samedi 18 octobre 2025

De la Répétition

On a tendance à croire qu'on vit simplement dans l'instant présent. C'est du moins l'idée commune: on serait portés, ballotés, par le fleuve du temps, sans cesse mouvant et changeant.

On adhère en fait, aujourd'hui, à une vision pour les nuls d'Héraclite: on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve. Et on en tire une "philosophie" à deux balles de l'existence: vivre, ça consisterait à goûter l'instant, à en jouir, en profiter (selon l'expression maintenant consacrée). C'est devenu la recette du bonheur contemporain (un bon restaurant, un joli paysage, un repos bien mérité sur une plage). C'est le triomphe de l'immédiateté : tant pis pour les aléas de la vie, il faut surtout ne pas se prendre la tête et se laisser porter simplement par le devenir, le flux de l'existence.

Mais on se rend compte aussi que cette vision simple de l'existence, elle marche peut-être tant qu'on est enfant, adolescent. Mais dès qu'on devient adulte, notre présent, il est sans cesse percuté par notre passé. Presque continuellement, celui-ci vient toquer à la porte, cherche à s'inviter à notre table. Et à ce sujet, Proust a écrit les plus belles pages: il n'y a pas de présent à l'état pur, celui-ci n'est que le point de jonction des deux pieds d'un arc-en-ciel, entre l'autrefois et l'aujourd'hui.

On vit dans une superposition, un entrecroisement, continuels de notre présent et de notre passé. Sans cesse des souvenirs, des impressions, affleurent à notre conscience. Et on se met alors à comparer l'émotion éprouvée autrefois à celle d'aujourd'hui.

Et puis si la variété est un plaisir, on est aussi pétris d'habitudes. On prend même plaisir à la Répétition. On aime revenir sur les lieux que l'on a aimés. Et nos amis, nos amours, ils ont de nombreux points communs, physiques et intellectuels.

C'est au point qu'on devient rapidement routinier, pleins d'habitudes et de manies.

La vie humaine, elle est largement faite de répétition. Et peut-être même qu'on ne fait que ça: dans ses amours, dans ses détestations, dans ses choix de vie (profession, apparence vestimentaire). C'est notre prison intime dont on a le plus grand mal à s'extraire.

La répétition, elle est même, selon la psychanalyse, un signe, un symptôme, de notre mal-être, de ce qui dysfonctionne en nous. On est empêtrés dans nos conflits intérieurs et on n'arrive pas se sortir d'une situation donnée. C'est pour ça qu'on ne cesse de tourner en rond, qu'on est tous plus ou moins obsessionnels ou qu'on s'adonne à des addictions diverses. Notre vie, c'est un vieux disque rayé mais on n'arrive à retrouver un bon sillon.

La répétition, elle nous enchaîne, nous asservit. Elle fait de nous des gens absolument sinistres, bourrés de manies, insupportables pour leur entourage.

Mais la Répétition, elle peut aussi être une forme de Liberté. On peut s'y adonner pour retrouver la saveur de l'existence. C'est ce qu'a proclamé le philosophe danois Soren Kierkegaard. Il avait un côté dandy, séducteur, mais aussi un comportement en apparence aberrant avec les femmes. Celle dont il était le plus épris (Régine Olsen), avec la quelle il partageait un amour réciproque, il s'est évertué, presque cyniquement, à rompre avec elle contre toute raison, contre toute logique. Simplement pour exprimer un acte de Liberté, se soustraire à la sinistre Répétition du mariage bourgeois.

Mais il n'a cessé, ensuite, d'aimer Régine Olsen. Simplement, il ne voulait pas la voir, chaque jour, pétrifiée, identique à elle-même, figée dans l'institution du mariage. Et il prendra ensuite plaisir à arpenter sans cesse les lieux de leur amour, à les revisiter, chaque fois les mêmes et chaque fois différents, mais toujours chargés de l'intensité émotionnelle dont ils étaient porteurs. Se souvenir, répéter, c'est alors choisir l'amour, le désir, contre l'ennui et l'institution.

Je suis moi-même une séductrice et je comprends ça. Je déçois forcément beaucoup de gens, j'apparais, sans doute, finalement très indifférente. Ca me ronge quelquefois et je culpabilise même. Mais je préfère garder les bons souvenirs plutôt que m'adonner à la pitié, la bonté, et y perdre ma liberté.

Et enfin, je suis très sensible à ces phénomènes qui relèvent de ce que Freud appelle "L'inquiétante étrangeté" (Das Unheimliche). Ca recouvre toutes ces choses, ces situations, ces événements, depuis longtemps familiers, qui deviennent, tout à coup oppressants et angoissants. Et on a alors l'impression de quelque chose d'étrange et qui se répète. Le familier devient brusquement hostile et c'est un basculement terrifiant.


Et on se met alors à penser que le monde est peuplé d'esprits et de fantômes, voire de cadavres qui ressortent du placard. Ca devient même cette idée qu'il y a une fatalité inéluctable dans notre vie. On devient à nouveau obsessionnels, on se met à croire à la toute-puissance de la pensée au détriment de la réalité matérielle.

Ca va jusqu'à gouverner notre rapport à la mort. On se met à scruter les coïncidences dans nos vies (de dates, d'événements, de personnes rencontrées). C'est de cela dont je veux le plus possible me dépêtrer. Je veux atteindre la sérénité suffisante pour me libérer de la répétition à d'identique, pour croire au seul hasard.

Images de Frantisek Kupka, Michel Perrier, Giorgio de Chirico, Ludger Gerdes, Maurice Mélat, René Magritte, Leon Spilliaert, Marie Laurencin.

Je recommande : 

Il y a évidemment Kierkegaard et Gilles Deleuze ("Différence et Répétition").  Mais il faut vraiment être professionnel ou s'accrocher. 

Le livre de Soren Kiekegaard: "La Répétition", souvent retraduit aujourd'hui "La Reprise", est quand même tout à fait lisible et étonnant.

Et pour disposer des éléments biographiques nécessaires, je rappelle le très beau bouquin de Claude Pujade-Renaud: "Tout dort paisiblement, sauf l'amour.

Je précise, enfin, que je suis en ce moment en déplacement à l'étranger. Je ne pense donc pas avoir la disponibilité d'esprit pour rédiger un post. Mon retour, il est donc dans 15 jours.



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