faut au contraire les cultiver parce qu'une vie entièrement façonnée par le conformisme social, c'est sinistre. Au total, il faut savoir être un peu dingo.

Bien à vous,

Carmilla